Vacarme 27 / Cahier

politique et sensation / 1

solidarité

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Ce texte inaugure une série, dont l’enjeu est double : peut-on concevoir une esthétique politique au sens strict, c’est-à-dire une théorie de la sensibilité politique ? et si oui, comment alors envisager une politique des sensations ? Car si nous revendiquons les mêmes mots, personne n’y ressent les mêmes choses. par exemple, et pour commencer, qu’est-ce donc que se sentir « solidaire » ?

Jamais peut-être la notion de solidarité n’a été aussi galvaudée qu’aujourd’hui. Pourtant, il existe des sensations politiques, c’est-à-dire des sensations publiques et partagées, qui parfois semblent persister sous l’extension généralisée de leur nom, rendant seulement celui-ci inaudible, insupportable, vide. Qu’en est-il de la solidarité aujourd’hui ?

Quoi de plus simple et de plus apparemment spontané qu’un élan sensible de solidarité : la solidarité, c’est ce lien affectif, à la fois multiforme et toujours semblable, qui nous relie sans cesse aux autres. Quoi de plus confus à rebours que l’idée de solidarité, mi-charité désintéressée mi-intérêt bien compris, mi-corporatisme mi-humanisme universel, mi-amour du différent mi-amour du semblable, mi-devoir de la morale mi-compassion du cœur qui ne saurait se commander. Ce sont ces contradictions sensibles qu’il faut d’abord interroger.

D’un côté, la prolifération actuelle de l’exigence de solidarité (économie solidaire, solidarité entre les classes sociales, entre les générations, etc.) semble si inversement proportionnelle à la vitalité des structures traditionnelles de solidarité (syndicats, familles, églises) qu’il semble bien difficile de croire en une quelconque genèse de « nouvelles solidarités » effectivement senties. Comme si, dans un monde capitaliste de plus en plus (ou à nouveau) atomisé, on ne pouvait exalter la solidarité que d’en haut, c’est-à-dire qu’aussi loin qu’on ne la ressentait plus concrètement, dans sa chair et son amour vivants. De surcroît, dans une société divisée en classes, en nations ou en communautés, la solidarité ne saurait jamais s’éprouver ni comme une valeur ni comme un horizon politiques. Une valeur a besoin de se dire et de s’éprouver univoquement, ne fut-ce, en fait, que par quelques-uns, alors que l’exigence de solidarité ne peut toujours se dire que de manière équivoque, fut-ce par tous. Et un horizon politique est nécessairement intégrateur et inclusif des différentes composantes du réel, alors que les solidarités des sociétés divisées sont nécessairement exclusives les unes des autres (comment identifier comme une même sensation solidarité ouvrière et solidarité patronale, solidarité communautaire — mécanique, dirait Durkheim — et solidarité professionnelle — organique —, etc. ?)

Mais, d’un autre côté, cette atomisation des sociétés modernes n’est-elle pas aussi bien la condition même de toute sensation consciente de solidarité ? Se sentir subitement ou profondément solidaire (d’une corporation, d’un peuple, d’une classe) n’est-ce pas sentir un lien ou un pont dressé par-dessus l’absence de tout lien et en raison même d’une séparation première ? Ce n’est peut-être pas pour rien que l’on éprouve souvent la plus grande solidarité pour les êtres ou les peuples les plus démunis, les plus esseulés, et parfois les plus lointains. Jusque dans les formes de solidarité les plus corporatistes (les plus liées à son intérêt catégoriel, voire personnel), on retrouve toujours ce phénomène : un étagement par degrés, non de la revendication, mais de la sensation, atteignant toujours sa plus haute intensité vis-à-vis des individus les plus touchés de sa corporation (les plus jeunes, les plus vieux, les plus précaires, etc.). Autrement dit, la sensation de solidarité serait en fait un mixte impur, contradictoire et inanalysable de générosité chrétienne et d’égoïsme plus proprement mercantiliste que capitaliste (puisque sans rapport avec la division du travail). Autrement dit encore, christianisme primitif et prise de risque commercial exprimeraient bien moins deux rapports antagonistes à la solidarité que les deux couches de sa sensation feuilletée : se sentir solidaire ce serait chercher à garantir son intérêt propre dans le geste même où l’on s’ouvre affectivement vers autrui.

