Vacarme 28 / Cahier

puissance politique et sensation / 2

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Se sentir puissant : cela dégoûte un peu, mais c’est aussi la vie même, au moins la vie politique. La sensibilité de gauche, en tout cas, ne s’en est pas seulement arrangée : elle s’y est constituée. Logiquement et historiquement. Pour le meilleur et pour le pire.

La gauche sans promesse de puissance nouvelle, c’est le christianisme ou l’anarchisme, mais ce n’est pas « la gauche ». En son essence, la gauche n’est même rien d’autre qu’une telle promesse : celle d’une puissance sans antécédent, radicalement non circonscrite (par un but, une mesure, des moyens, des limites quelconques), radicalement distincte de toute force incarnée et de tout pouvoir institué, et pourtant capable de les renverser tous, tantôt un à un, tantôt même tous ensemble. Pour distinguer force ou pouvoir et puissance, Canetti fait une distinction simple mais éclairante : le chat qui attrape la souris dans sa gueule montre sa force ou son pouvoir ; quand, au contraire, il joue avec elle, lui laisse un périmètre apparent de liberté entre ses pattes, il jouit de sa puissance. Autrement dit, la force n’est rien en dehors de sa pression mesurable et constante, tout comme le pouvoir n’est rien en-dehors de son exercice ; au contraire, la puissance se dissout dans son emploi ou son décompte. Révoltes, révolutions, grèves, manifestations ne tiennent ainsi qu’à cette sensation non de force mais de puissance en voie de constitution, qui saura enfin renverser le sens de la peur et de la domination. En ce sens, se définir comme de gauche, c’est peut-être se référer à certains principes, à un certain idéal d’égalité ou d’émancipation, voire à une simple perception de l’intolérable ou de l’abject, mais se sentir de gauche, c’est d’abord, d’une manière ou d’une autre, se sentir participer d’une telle puissance et s’émouvoir de ses manifestations.

Désindexée de toute autorité établie, une telle sensation est par contrecoup désindexée de toute moralité, est d’emblée par-delà Bien et Mal, pour le meilleur et pour le pire, à l’origine des plus grandes conquêtes sociales, de la totalité des mouvements de libération nationale, et aussi bien de tous les bonapartismes, de tous les fascismes, de tous les totalitarismes comme du plus brutal libéralisme. Pas de Napoléon sans Valmy et la gloire des armées de Sambre et Meuse, pas de Mussolini ou de Hitler sans un siècle de lutte des classes énervée, pas de révolution thatchérienne sans la sensation de renverser enfin les vieilles aristocraties laissées intactes par le Labour. La plus authentique sensibilité de gauche, et non simplement son dévoiement, a enfanté tant de nouvelles droites, peut-être même toutes les droites d’aujourd’hui, au moins dans leur double dimension populiste et idéaliste. Car il s’agit là d’une puissance pour libérer mais aussi bien d’une puissance pour commander aux anciens commandeurs et pour « exproprier les expropriateurs » ; d’une puissance pour sécuriser mais aussi bien d’une puissance pour terroriser et faire jouir de cette nouvelle peur des autrefois sans peur ; d’une puissance anonyme et sans chef mais aussi bien d’une puissance incarnée et radicalement distincte de la communauté. Parions même qu’aujourd’hui la gauche de gouvernement a tant de mal à exister un peu partout en Occident parce qu’elle ne parvient plus à promettre le retour d’une telle sensation ; et qu’à rebours l’extrême gauche parvient à survivre, voire à renaître, sans se réformer, malgré un siècle de dérives meurtrières et d’échecs retentissants, parce qu’elle seule parvient encore, si ce n’est à l’incarner, du moins à en préserver la promesse, l’esquisse ténue d’une promesse de puissance.

Cette incroyable nouveauté d’une sensation de puissance constitutive de la gauche moderne, on doit bien la saisir historiquement. L’Antiquité et les villes franches du Moyen-Âge ne connaissent rien d’une telle sensation. Soucieuse de liberté, de justice, voire de bonheur, toute leur pensée politique est étrangère à la jouissance d’une telle puissance sans fondement et sans horizon ; elles n’y auraient vu qu’odieuse démagogie, ubris, folie monarchiste ou impériale. La République ancienne, pétrie d’aristocratisme, n’est tout de même pas la libre expression d’un peuple sans nom et sans origine. La Renaissance l’ignore tout autant. Même chez Machiavel, il s’agit encore d’un art du pouvoir et de la force mais non de la puissance, donc d’un art de l’institution et de la guerre, circonscrit par un contexte national précis (la rivalité entre nouveaux États-nations qui ravagent l’Italie), un but précis (« libérer l’Italie des barbares », constituer l’État italien), et des moyens précis (un Chef rusé se dotant d’autant de « forces propres » - un peuple viril et en armes - que possible). Jamais Machiavel n’aurait pu concevoir que « les petits » (le peuple) puissent vouloir et ressentir autre chose que la sécurité, c’est-à-dire la protection contre les « grands » (les patriciens et les riches), à l’aune de laquelle il réduisait la totalité de leur sensation de liberté.

