Vacarme 32 / cahier

insurrection destituante entretien avec le collectif Situaciones

Les 19 et 20 décembre 2001, à Buenos Aires, des travailleurs et des chômeurs, mais aussi des étudiants, des retraités et une bonne partie de la classe moyenne, descendent dans les rues au son des casseroles pour protester contre la dégradation de leurs conditions de vie. L’état de siège est déclaré. Des assemblées de quartier se forment. Dans cet entretien réalisé en juillet 2004, le collectif Situaciones revient sur le processus de destitution des institutions politiques engagé depuis ces journées de mobilisation.

Depuis 1999, je vais chaque année à Buenos Aires. J’ai connu la ville au crépuscule du ménémisme, je suis revenu à l’automne 2002 avec encore dans les yeux les images de la révolte de décembre. C’est alors que j’ai rencontré les camarades du Colectivo Situaciones  : ils ont été mes guides dans le labyrinthe du mouvement argentin, ils m’ont fait connaître les assemblées de barrio et les usines « récupérées » ; avec eux je suis allé dans la banlieue de Buenos Aires, où est née une des expériences les plus radicales et les plus intéressantes du mouvement piquetero, le MTD (Mouvement des travailleurs au chômage) de Solano. Nous nous sommes revus en juillet 2004, et il nous a semblé opportun d’essayer de faire le point sur la situation argentine aujourd’hui, si différente, sous beaucoup d’aspects, du contexte de nos premières rencontres.

Autour de la table, Veronica Gago, Mario Santucho, Sebastián Scolnik et Diego Sztulwark. Nous buvons l’incontournable mate et nous parlons : lentement émergent un récit et une analyse collective, dans laquelle il ne semble pas nécessaire de distinguer les différentes voix.

Sandro Mezzadra

Le collectif Situaciones a interprété la grande révolte des 19 et 20 décembre 2001 comme une véritable insurrection, mais d’un type nouveau, que vous avez appelée destituante.

À partir des expériences les plus innovantes menées à l’intérieur des mouvements, nous en étions arrivés à la conclusion que, pour le dire vite, la politique ne passait plus par la politique. Et pour la première fois dans l’histoire argentine, au soir du 19 décembre, face à la proclamation de l’état de siège par De La Rua, des foules énormes envahissent les rues, surgissant quasiment de nulle part, sans direction et sans que se soient non plus activés de canaux de communication informelle. L’unique mot d’ordre est « qu’ils s’en aillent tous et qu’il n’en reste aucun » (que se vayan todos, y que no quede ni uno solo) : précisément une destitution radicale de toute forme institutionnalisée, un décentrement absolu des institutions, qui ouvre un espace sans que soit du tout abordée la question de ce qui devrait le remplir.

Les 19 et 20 décembre ont été l’expérience insurrectionnelle de notre génération. Les mobilisations de masse que nous avions connues, comme la « Semaine Sainte » de 1997 [1], s’inséraient assez clairement dans un jeu de forces politiques organisées. Le 19 décembre 2001, quand commence le tintamarre des casseroles, aucun de nous ne comprend ce que cela signifie. Du reste, parler d’insurrection pour définir ce qui s’est passé ensuite n’a de sens que si l’on entend ce terme dans un sens descriptif, minimal, sans aucune référence à l’acception marxiste-léniniste de ce concept, pour désigner l’étrange mélange d’insubordination généralisée et de fête populaire de ces journées : malgré les dizaines de morts, nous avions la sensation de vivre un gigantesque carnaval.

En même temps cela a été une révolte spontanée, au sens où elle était anonyme, ce qui n’exclut pas qu’on puisse en retrouver la généalogie dans les formes de lutte et d’organisation qui s’étaient développées dans tout le pays pendant la décennie ménémiste, à commencer par les piqueteros.

Parler d’insurrection, et non, par exemple, d’une simple émeute urbaine, me semble avoir encore une autre signification : indépendamment de l’acception « minimaliste » du terme que vous proposez, cela signifie mettre l’accent sur le caractère de rupture politique de ces journées.

