Vacarme 30 / Cahier

Point d’écoute / 1

Une traque, à suivre

par

Quelle oreille l’auditeur peut-il prêter au musicien de jazz et à ce que pourchasse l’improvisation ? Depuis les portes entrebâillées d’une écoute clandestine, il recherche, en alerte, à la manière d’un espion. S’ouvrent des possibilités de rencontre furtive, la découverte d’un point instable par lequel la musique se donne à entendre. C’est, dans ce premier volet d’une chronique musicale, ce que poursuit Peter Szendy.

Je réécoutais Thelonious Monk, ces jours-ci. Non pas Monk tout seul, celui des merveilleux albums en solo, celui dont les mains, à des années-lumières l’une de l’autre, m’ont tant fasciné [1]. Mais plutôt celui des trios ou autres ensembles, celui des courses-poursuites, des chasses à l’homme que deviennent ses improvisations, ou celles qu’il accompagne.

« Quand [...] on a Monk derrière soi », écrit Laurent de Wilde dans son bel essai au ton de polar [2], « c’est comme si on avait le diable en personne qui vous piquait le cul avec sa fourche. » Et c’est pourquoi, semble-t-il, seuls quelques-uns parmi les plus grands se sont aventurés à s’exposer à Monk, délibérément. Tel Sonny Rollins : « Là où tout le monde redoute l’intervention intempestive de Monk [...], lui s’offre le luxe suprême d’anticiper sur les ponctuations de Thelonious, de se glisser entre elles comme entre des récifs... »

Straight, no chaser, c’est le titre d’un de ses thèmes, un blues dans le style bop, dont la mélodie court comme un trait capricieux qui fuit vers l’horizon. Il pourrait, à ce titre, accompagner les images d’une longue et haletante traque dans les rues d’une métropole.

Je crois certes comprendre que ce titre renvoie au lexique des alcools (Straight, no chaser, ce serait à peu près : sec, non allongé). Mais le mot chaser résonne immanquablement avec le verbe dont il provient, to chase : poursuivre, chasser.
Dans son surgissement inouï, inédit, dans les lignes qu’elle trace telles des pistes ou des sentes, l’improvisation — sur laquelle Monk aura peut-être veillé plus que tout autre, dans son entêtement de chaque instant à tout risquer jusqu’à la pointe extrême du style — ressemble en effet à une chasse, et l’improvisateur à un chasseur. Comme l’écrit si bien Julio Cortázar dans une nouvelle inspirée par Charlie Parker [3], le soliste « poursuit » en improvisant « ce qui le fuit à mesure qu’il le traque ». Et dès lors, pour cet auditeur que je suis, pour moi qui suis et poursuis le poursuivant traquant sa proie musicale fugitive, l’écoute du jazz ne ressemble-t-elle pas à des oreilles dressées, sur le qui-vive, guettant à l’affût les indices et les traces qui surgissent au cours de la chasse ? Ne suis-je pas moi aussi, moi qui la suis, entraîné dans la traque musicale qui se joue à l’improviste ?

Il est tentant d’imaginer que je serais une sorte d’espion ou de voyeur embusqué. Que je capterais les interjections ou les appels lancés de part et d’autre, pour en jouir dans un mélange de crainte et d’impunité.

Cette jouissance à la dérobée me renvoie d’ailleurs à un jeu d’enfant où se répète chaque fois quelque chose de la scène primitive du fantasme d’écoute, tel que l’évoque Freud [4] : je me souviens notamment du plaisir que je prenais à surprendre, avec un petit magnétophone, les conversations et disputes de famille à Budapest, et de mes éclats de rire lorsque je repassais ensuite la bande, insatiablement.

Jouissance cachottière que celle-ci, dont certains musiciens ont pu faire l’objet principal de leur art. Comme Robin Rimbaud, un DJ de Londres qui, en utilisant un récepteur radio longue portée appelé scanner, détourne, mixe et remixe les conversations qu’il attrape ainsi au vol sur des téléphones mobiles. Cet artiste, qui s’est choisi comme pseudonyme le nom de son appareil d’espion aux écoutes (sur ses disques, il signe Scanner), qualifie lui-même sa musique de « voyeuriste » et la décrit volontiers en usant d’une analogie filmique [5] ; ainsi déclare-t-il :

Selon moi, scanner des sons est comparable à cartographier une ville. La séquence d’ouverture de Short Cuts, film de Robert Altman, donne une représentation assez juste de mon travail : la caméra survole la ville et, à mesure qu’elle parcourt l’espace, on entend les conversations des habitants...