À l’âge classique, peut-être que les choses commencent un peu à changer, notamment avec Spinoza. Celui-ci voit bien dans la recherche de puissance propre au corps politique comme au corps individuel la vraie et la seule aune à laquelle mesurer leur désir de liberté, de savoir, de bonheur, le fondement de tout État constitué, la clef même de toutes ses transformations possibles. Avec Spinoza, la puissance d’un individu comme d’un peuple ne réside plus dans sa force reconnue socialement mais dans l’actualisation de sa puissance grosse de promesses nouvelles. Mais le sage hollandais recule encore devant une telle sensation expérimentée pour elle-même. Quasi-témoin du lynchage des frères de Witte, il continue à ressentir classiquement que « la foule est terrible quand elle est sans crainte » et qu’on ne saurait donc jamais souhaiter la révolution (toujours pire que ce qu’elle prétend renverser), et qu’on ne saurait même jamais gouverner un peuple sans religion, c’est-à-dire sans substituer pour lui à cette sensation de puissance l’espérance d’un salut. Spinoza réserve une telle sensation au seul sage, seul capable d’identifier sans illusion la puissance et l’acte. On pourrait penser qu’il a eu peur de ce qu’il commençait à pressentir. Ce serait en tout cas compréhensible.

C’est donc seulement avec la « grande peur » de la Révolution française, celle-là même qui invente la notion de gauche, que prend consistance pour de bon ce qui aurait dû être appelé « la grande sensation de puissance », si on nous avait appris à lire l’histoire depuis les anonymes qui l’ont faite et non depuis les « grands » qui l’ont subie ou ont tenté de la récupérer. Après cela, il n’est plus possible de nier son fait : la première sensation du premier « peuple de gauche » n’est pas la justice ou la liberté ou l’égalité ou le bonheur (notions abstraites et extrinsèques à l’expérience qu’elles prétendent restituer), mais la puissance. Une telle sensation va toutefois se développer ultérieurement (et tenter d’être expliquée) suivant trois modalités congruentes mais différentes.

Premièrement, cette sensation de puissance, c’est effectivement celle du people rassemblé dans un même refus, suivant une pensée sans doute à jamais nostalgique de cette Révolution passée. On dira Saint-Just, Michelet, et globalement la mythologie de la IIIème République. Sa figure d’incarnation, c’est la manifestation (et sous forme plus bourgeoise : le banquet, la fête). Son but, c’est elle-même, c’est la démonstration (au sens premier de « monstration », sans dimension analytique ou mathématique, ou au sens anglais de manifestation) de sa puissance sans nom. En ce sens, nous connaissons bien davantage aujourd’hui des cortèges, avec groupes, drapeaux et slogans séparés, que des démonstrations de puissance. Son terme, c’est inévitablement l’impuissance à se répéter. Aucune sensation de puissance ne peut tenir sans se développer en extériorité, dans autre chose qu’elle-même. Les Républicains diront l’Assemblée. Mais dans une nation trop peuplée pour rêver de démocratie directe, ce n’est déjà plus une répétition de la puissance, c’est immédiatement une confiscation. Ce n’est donc pas par trahison, mais par une mécanique irrésistible, que les manifestations de gauche tendent à produire, au moins en France, des représentants de droite. En Angleterre, on sait davantage qu’une démocratie parlementaire est un enfant de notables qui ne sera jamais sensible au cœur d’un « peuple de gauche ».

Secondement, cette sensation de puissance, c’est autant celle des travailleurs-producteurs, suivant une pensée très juste sensuellement, peut-être un peu circonscrite historiquement (au XIXème siècle). Le plus grand génie de Marx, c’est d’avoir senti la montée de cette sensation de puissance au sein de la classe des plus qualifiés des producteurs. L’ancien artisan se sentait libre ou moralement « droit » ; le nouveau prolétaire qualifié, maître de son savoir-faire mais non de son outil de production, se sent puissant. Voilà ce que voit Marx : l’union des plus faibles fait peut-être la force politique (et c’est une très vieille idée, on la trouve déjà chez Platon), mais c’est l’union des seuls êtres capables de produire qui fait la puissance capable non simplement de prendre le pouvoir mais de transformer le monde. Sa figure d’incarnation, c’est alors la grève, c’est-à-dire, non le pouvoir de produire, non la violence du sabotage, mais la puissance de ne plus produire, l’exhibition que de soi seul tout dépend : puissance, et non pas pouvoir, fierté de pouvoir faire et non pas fierté d’avoir fait. Son but, c’est l’acquisition : nouveaux droits, nouveaux « acquis » — c’est la croissance vers le haut de la qualité des producteurs et non de la production. Son terme ne provient donc pas des contradictions (socialistes, écologiques, humaines) du productivisme. Le communisme marxien n’est pas intrinsèquement productiviste : son horizon est celui d’un producteur entièrement libéré de la production et du produit. Son terme, c’est plutôt son impuissance à se transmettre vers le haut, à contrecarrer le mouvement naturel de déqualification des travailleurs propre au capitalisme, au moins le capitalisme industriel du XIXème siècle. Quand l’essentiel du terreau communiste, dès la fin du siècle, passe des OQ aux OS, tout semble déjà fini. On ne pourra plus ressentir en vérité la puissance au sein d’une classe productrice devenue substituable à merci.