Les 19 et 20 décembre sont un seuil décisif dans l’Histoire récente de l’Argentine, au-delà duquel rien n’est plus comme avant. Quiconque ne tente pas d’en comprendre et d’en élaborer la signification est condamné à l’anachronisme.

C’est aussi un seuil dans la définition du politique, à partir du véritable effondrement de toute distinction entre le plan politique et le plan social. Lors de l’insurrection, il n’aurait pas été difficile de prendre le « palais », la Casa Rosada : cela ne vient à l’esprit de personne. Quand De La Rua abandonne la résidence présidentielle en hélicoptère, les gens cessent de s’intéresser à ce qui se passe là-bas, on ne se pose pas la question de la succession ; on se tourne plutôt vers les quartiers, et la naissance de centaines d’assemblées dans toute la ville (et dans une bonne partie du pays) est quelque chose de surprenant, une dynamique complètement spontanée.

Mais la sensation générale, bien résumée dans le mot d’ordre « que se vayan todos », est celle d’un vide politique, comme si les gens, dans une sorte de gigantesque interrogation collective, se demandaient où est le pouvoir. Il n’est pas à la Casa Rosada, il n’est pas non plus ailleurs ; tous, militants et organisations, s’attendaient — et beaucoup ont continué — à la plus classique, selon les « traditions » du pays, des réponses : un coup d’État militaire. Qu’il n’y en ait pas eu face à une mobilisation populaire sans précédent est encore une preuve que les 19 et 20 décembre un seuil a été franchi : c’est la nature même du pouvoir qui a changé. Et le rapport des gens au pouvoir et à l’État a changé encore plus profondément : on a vis-à-vis de lui des attentes nettement réduites, et la conscience, à un niveau de masse, du décentrement de l’État et des institutions produit par l’insurrection de décembre. En disant, au moment de prendre la présidence, « nous sommes des gens ordinaires avec de grandes responsabilités », Kirchner fait d’une certaine manière écho à cette conscience, et fait preuve d’une vraie compréhension de la rupture qui s’est produite.

Comme si s’était affirmée l’idée qu’une extrême instabilité, ainsi que la contingence la plus absolue, étaient à la base de toute forme d’action politique ; et ce pendant que, tout aussi profondément, l’onde de choc de l’insurrection destituante continue de peser comme une hypothèque sur le développement politique argentin : une sorte de « non actif » qui pose des limites précises à ce que le gouvernement peut faire.

Que se passe-t-il après les 19 et 20 décembre ? Comment évoluent les différents acteurs dans le vide politique produit par l’insurrection ?

Le 21 décembre, tout le pays est en quelque sorte réuni en assemblée : d’un côté l’assemblée législative, convoquée pour élire un nouveau président et retransmise en direct à la télévision ; de l’autre les centaines d’assemblées de barrio. Puis deux présidents en une semaine, Rodriguez Saá et Duhalde. Avec ce dernier arrive au pouvoir une fraction du péronisme critique vis-à-vis du néolibéralisme ménémiste qui, dans un premier temps, évite toute forme de répression ouverte face aux mouvements — même si elle n’hésite pas à recourir à l’appareil péroniste en province pour les contenir, y compris de façon violente, dans les actions de rue. Duhalde se fixe quelques objectifs minimum : la stabilisation des prix et de la monnaie, une trêve pour les épargnants victimes de l’effondrement des mois précédents, un premier plan d’urgence distribuant des allocations aux chômeurs (le « Plan Jefas y Jefes de Hogar »).

