Vacarme 34 / motifs

recomposition du paysage humanitaire globalisation philanthropique et nouvelle solidarité

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Les Marines américains prenant d’assaut une plage de Mogadiscio en décembre 1992 sont-ils l’avant-garde de « l’internationale humanitaire » ou les troupes de choc de l’impérialisme philanthropique ? Les deux répond Alex de Waal, qui retrace les aventures de l’humanitarisme depuis la fin de la Guerre froide. Si le mouvement qu’il décrit oscille entre un désir de solidarité avec les victimes et un souci de ne pas déborder du mandat caritatif, il note que depuis 2001, cette polarité ne se laisse plus décrire comme celle de la gauche et de la droite.

l’humanitarisme à la fin de la Guerre froide

L’humanitarisme est un champ dont la mémoire institutionnelle est superficielle, à la fois parce que ses acteurs sont souvent jeunes et enthousiastes, et parce que les catastrophes sont à chaque fois différentes. En un peu moins de quinze ans le paysage humanitaire est devenu méconnaissable. C’est au début des années 1990 que les changements ont été les plus rapides, chaque nouvelle crise d’envergure donnant lieu à d’importantes innovations d’ordre pratique et éthique.

Dans les dernières années de la Guerre froide, le secourisme international est en passe de devenir une vaste entreprise. Projetés sur le devant de la scène par des calamités telles que celles qui frappent le Cambodge et l’Éthiopie, les humanitaires les plus scrupuleux s’insurgent contre les restrictions que la Guerre froide impose à leurs activités. Ainsi, au Cambodge, les agences d’aide internationale se voient empêchées d’agir légalement dans un pays dont le gouvernement pro-vietnamien n’est pas reconnu, tandis qu’en Éthiopie les diktats gouvernementaux interdisent de secourir des millions d’affamés parce que ceux-ci vivent dans des zones contrôlées par les rebelles. Pour reprendre les termes d’un article de l’époque, les humanitaires se trouvent alors « dans une camisole de force » [1].

La fin de la Guerre froide leur a permis de s’en extirper. Dès 1989 c’est au Soudan — aujourd’hui comme hier laboratoire des expérimentations humanitaires — qu’un gouvernement autorise pour la première fois l’acheminement de l’aide dans une région tenue par les rebelles. Les gouvernements éthiopiens et angolais lui emboîtent bientôt le pas. En 1990, au Kurdistan irakien, ce sont les forces de la coalition qui découpent une « zone protégée » au sein d’un pays souverain. La promesse d’un « Nouvel ordre mondial » a, semble-t-il, une dimension humanitaire. Voilà pour les matins radieux.

Sur le terrain, pourtant, le scepticisme est de mise. Les humanitaires reconnaissent en effet que leur principal défi réside moins dans « l’accès » aux victimes ou la récolte des ressources que dans la possibilité de donner aux populations en détresse les moyens de résoudre leurs problèmes. Autrement dit, ils ont conscience que l’aide humanitaire peut engendrer autant de problèmes qu’elle en résout, en particulier lorsqu’elle est distribuée sans tenir compte des besoins locaux. Il s’agit donc de savoir si l’affaiblissement du principe de souveraineté étatique, au prétexte que son application est un frein à l’humanitarisme, va réellement libérer des populations pauvres et vulnérables, ou s’il va simplement conforter le pouvoir d’institutions dispensées de rendre des comptes aux populations qu’elles aident.

Le succès de la campagne en faveur d’une intervention humanitaire en Somalie fait bien ressortir cette alternative. Les Marines américains qui prennent d’assaut une plage de Mogadiscio en décembre 1992 forment-ils l’avant-garde de « l’internationale humanitaire » ou bien les troupes de choc de l’impérialisme philanthropique ? On a là les signes précurseurs de la confusion semée par l’humanitarisme dans les clivages politiques habituels. Le génocide au Rwanda et ses retombées souligneront encore davantage les contradictions de la doctrine humanitariste, et ils vont donner lieu à un débat public passionné [2]. Certains auteurs prônent une réinvention de la solidarité avec les victimes, d’autres, le retour à l’action caritative « pure » [3].

une décennie de changements

Il ne fait aucun doute que le génocide rwandais a incité les organisations humanitaires à se remettre en cause. Elles y ont affronté les mêmes problèmes qu’en Bosnie, mais sur une plus grande échelle et dans une position encore plus exposée. Il reste que les similitudes entre les deux situations vont aiguiser le débat et ouvrir le chemin à d’importantes réformes, caractérisées par sept orientations principales :

1. renforcement de la professionnalisation. Au cours de la dernière décennie, une série de normes professionnelles et éthiques ont été introduites et les organisations humanitaires les appliquent de leur propre chef. Si leur personnel demeure largement composé de philanthropes, bénévoles ou professionnels, dont les motivations demeurent multiples, le niveau des compétences et des qualifications dans la plupart des secteurs s’est sans aucun doute élevé.