Troisièmement enfin, cette sensation de puissance, c’est celle de la Masse, suivant une intuition de Canetti aussi méthodologiquement arbitraire qu’empiriquement fondée. Pour lui, la masse, c’est tantôt la puissance de la démultiplication à l’infini (« masse ouverte ») tantôt la puissance de son indécomposable densité (« masse fermée »). La masse pallie la peur du contact, et la puissance exprime la jouissance de cette masse renversant le sens de la peur. Sa figure d’incarnation, c’est la grande révolte destructrice. Son but, c’est la mort de l’autre (Canetti dit justement que la seule véritable puissance c’est la puissance de tuer). Et son terme, c’est d’autres masses qui la limitent puis l’inhibent : nationalismes rivaux, rapports Nord-Sud, « masses de droite » (qui existent du départ : chouans, vendéens, espagnols) contre « masses de gauche ». La masse se répète donc sans cesse et assoit à chaque fois un peu plus sa puissance, mais elle ne se répète que dans la nouvelle masse qui lui succède en la niant, et elle ne lui transmet sa puissance qu’au prix d’un reniement de la singularité sensible qui la constituait précédemment. Ainsi, la Masse ne perd jamais sa sensation première de puissance, mais elle s’en dégoûte plutôt, au moins auprès de tous ceux qui en constituaient jusque-là la meilleure part. Canetti comprend ce dégoût sous la forme de la paranoïa généralisée et sous la figure du Président Schreber : l’amour de la masse engendre la haine des masses. C’est là son terme qui n’en pas vraiment un et qui fait assez peur.

La seule question qui se pose alors est celle de savoir jusqu’où une telle sensation peut demeurer une sensation de gauche, c’est-à-dire une promesse de renversement et non de restauration. Dans les années 1960-1970, des gauches alternatives ont essayé de la souder à d’autres sensations pour la sauver : celles de l’humanisme ou du vitalisme (une puissance de la sacralité de l’humain ou de la vie qui saurait ne jamais déchoir en pouvoir : gauche morale ou gauche éthique), ou, sous influence américaine, celles du minoritarisme (front des minorités ou des communautés, si uni qu’il ne pourrait plus vouloir le pouvoir brutal d’une seule minorité), ou celles encore de l’empowerment (« accès à la puissance » des individus — noirs, malades, gays, ... — par le groupe et face aux pouvoirs institués — blancs, médecins, hétérosexuels, ...). Le problème de tous ces mouvements, leur impuissance à se répandre au-delà de zones d’influence très circonscrites et très fragiles (urbaines, relativement intellectuelles, propres aux seules fractions dominées des classes dominantes), vient peut-être de deux faits. D’une part, ils ont connu à leur tour, mais bien plus immédiatement encore, la double pince classique de cette sensation de puissance : laisser le peuple indéterminé jusqu’à en faire une fable ou l’incarner mais seulement en quelques-uns, unir les prolétaires de tous pays dans l’utopie ou « se renforcer en s’épurant », se démultiplier ou se densifier. Car comment peut se survivre à elle-même une minorité qui se sent devenir majoritaire ? une communauté qui s’ouvre à l’universel ? D’autre part, ils tendaient sans doute à produire une synthèse impossible entre l’individualité et la masse ou le groupe. La masse veut la destruction des individus, dit Canetti, elle peut le vouloir plus ou moins violemment, mais elle le veut toujours. Jouir d’incarner en soi-même la puissance de tout le groupe est ainsi une expérience vivace, mais jamais durable, jamais extensible. Parce qu’une telle jouissance est déjà un étiolement, une consommation : en se démultipliant, en se comptant dans chaque individu, le sentiment collectif de puissance ne peut que se dissoudre — « quoi, nous sommes donc si peu ? ». La démultiplication de la puissance ne peut pas être ressentie très longtemps à être numérique et discrète, à se mesurer à l’aune même des individus : aucune masse, aucun groupe ne peut le vouloir, sauf à s’y défaire. On aurait tort toutefois de ne voir dans ces mouvements qu’un nouvel échec. Ou alors il faudrait dire que l’échec faisait du départ partie du plan. Car, encore une fois, la sensation de puissance à gauche ne tend pas à s’accomplir en force ou en pouvoir, mais cherche plutôt à se dissoudre toujours en autre chose : une paix, un bonheur, une solitude qui ne regardent plus que les individus. Voir parfois s’éteindre sa puissance ne peut donc jamais être qu’une déception. C’est aussi un but.