Avec un néolibéralisme manifestement en difficulté et un duhaldisme qui dessine clairement une hypothèse de gestion post-ménémiste, les mouvements continuent à se développer avec une créativité et une force incroyables. C’est au cours de ces mois que des centaines d’usines sont « récupérées » par des travailleurs, que se constituent les processus d’échange entre ces usines et les assemblées de barrio, qu’émerge une véritable économie alternative autour des réseaux du barratto et des « acquis communautaires ». Le débat politique à l’intérieur des mouvements se polarise schématiquement autour de deux positions : d’une part la gauche traditionnelle (communiste et trotskyste) parle d’une « situation pré-révolutionnaire » et lance le mot d’ordre d’« assemblée constituante » ; de l’autre, de manière très diffuse, à un niveau de masse, d’un ensemble de situations émerge une hypothèse que l’on pourrait qualifier de contre-pouvoir, en insistant sur l’autonomie des mouvements, sur leur capacité à produire de véritables formes de vie, formes d’institutions sociales sans la moindre vocation à remplacer les institutions.

Cette situation se prolonge, me semble-t-il, jusqu’au 26 juin 2002. Ce jour-là, Duhalde enfreint la règle de ne pas réprimer les manifestations populaires. Au pont Pueyerredon, qui relie la capitale à Avellaneda et à l’agglomération sud, la police charge sauvagement un blocage de rue piquetero. Deux militants du mouvement, Darío Santillán et Maximiliano Kosteki, sont poursuivis à l’intérieur de la gare d’Avellaneda et assassinés de sang froid. Le 26 juin, on passe un autre « seuil » ?

C’est un seuil tout à fait particulier, qui montre à quel point ce que nous avions appelé le « non actif » continue à agir. Face aux protestations, Duhalde comprend immédiatement que ses jours à la présidence sont comptés et est contraint de convoquer des élections anticipées.

Le processus électoral qui s’ouvre est lui aussi bien singulier. La candidature de Kirchner [2], son accession à la présidence, ont été déterminées par une série de circonstances où le hasard a joué un rôle décisif. Avec un mouvement radical anéanti après le gouvernement De La Rua et un mouvement péroniste profondément divisé, Duhalde pense un moment imposer, face à la candidature de Menem, celle de Reuteman.

Une fois élu président (avec environ 11% des voix réelles), Kirchner se retrouve avec un pouvoir énorme du fait de ce processus de destitution profonde de l’institution que les 19 et 20 décembre avaient engagé.

À ce moment-là, il arrive encore quelque chose d’inattendu. Par-delà l’appui que lui avait procuré Lula, vu d’Europe Kirchner semblait un énième péroniste, de surcroît totalement prisonnier de l’appareil de pouvoir duhaldiste, construit dans la province de Buenos Aires sur des pratiques clientélistes et maffieuses. Pourtant Kirchner, au moment où il endosse le pouvoir, produit un discours de rupture rhétoriquement puissant.

Oui, son discours d’investiture est vraiment impressionnant. Kirchner déclare ouvertement la fin du néo-libéralisme, mais aussi de l’impunité pour les militaires génocidaires, vingt ans après la fin de la dictature ; il proclame la fin du clientélisme, et fait explicitement référence aux 19 et 20 décembre comme le début d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’Argentine. Tout le contexte de la cérémonie est incroyable, avec l’accueil chaleureux fait à Lula et à Chavez ; une nouvelle ère dans l’histoire de l’Argentine, et en même temps dans l’histoire latino-américaine.

Il ne s’est pas contenté de discours : sur la question de l’impunité, il a tout de suite démontré qu’il voulait réellement agir, en attaquant simultanément tous les centres du pouvoir ménémiste dans l’armée, dans la police, et à la Cour suprême. Le discours du président à l’ONU, « nous sommes tous les enfants des mères de la Place de Mai », a été un tournant d’une valeur symbolique et politique énorme. Dans le gouvernement formé par Kirchner, la génération du péronisme de gauche, celle de l’expérience montonera [3] des années 70, tient un rang notable. C’est elle qui, pendant ces 12 mois, a axé la politique sur les rapports avec les mouvements sociaux.

Il me semble que c’est là un point essentiel. Comment évaluez-vous l’attitude de Kirchner vis-à-vis des mouvements ? En schématisant beaucoup, on peut dire qu’il a géré le rapport aux mouvements d’une façon double : en tentant de redéfinir certaines fonctions fondamentales en matière de politique sociale de l’État, et en même temps en tentant de construire une base autonome de médiation sociale qui lui permette de s’émanciper de l’appartenance au pouvoir duhaldiste.