2. élargissement des mandats. Au début des années 1990 il est encore assez rare que les organisations humanitaires soulèvent les questions des droits humains et de la résolution des conflits, ou encore qu’elles fassent appel à une intervention militaire internationale. Réciproquement, les organisations de défense des droits de l’homme commencent à peine à se préoccuper du sort des populations en zone de guerre et des questions d’aide humanitaire. Aujourd’hui la perméabilité des registres est devenue la norme. Les activistes passent sans difficulté d’une ONG à une autre, ou d’une ONG à des agences de l’ONU et à des organismes bilatéraux. Par ailleurs les donateurs sont devenus de plus en plus actifs sur le terrain.

3. démocratisation de la relation entre organisations internationales et populations aidées. On a depuis longtemps identifié la difficulté structurale rencontrée par l’humanitarisme international quand il s’agit de responsabiliser les organisations humanitaires étrangères à l’égard de ceux dont elles s’occupent. Amartya Sen a certes montré comment des institutions s’appuyant sur des mécanismes démocratiques pouvaient se révéler plus efficaces dans la résolution ou la prévention des famines. Mais comment faire pour transférer des mécanismes de contrôle démocratique essentiellement internes à un État au niveau international ? Les agences onusiennes et les grandes ONG ne sont-elles pas d’abord responsables devant leurs donateurs — peuples et gouvernements occidentaux — de sorte que les destinataires de l’aide n’ont guère de recours en cas d’échec ou de graves erreurs commises par des organisations étrangères ? Bien qu’aucun mécanisme formel de responsabilisation n’ait été mis en place dans les années 1990, la transparence de l’aide internationale s’est néanmoins considérablement améliorée, y compris en ce qui concerne les gouvernements donateurs et les agences multilatérales comme la Banque mondiale. Sans doute les citoyens des pays pauvres ne disposent-ils pas de la représentation directe pour peser sur ces organismes, mais les réseaux d’ONG ont commencé à influer sur leurs processus décisionnels. La relation entre organisations internationales et populations aidées est donc devenue plus démocratique, même si c’est de manière indirecte.

4. convergence avec les programmes sécuritaires. Au début des années 1990 il est encore difficile de savoir si l’implication des humanitaires dans les interventions armées et les opérations de sécurisation (telles que le désarmement et la démobilisation) n’est qu’une passade ou le commencement d’une relation durable. Mais, comme l’ont déjà laissé pressentir les cas de la Somalie et de la Bosnie, c’est le second terme de l’alternative qui va se confirmer. Cette tendance, déjà sensible dans la seconde moitié des années 1990 [4], devient encore plus marquée après le 11 septembre. Il est désormais devenu tout à fait normal pour les personnels d’une ONG de travailler dans des contextes où ils réclament soit leurs propres gardes armés, soit des soldats de maintien de la paix fournis par l’ONU ou par une organisation régionale.

5. domination durable des ONG du Nord. Les ONG internationales du Nord sont devenues, au début des années 1990, des structures lourdes et dispendieuses, dont on pouvait penser qu’elles seraient bientôt supplantées par leurs homologues du Sud [5]. Telle était déjà le cas en Asie du sud, où l’influence et les moyens des ONG locales se renforçaient. Les ONG africaines allaient-elles bientôt suivre ? Ce n’est pas ce qu’on observe aujourd’hui. Cette situation n’est que le reflet de la domination toujours exercée par les bailleurs de fonds du Nord. On peut aussi y voir le choix des professionnels africains de l’aide humanitaire d’entrer dans des organisations internationales bien établies plutôt que de fonder la leur. Il y a de très bonnes raisons à cela : un membre d’une organisation internationale jouit d’une bien meilleure protection qu’un humanitaire travaillant pour une ONG locale. Les ONG du Nord font aussi partie de réseaux qui offrent un minimum d’assurances aux organismes donateurs. Par ailleurs les ONG du Nord ont modifié leurs structures administratives : devenues multinationales et confédérales, elles collaborent dans certains cas sur un pied d’égalité avec leurs partenaires du Sud. Enfin, parmi les organisations du Nord, les grandes ONG laïques ainsi que les ONG religieuses traditionnelles sont désormais en concurrence avec de puissantes et ambitieuses organisations évangélistes.