L’histoire offre en tout cas une ferme assise à cet inattendu « feuilletage » de la sensation solidaire entendue cette fois, non comme sensation fausse, qui dissimulerait soit un égoïsme très terre à terre sous une passion censément désintéressée ; ni davantage comme dissolution compatissante de l’ego dans la communauté des pauvres de bien ou d’esprit ; mais comme sensation aussi vraie dans son immédiateté affective qu’effectivement issue d’une improbable synthèse entre les deux sensibilités officiellement « ennemies » de la gauche moderne - la chrétienne et la commerçante.
Premièrement, en effet, il semble bien que, au moins en France et au XIXème siècle, la notion de solidarité ouvrière naît sur le sol même de l’archaïque sensation de charité chrétienne, c’est-à-dire de l’amour du prochain, compris à la fois comme amour du plus proche (frère ou sœur, issus d’un même père) et comme amour du plus lointain (n’importe qui, le premier venu) : des institutions de prévoyance sociale aux sociétés de secours mutuel, l’Église tente bien de rechristianiser la classe ouvrière en investissant ces nouveaux organes de la solidarité, conçue comme machine de guerre contre la pernicieuse notion de « lutte de classes ». D’où la porosité évidente entre catholicisme social et socialisme bourgeois (y compris le solidarisme de Léon Bourgeois). Pierre Leroux le reconnaissait implicitement en voulant « remplacer la charité chrétienne par la solidarité humaine ». Car là où une idée ne peut en « remplacer » une autre qu’en la niant, il est à parier qu’une sensation ne peut en « remplacer » une autre qu’en s’y substituant, sans quoi il n’y aurait pas remplacement mais simple déplacement - un siècle de psychanalyse, arc-bouté sur l’évidence qu’un affect ne saurait en chasser un autre sans reste, nous l’a au moins appris.

Plus précisément, on pourrait dire alors qu’une telle sensation de solidarité reprend à la charité chrétienne ses deux dimensions purement sensibles (anti-grecques) : d’une part sa jouissance fusionnellement communautaire (la jouissance solidaire comme jouissance eucharistique), d’autre part sa promesse de salut (on est solidaire au moins autant pour « sauver son âme » que pour sauver sa peau). Un « monde solidaire » serait ainsi la communauté purement sensible rêvée par les premiers chrétiens et réalisée par les socialistes. Nietzsche ne s’y est pas trompé, voyant les premiers socialistes censément déchristianisés baigner dans la plus profonde sensation de religiosité, c’est-à-dire sensation d’amour par ignorance aussi bien de soi-même que de l’autre. Se sentir solidaire ce serait ainsi se sentir appartenir à une communauté purement affective, unie sous le même commandement d’amour de l’autre et de déprise de soi.
Toutefois, et secondement, si l’on remonte un peu avant, au XVIIIème siècle, à l’étymologie même du terme de solidarité, L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert nous apprend que c’est alors un terme uniquement lié au droit du commerce, et désignant la « qualité d’une obligation où plusieurs débiteurs s’engagent à payer une somme qu’ils empruntent ou qu’ils doivent ; en sorte que la dette totale soit exigible contre chacun d’eux, sans que celui au profit duquel l’obligation est faite, soit obligé de discuter les autres, et l’un plutôt que l’autre ». Originellement, être solidaire ne serait donc rien d’autre que s’attacher à autrui par dette et pour garantir cette dette. Nul affect alors sinon celui de la contrainte commune actuelle au nom de l’espérance d’un gain en propre. En ce sens, par exemple, la pratique commune des « caisses de solidarité » serait bien moins l’expression d’une sensation antérieure que sa cause : on ne se sent solidaire qu’envers ceux avec lesquels on a risqué initialement quelque chose.

De ce point de vue, quand Nietzsche prétend transfigurer la solidarité compatissante de son siècle en « solidarité dans la joie », il ne ferait en vérité que bien nommer ce qu’est, en sa vérité de synthèse, c’est-à-dire en son origine disparate, la sensation moderne de solidarité.

Écoutons ses lignes magnifiques (Gai savoir, § 338) : « Toi aussi tu voudras secourir ! mais ne secourir que ceux-là dont tu comprends entièrement la détresse, parce qu’avec toi ils ont une souffrance et une espérance, — tes amis : et ne les secourir qu’à la manière dont tu te secours toi-même : — je les rendrai plus courageux, plus endurants, plus simples, plus joyeux ! Je leur enseignerai ce que maintenant si peu de gens comprennent, ce que ces prédicateurs de la solidarité compatissante comprennent le moins : — la solidarité dans la joie. »
Mais ne nous y trompons pas. Malgré qu’il en ait, Nietzsche n’invente pas là un nouvel affect aristocratique transfigurant enfin l’irréductiblement chrétienne solidarité socialiste, il ne fait que décrire cette dernière en lui rendant sans le savoir son assise mercantiliste (la compréhension, la contrainte d’airain et l’espérance sans salut dans un autre monde). Car que sont en fin de compte ces apôtres modernes non de la charité compatissante, non de l’ « intérêt objectif » de la classe ouvrière, mais d’une solidarité vivante et sentie ? Sans doute rien de plus que les enfants de petits commerçants bigarrés récemment reconvertis au christianisme. Ce qui ne veut pas dire des capitalistes compatissants, sinon à oublier ce que veut dire politiquement et affectivement synthèse, à savoir affirmation authentique de son impureté, de sa modernité, et parfois mieux encore : invention d’une sensation aristocratique pour tous (puisque détachant ses éléments premiers de leur origine respective). Bref, le problème consiste peut-être moins aujourd’hui à en appeler à de « nouvelles solidarités » qu’à savoir encore se sentir solidaire, au sens impropre, impur et beau qu’il a depuis deux siècles.