La situation est beaucoup plus ambiguë. Kirchner, de manière assez compréhensible, s’est concentré sur quelques ruptures symboliques très importantes. Un exemple : le 24 mars, 28 ans après le coup d’État de 1976, Kirchner fait enlever le portrait de Videla des murs de l’ESMA, le camp d’internement de la marine militaire. C’est à la fois fondamental et relativement « facile », et on peut le lire sur plusieurs plans. D’une part son discours sur la dictature est quasiment celui que tiennent les mouvements depuis 20 ans, qu’il reprend et amplifie ; mais en même temps il interprète décembre 2001 dans une périodicité longue, dans une continuité avec les luttes des années 70, bien sûr interprétées à leur tour de manière sélective. Nous ne prétendons pas que ce soit négatif en soi, mais il est clair qu’ainsi se façonne une certaine lecture « officialiste » de l’histoire argentine, dans laquelle les potentialités de l’insurrection de décembre 2001 sont à la fois reconnues et capturées. Kirchner ne se contente pas de représenter et de reconnaître les mouvements, il entre ainsi directement en compétition avec eux, en jouant sur leur propre terrain.

D’autre part, en restant dans la sphère des « droits de l’homme », l’ambiguïté, au sens le plus littéral, de ce qui se passe à l’ESMA est également évidente. Le gouvernement se réapproprie ce qui a été un camp d’internement, un lieu de torture et d’extermination, et déclare vouloir le transformer en un musée de la mémoire, pour que ce qui s’est passé sous la dictature ne puisse plus jamais arriver en Argentine. Or, au même moment, il y a un territoire social lointain où chaque jour la police de la « gâchette facile » [4] tue et torture tandis que le discours de la droite se réorganise autour du thème de l’« insécurité ». La question n’est pas de savoir si Kirchner a ou non la volonté d’intervenir sur ce territoire, mais s’il a assez de pouvoir pour le faire : il nous semble très difficile de répondre affirmativement à cette question. Le problème fondamental est là : le geste de l’ESMA est précisément un geste destitué et nous aurions beaucoup aimé que Kirchner le reconnaisse d’une manière ou d’une autre, alors qu’au contraire toute la rhétorique de son gouvernement est fondée sur une idée forte de l’État. C’est comme si le président, au moment même où il présente ses remerciements au mouvement du contre-pouvoir et se propose de le représenter, le désarmait au profit de la construction d’un « État populaire » qui paraît totalement sans fondement en regard de ce qui se passe dans la société. Par ailleurs, dans ce contexte, la question de l’autonomie des mouvements devient extrêmement délicate, justement parce que, face à ce type de rhétorique gouvernementale, agir pour maintenir et renforcer son autonomie signifie immédiatement passer pour « anti-kirchneriste ». D’une situation de politisation et de mobilisation générale, on passe à un scénario dans lequel Kirchner et le gouvernement se présentent comme les uniques protagonistes, bien au-dessus de l’« être dans la rue » de l’État, qui, avant même d’être le produit de l’insurrection des 19 et 20 décembre, était l’une des prémisses fondamentales de l’action des mouvements.

Concluons sur le type de politique sociale que cette année de gouvernement laisse entrevoir, et sur la question des rapports entre le gouvernement et les mouvements.

Pour comprendre la politique sociale de Kirchner, il faut commencer par dire qu’elle s’entrelace avec l’affrontement entre kirchnerisme et duhaldisme à l’intérieur du parti justicialiste. Pendant toutes ces années s’est développé, autour des plans d’assistance aux chômeurs, un appareil clientéliste formidable, construit très clairement autour de l’échange entre distribution de revenu et garantie de paix sociale. Aujourd’hui, le contrôle de cet appareil clientéliste, sa composition et son fonctionnement sont au centre d’un conflit très dur entre des secteurs du mouvement piquetero qui ont opté pour un soutien inconditionnel au gouvernement, des secteurs du duhaldisme et un syndicalisme péroniste qui s’est réunifié justement pendant cette période, désireux de regagner le rôle d’acteur de premier plan qui lui avait été ravi, les années précédentes, par les mouvements de chômeurs.