6. émergence de la « nouvelle solidarité ». Dans les années 1980 les ONG éprises de « solidarité » trouvent leurs modèles dans des mouvements de gauche : les Sandinistes, les Érythréens et les combattants anti-apartheid... Or ces modèles vont disparaître dans les années 1990, au grand dam de nombreux militants de gauche, qui en appellent, sur un mode nostalgique, à une réinvention de la solidarité. Leur voeu sera exaucé mais de manière inattendue. En effet les mouvements de solidarité les plus vigoureux seront le fait de groupes religieux de droite qui vont mobiliser leurs troupes autour de causes telles que le sud Soudan ou, quelques années plus tard, l’infection au VIH, sans jamais perdre de vue leur objectif moral et religieux. En même temps, certains anciens militants de gauche sont devenus chefs de gouvernement ; dans leurs nouvelles fonctions, ils se préoccupent toujours de la pauvreté dans le monde et s’obstinent à y chercher des solutions venues d’en haut. Pour leur part, les églises évangélistes exercent une influence croissante, et elles prennent leur mission morale très au sérieux. A partir de là on a vu se former de singulières alliances, symbolisées par le zèle missionnaire qui anime également Tony Blair et George W. Bush, et qui est manifeste dans la convergence inattendue de leurs points de vue sur l’Irak, le Soudan et l’infection au VIH.

7. approfondissement du discours du « Salut ». Selon un scénario cher à de nombreux donateurs, il appartient aux humanitaires d’apporter le salut à de malheureuses victimes. Trop souvent les humanitaires eux-mêmes succombent à cette vision fantasmatique. Mais ce scénario est extrêmement puissant et semble être ce qui fait le lien entre libération armée et aide étrangère. Ce discours du « Salut » plonge ses racines dans la charité chrétienne et entre en résonance avec la vision « exceptionnaliste » du monde répandue aux États-Unis. C’est peut-être ce qui unit démocrates interventionnistes et missionnaires chrétiens : tous croient à la force transformatrice du pouvoir.

épisodes et thèmes

Une série d’épisodes clés marquent les principaux développements de l’humanitarisme international au cours de la dernière décennie :

naissance de la nouvelle solidarité. La seconde administration Clinton a défendu des positions militantes sur la politique africaine. Elle a encouragé un changement de régime au Soudan, et soutenu les « états limitrophes » : Érythrée, Éthiopie et Ouganda, tout en donnant son aval à l’intervention rwandaise au Zaïre. La motivation du gouvernement Clinton relevait à la fois d’un sentiment d’horreur face aux violations des droits humains commises par les djihadistes soudanais et les milices interahamwe rwandaises, et d’un engouement pour les « nouveaux leaders » africains, des dirigeants ambitieux, issus de « mouvements ?de libération » progressistes. Des personnalités haut placées de l’équipe Afrique de Clinton entretenaient des liens privilégiés avec ces « nouveaux leaders » et ce sont eux qui vont apporter un esprit de solidarité — dans son acception traditionnelle, c’est-à-dire « de gauche » — au sein de l’administration.

La nouvelle inflexion de la diplomatie américaine aura deux conséquences humanitaires : d’une part Clinton et son Conseil pour la sécurité nationale choisissent la solidarité avec le Front Patriotique Rwandais (FPR) lorsque celui-ci décide de fermer, en novembre 1996, les camps de réfugiés du Zaïre, puis de renverser le président Mobutu pour installer Laurent Kabila à la tête de ce qui allait devenir la République démocratique du Congo. D’autre part l’administration démocrate lance une initiative en faveur des zones tenues par les rebelles au Soudan, visant non seulement à aider les organisations internationales qui travaillaient sur place, mais aussi à accroître les capacités de combat des rebelles eux-mêmes. Cette initiative procède elle aussi d’un esprit de solidarité, non pas tant avec l’Armée Populaire de Libération du Soudan (APLS) qu’avec les radicaux de l’Alliance démocratique nationale du Soudan. Toutefois les programmes seront progressivement pris en main par l’APLS. Or, à ce moment-là, celle-ci est en train de se donner une nouvelle image de défenseur des valeurs chrétiennes face à l’offensive musulmane. Ce qui devait être une initiative modelée sur l’aide apportée jadis à des fronts de libération laïques et progressistes — en Érythrée et au Tigré, à l’époque de Jimmy Carter — va donc se transformer en tremplin pour les lobbies chrétiens à Washington. Ce sont en effet les organisations religieuses américaines qui ont le plus bénéficié de la nouvelle solidarité.