C’est une séduisante image que celle de ce point mobile depuis lequel se déploie la carte sonore de ce qu’il y a à entendre. Et elle semble se prêter tout particulièrement à rendre compte de l’oreille attentive au jaillissement d’une improvisation qui se compose et se recompose sans cesse, comme un paysage qui se déploie pour une vue à vol d’oiseau ou comme un territoire qui se découvre à mesure qu’on l’explore.
Mais se fier à cette image, ce serait risquer d’abuser de l’analogie cinématographique. Car rien ne dit que l’écoute se trame ainsi, selon un point de vue — même mobile, même en mouvement ou en vol.

Il faut en effet se demander s’il y a, s’il peut y avoir, analogue à ce point de vue, quelque chose comme un point d’écoute. Telle est la question que pose Michel Chion, en s’interrogeant sur la représentation de l’audition au cinéma [6]. Et il démontre qu’il n’y a pas, pour l’écoute portée à l’écran, ce qu’il est convenu d’appeler une « identification primaire » ; c’est-à-dire que, si l’œil du spectateur adopte toujours le point de vue de la caméra, tel n’est pas le cas pour l’oreille de l’auditeur :

«  Du regard de la caméra, localisé directionnellement [...], nous pouvons dire que c’est [...] tantôt le regard d’un personnage qui lui est prêté par un raccord de montage, ou par un parti-pris de caméra subjective, ou bien que ce n’est que notre regard délégué que nous prêtons. Mais à la question “qui entend”, on ne peut pas dire en revanche : “c’est le micro”. Même lorsqu’on montre le micro dans le champ [...], ce qu’on entend [...] ne semble pas provenir de cette source punctiforme. C’est encore plus net sur les plateaux de télévision où [...] il est impossible de se représenter qu’on entend “à travers” ce petit cylindre épinglé sur les revers ou les pulls des personnages. » (p. 262)

Toutefois, il ne s’ensuit pas, de l’analyse de Michel Chion, qu’il n’y a point de point d’écoute, au cinéma ou ailleurs. C’est plutôt que, contrairement au point de vue, ledit point d’écoute n’est pas structurellement et stablement inscrit dans, ou donné par, le dispositif même de la représentation.

Les implications de cette différence, Francis Coppola les a magistralement mises en scène dans son film de 1974, Conversation secrete (The Conversation, un grand classique de la surveillance au cinéma). Le protagoniste en est Harry Caul (Gene Hackman), sorte de détective privé spécialisé dans la surveillance auditive, dans les écoutes. Dans l’épilogue du film, Harry, rentré chez lui, joue du saxophone ténor. Il improvise sur un disque de jazz qui tourne sur son phonographe, il vient ainsi ajouter sa partie à celle du saxophone soliste qui figure déjà sur l’enregistrement. Soudain, tandis qu’il est absorbé dans ce polylogue distrait avec des musiciens fantômes, il reçoit un appel téléphonique. Il baisse le son du disque, il se lève, décroche : « Allô », répète-t-il deux fois, lentement, avec méfiance, mais rien ni personne ne lui répond, on n’entend que le vague bruit de fond de la ligne. Harry, troublé, se rassied et se remet à jouer avec le disque qui tourne toujours, tandis que la caméra s’attarde un peu sur le téléphone. Mais, après quelques instants, Harry reçoit un second appel. Cette fois, il laisse sonner un peu plus longtemps (le disque, entre-temps, s’arrête) avant de décrocher. « Allô », dit-il, tout en entendant la stridulation d’une bande magnétique que l’on repasse à l’envers, « Allô » ? Et voilà qu’une voix d’homme lui répond, d’un ton menaçant :

«  Nous savons que vous savez, M. Caul. Dans votre intérêt, n’allez pas plus loin. Nous vous écouterons (We’ll be listening to you). »

Et, comme si la menace avait un effet performatif immédiat, Harry réentend aussitôt l’enregistrement de son improvisation accompagnée par le disque.
Harry sait donc qu’il est désormais lui-même — lui qui passe sa vie à surveiller les autres — placé sur écoute. On le voit alors déconstruire son intérieur pièce par pièce, méthodiquement et professionnellement quoiqu’avec une sorte de désespoir contenu : tout y est passé au peigne fin, du papier peint au plancher, latte par latte... Mais rien n’y fait : épuisé, n’ayant pas trouvé le micro dont il soupçonnait la présence, Harry s’asseoit parmi les décombres de son chez-soi en ruines.

Notes

[1Je leur ai consacré un chapitre de Membres fantômes. Des corps musiciens, Minuit, 2002.

[2Monk, Gallimard, 1996, p. 140-141.

[3« L’homme à l’affût », dans Les armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1963, p. 280.

[4Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 215-216. Il faudra revenir sur la scène que Freud décrit ici.

[5« Scanner : cartographier les villes », dans Sonic Process. Une nouvelle géographie des sons, Centre Pompidou, 2002, p. 240-245.

[6« Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique », Cahiers du cinéma, 2003, p. 260 sq.