Plus généralement, Kirchner a tenté de passer des plans d’assistance à des plans de financement de micro-entreprises économiques capables d’avoir un rôle sur le marché. Indépendamment du fait que jusqu’ici le succès de cette tentative a été très relatif, la condition pour obtenir les financements est précisément d’accepter les règles du marché, ce qui a pour conséquence un rétrécissement des espaces d’autonomie des mouvements. D’une part ce type de politique est présentée comme la mise en oeuvre d’une nouvelle manière de penser la fonction de l’État, voire de la « communauté nationale » ; de l’autre la question du financement de cette politique — ou bien du modèle de développement qui la rendrait possible — reste totalement sans réponse. Reste un abîme entre la rhétorique d’un nouvel État social et la réalité de l’exclusion d’une partie énorme de la population de toute forme d’activité productive. Autour de cette question la droite réorganise ses propres rhétoriques politiques, en mettant l’accent sur le thème de l’« insécurité », en proposant des solutions qui visent à la complète militarisation des territoires excentrés, des banlieues. Il est pourtant clair pour tout le monde que dans ces territoires, dans la production de l’« insécurité » et dans les activités « criminelles » mêmes, le rôle des forces de police est déterminant, aussi bien la « gâchette facile » que les complicités grossières avec les « bandes criminelles ».

Quand on regarde par exemple ce qui s’est passé pendant ces années dans les quartiers les plus pauvres, dans ces villas miseria qui sont par beaucoup d’aspects l’équivalent des favelas brésiliennes, on voit clairement que l’alternative se situe entre le développement d’une dynamique de mouvement (assemblées et/ou piquets) et l’augmentation de l’« insécurité ». Là encore on peut mesurer l’ambiguïté des politiques kirchneristes : dans la mesure où en posant de nouveau, d’une manière ou d’une autre, l’État au centre de leur action elles ont introduit une polarisation et une fragmentation dans les mouvements, elles en ont très profondément affaibli l’action au niveau territorial. Les espaces laissés libres par les assemblées et les piquets ont été immédiatement occupés par les « bandes ».

C’est là un point fondamental : le gouvernement Kirchner a certes cherché un rapport fort avec les mouvements, mais exclusivement en termes de cooptation, et cela ne peut que conduire à leur affaiblissement. Évidemment ce n’est pas un processus unilatéral : du fait de la nature même des mouvements, la demande de cooptation a aussi été très forte « à la base ». Pourtant, ce qui a complètement manqué au kirchnerisme, c’est précisément d’essayer d’imaginer différemment les rapports avec les mouvements, en partant de l’idée que l’autonomie, la force projective et l’activisme des mouvements peuvent être un capital d’une importance fondamentale pour le gouvernement lui-même.

Dans ces conditions, le résultat ne pouvait qu’être une polarisation très dure, qui aujourd’hui divise surtout le mouvement piquetero, mais avec des répercussions sur l’ensemble des mouvements sociaux : d’une part les organisations « officialistes », qui tendent à devenir les articulations périphériques du gouvernement, de l’autre les organisations de la gauche traditionnelle, qui attaquent le gouvernement en dénonçant la cooptation des « officialistes » et au fond semblent souvent espérer un épisode répressif qui remettrait les choses à leur place.