En 2000 George W. Bush a fait campagne contre la propension de son prédécesseur à s’ingérer dans les conflits régionaux et à s’investir dans l’édification d’États de droit aux quatre coins de la planète. Une fois élu, il va donc renoncer à la promotion d’un changement de régime au Soudan au profit d’un processus de paix plus équilibré. Les activistes démocrates férus de solidarité vont alors se retrouver dans le même camp que la droite religieuse, puisque les uns et les autres considèrent les efforts de pacification du Soudan comme une trahison. Si certains membres — néo-conservateurs — de la nouvelle administration les rejoignent, ils ont contre eux la plupart des membres du département d’État mais aussi la plupart des grandes ONG, lesquelles n’éprouvent aucune sympathie pour le gouvernement soudanais mais préfèrent néanmoins recourir à des méthodes plus pacifiques que celles qui consistent à fomenter le renversement du régime de Khartoum.

intervention à la carte. En Bosnie l’administration Clinton a fini par prendre, à contrecoeur, la décision de bombarder les positions serbes autour de Sarajevo, sous les acclamations des travailleurs humanitaires et des militants des droits de l’homme. Cette intervention sera bientôt suivie par celle des troupes britanniques en Sierra Leone. Lancées presque subrepticement, ces deux opérations sont à la limite de la légalité, puisque aucune d’elles n’a reçu de mandat des Nations unies.

L’Afrique de l’Ouest devient alors un terrain d’essai pour l’exercice d’un multilatéralisme ad hoc. Au Sierra Leone les Britanniques apportent leurs forces spéciales, leur logistique et des fonds, mais pour les mettre au service d’une force à la fois onusienne et ouest-africaine. En Côte d’Ivoire une formule semblable est appliquée, avec la France aux commandes. Au Libéria les États-Unis jouent un rôle similaire, mais en restant la plupart du temps loin des côtes, laissant au Nigeria le soin de diriger les opérations. On voit bien, à travers ces divers cas, comment la géométrie des interventions se modifie : les spécificités locales sont davantage prises en compte et les responsabilités distribuées en fonction de qui est prêt à les assumer. L’obtention d’un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU est souhaitable mais pas indispensable. Seul compte le résultat.

Tony Blair est le principal instigateur de l’intervention au Sierra Leone. Il interprète l’engagement du Parti Travailliste en faveur d’une « politique étrangère éthique » dans le sens d’un interventionnisme aux accents presque missionnaires. Comme plus tard avec l’opération du Kosovo, elle aussi certainement illégale, la moralité prend le pas sur la légalité. Ces exemples sont la marque du rejet d’un multilatéralisme « conservateur », c’est-à-dire protégeant les intérêts de dirigeants tyranniques aux dépens des droits de leurs citoyens.

« éliminer la pauvreté ». Au cours de la même période de vastes campagnes — parrainées par des organisations internationales, soutenues par les dirigeants des pays riches, pilotées par des ONG, souvent promues par des artistes et destinées aux publics occidentaux — mettent sur le devant de la scène les thèmes de la pauvreté, des maladies, de la dette, et de l’aide internationale. Ainsi le passage à l’an 2000 marque-t-il le début d’une série de campagnes sur le développement, tandis que d’autres sont centrées sur le prix des médicaments anti-VIH, le commerce équitable et l’accroissement de l’aide aux pays du Sud. Les élus des pays européens — notamment les britanniques — jouent un rôle majeur de soutiens politiques et financiers dans ces campagnes, lesquelles permettent aussi d’associer de nouveaux acteurs non gouvernementaux aux processus de prise de décision.