L’espace entre ces positions, toutefois, n’est en rien vide. Bien que fragmenté et apparemment minoritaire, il est occupé par un ensemble hétérogène d’expériences qui refusent l’alternative que nous avons décrite et tendent au renforcement et à la relance de l’autonomie des mouvements. Ce sont des expériences, pour le dire vite, qui savent parfaitement distinguer entre Kirchner et Duhalde ; qui acceptent par exemple de bon gré les financements pour le développement des micro-entreprises, mais refusent qu’ils soient liés à l’arrivée de techniciens du gouvernement venant expliquer comment elles doivent être organisées et gérées. En même temps ces expériences ne voient pas du tout d’un bon oeil que le gouvernement assure la protection des techniciens des entreprises privatisées qui viennent dans les quartiers pour couper les raccordements « illégaux » à l’électricité et au gaz organisés par les mouvements.

C’est précisément dans cet espace, à notre avis, que vivent et se reproduisent les éléments les plus nouveaux, les plus inventifs, les plus riches qui ont caractérisé les mouvements en Argentine ces dernières années. Leurs expériences sont des plus diverses : piqueteros et étudiants, secteurs du mouvement paysan du nord du pays et du mouvement indigène du sud, groupes développant des logiciels libres, collectifs issus d’assemblées de quartiers et groupes d’enseignants engagés dans la construction de « communautés éducatives » avec les parents et les étudiants. La liste pourrait être longue : mais ce qui réunit ces différentes expériences, c’est davantage un « mode de construction » qu’une représentation des différents secteurs de la société. C’est un espace fragmentaire mais incroyablement diffus et capable de se recomposer d’une manière imprévue et surprenante face à des urgences spécifiques, qu’elles soient liées à la répression, ou à l’émergence de luttes singulières mais perçues comme « exemplaires ». Ce n’est que de l’intérieur de cet espace que peuvent venir des réponses innovantes aux grandes questions politiques qui sont à l’ordre du jour en Argentine et en Amérique Latine.

Post-scriptum

Traduit de l’italien par Jeanne Revel

Sandro Mezzadra enseigne l’histoire des idées politiques à l’Université de Bologne. Directeur de la rédaction de la revue DeriveApprodi, il est notamment l’auteur de Diritto di fuga. Migrazioni, cittadinanza, globalizzazione, Ombre Corte, 2001.

Colectivo Situaciones Piqueteros. La rivolta argentina contro il neoliberismo, DeriveApprodi, 2002.
http://www.situaciones.org/

Notes

[1La « Semaine Sainte » de 1987 : tentative de coup d’État menée par des militaires extrémistes, les carapintadas (visages peints, en référence au camouflage de guerre), contre les poursuites pénales (après l’arrestation de 51 agents des Forces Spéciales), couronnée de succès puisque les poursuites ont été très fortement limitées. Le lundi de Pâques, après une visite aux rebelles, le Président Alfonsin annonce que la rébellion a été maîtrisée, sans concessions. La loi sur l’« Obéissance due » est adoptée le 4 juin 1987. Elle établit une « présomption irréfutable » selon laquelle les membres des forces de sécurité de rang inférieur, donc sans capacité de décision autonome, n’auraient pas été responsables des actes commis par eux (sauf viol, enlèvement de mineurs, falsification d’état civil et extorsion de biens).

[2Nestor Kirchner, président depuis le 25 mai 2003 (succède à Duhalde, élu contre Menem), et « péroniste de gauche ». Membre de la Juventud Peronista, le groupe de gauche des jeunes du parti, opposé aux juntes, emprisonné sous Videla, fait carrière politique dans la province de Santa Cruz, dont il devient gouverneur en 1991. Il s’allie à Duhalde, chef de file anti-Menem au sein du Parti Justicialiste. À l’intérieur du parti, kirchnerisme et duhaldisme représentent des clientèles.

[3montoneros : l’un des mouvements armés « subversifs » combattus par le régime militaire, aux côtés de l’ERP (Armée révolutionnaire du peuple) d’obédience marxiste-léniniste (jusqu’à 60 000 militants). Les montoneros, issus de l’aile gauche du péronisme, passaient pour être capables de mobiliser, avant leur entrée dans la clandestinité en septembre 1974, de 700 à 800 000 personnes.

[4gatilla facil, slogan qui fait référence à la violence policière après 1983.