Initiées par la gauche parlementaire et associative des nations du Nord, ces campagnes anti-pauvreté suscitent un engouement extraordinaire et inattendu à droite, en particulier chez les évangélistes américains. Le président George W. Bush est sans doute le plus improbable des partisans d’un accroissement de l’aide pour l’Afrique. Pourtant il a débloqué bien plus de fonds que son prédécesseur. Cette aide n’est certes pas dénuée de contreparties idéologiques, mais l’élan charitable qu’elle alimente est indéniable.

Les actions de terrain issues de ces campagnes obéissent à un processus décisionnel vertical et témoignent d’une aide où la quantité l’emporte sur la qualité. Il reste que, pour la première fois, l’industrie de l’aide humanitaire reçoit des fonds à hauteur de ce qu’elle réclame depuis longtemps. Ce qui se passe actuellement fait écho à la levée des contraintes posées par le principe de souveraineté nationale il y a quinze ans : on assiste en effet à un nouvel élan d’optimisme du côté du public auquel s’adressent les campagnes, tandis que sur le terrain ceux qui se préoccupent davantage de la qualité que de la quantité de l’aide fournie sont sceptiques et s’attendent à des déceptions.

les interventions après le 11 septembre 2001. L’adoption de la doctrine de la nouvelle solidarité par la droite américaine est devenue un facteur déterminant de l’humanitarisme international après le 11 septembre, lorsque l’administration républicaine s’est convertie à un interventionnisme agressif. Les raisons de la conversion du gouvernement américain sont multiples : sécurité nationale, revanche, défense des intérêts du capitalisme métropolitain (industrie pétrolière y compris), idéologie libertarienne et évangélisme chrétien. Les justifications humanitaires ne jouent ici qu’un rôle accessoire. En revanche Tony Blair, qui a soutenu les mêmes actions que l’administration américaine, leur a donné des justifications différentes, l’humanitarisme et la protection contre les armes de destruction massive jouant dans son cas un rôle déterminant. La diversité des motivations et des avocats de l’interventionnisme a déstabilisé ses critiques et largement bouleversé le paysage idéologique.

Si l’Afghanistan a constitué un banc d’essai relativement peu périlleux pour le nouvel interventionnisme — puisque personne, en particulier à gauche, n’était prêt à soutenir les Talibans — l’occupation de ce pays est néanmoins significative car pour la première fois, la préoccupation humanitaire s’est alignée sur un problème majeur de sécurité nationale pour de grandes puissances occidentales. C’est toutefois la guerre en Irak qui va s’avérer décisive. La candeur avec laquelle l’alliance libertaro-chrétienne a poursuivi son objectif a reconfiguré la politique des droits de l’homme et plongé la gauche dans le désarroi. Celui-ci apparaît clairement quand on examine le partage des réactions au conflit irakien. Si on laisse de côté la polarisation issue de la simple question de la sympathie ou de l’antipathie inspirée par George W. Bush ou par Tony Blair, on peut définir au moins quatre positions différentes parmi les humanitaires et défenseurs des droits humains réputés de « gauche ».

1. réflexe anti-guerre. Ce courant est représentatif de la « vieille gauche » opposée aux aventures impérialistes — et jadis solidaire des dictatures communistes et tiers-mondistes. Si ses porte-parole ont tendance à négliger le rôle de la démocratie dans l’autodétermination, ils affirment à bon droit que ceux qui veulent la fin doivent vouloir les moyens, et donc être tenus responsables à la fois de la manière dont ils mènent leurs entreprises et des conséquences que celles-ci produisent.

2. interventionnisme démocratique libéral. Au fondement de cette position se trouve l’affirmation selon laquelle croire à la liberté et aux droits humains impose le devoir de les promouvoir partout où c’est possible, quitte à renverser des tyrans en violant les principes de souveraineté nationale et d’égalité entre États souverains. Cette position constitue la meilleure illustration de la doctrine de la nouvelle solidarité occidentale. La mission qu’elle définit est noble et relève indéniablement d’une dynamique révolutionnaire ; la question de savoir si elle est judicieuse demeure évidemment posée. Toujours est-il que les activistes de gauche qui y adhèrent franchissent le pas et rejoignent leurs homologues de droite, reconfigurant le paysage humanitaire.

3. justification par le résultat. On trouve peu de défenseurs de cette position, peut-être parce qu’elle paraît éthiquement mal fondée, ou bien parce que les arguments qu’elle mobilise sont extrêmement techniques et complexes et que la plupart des analystes préfèrent éviter de se lancer dans un argumentaire détaillé. Son argument de fond consiste à dire que toute intervention doit être soigneusement préparée, et que sa justification se trouve dans sa réussite même.

4. légalisme multilatéraliste. Selon cette doctrine, les dangers que fait courir la violation du droit international excèdent les bénéfices d’une telle violation, même si c’est pour une noble cause. Selon une autre version, il y a certes des cas où la règle juridique mérite d’être violée, mais aussi de bonnes raisons de rendre cette violation du droit difficile ; le cas de l’Irak illustrerait le bien-fondé d’une telle précaution, puisque le casus belli américano-britannique (l’existence d’armes de destruction massive) s’est avéré sans fondement. Même s’ils sont nombreux à gauche à défendre cette position avec vigueur, celle-ci ne mérite pas moins le qualificatif de conservatrice ; car en soumettant toute initiative à l’aval du Conseil de Sécurité, elle privilégie de fait le maintien des régimes en place.

Force est de reconnaître que les grandes organisations humanitaires internationales ont été ébranlées par ces arguments venus de toutes parts et qui remettent en cause le clivage gauche/droite. En même temps, la campagne irakienne et ses suites ont sérieusement atteint les agences internationales. L’ONU comme les grandes ONG ont vu certains de leurs hauts responsables assassinés, et toutes ont été dans l’incapacité de remplir leur mandat dans des conditions de sécurité acceptables.

5. les situations d’urgence complexe deviennent une affaire intérieure. Jusqu’à une date très récente les gouvernements occidentaux envisageaient l’aide humanitaire comme un problème de politique étrangère, n’affectant les affaires intérieures que dans la mesure où les électeurs avaient conscience de catastrophes lointaines. Leur niveau de conscience pouvait être très élevé — comme en a témoigné l’afflux de dons après le tsunami dans l’Océan indien — démontrant que le public ne souffrait pas de « lassitude compassionnelle ». Mais ce genre de catastrophe restait très éloigné des préoccupations quotidiennes des occidentaux. Deux événements en particulier ont changé les choses : les attentats du 7 juillet à Londres et le cyclone Katrina.

Le fait marquant des attentats du 7 juillet c’est que les terroristes ont grandi et se sont radicalisés en Grande-Bretagne. Les situations d’urgence complexe créées par le terrorisme et les conflits les plus violents semblent donc en passe de devenir un problème de politique intérieure pour les pays occidentaux. Le cyclone Katrina est à cet égard encore plus spectaculaire. Cette catastrophe naturelle a en effet révélé les pathologies sociales et politiques des États-Unis, y compris l’ampleur de la pauvreté, sa dimension raciale, et l’absence de protections efficaces pour les plus vulnérables. L’effondrement des systèmes administratifs et sociaux de la Nouvelle-Orléans a transformé cet événement en une situation d’urgence complexe, même si les récits de pillages et de brigandages se sont révélés exagérés.

Le cyclone Katrina a sollicité l’intervention des agences humanitaires — nationales et même internationales — sur le territoire américain. Les résidents de la zone sinistrée ont remarqué que les autorités américaines avaient réagi plus rapidement dans le cas d’urgences survenues à l’étranger. Pareil grief peut paraître injuste, mais il est certain que le niveau de professionnalisme des intervenants dans le cas du cyclone Katrina était inférieur à celui des autorités locales et des agences internationales dans l’Océan indien. Des erreurs élémentaires ont été commises qui ne l’auraient pas été au Sri Lanka. Les normes humanitaires étaient inférieures à celles qu’on aurait jugées acceptables en Éthiopie.

Pour les dirigeants américains, l’action humanitaire est soudain devenue un problème de politique intérieure. Le président Bush a réagi en effectuant une sorte de virage à gauche : tout en réaffirmant sa fidélité aux choix économiques de son gouvernement, il a promis de dégager des fonds publics pour venir en aide aux victimes et financer la reconstruction. La globalisation de l’action philanthropique des années 1990 a désormais fait son entrée sur la scène intérieure des pays riches, en soulevant les mêmes problèmes qu’ailleurs. Bien plus, on peut avancer que si les échecs humanitaires à l’étranger sont embarrassants, chez soi ils se transforment en désastre politique. L’expansion de l’humanitarisme vers le Nord est un phénomène qui n’en est qu’à ses débuts, mais dont les répercussions pourraient bien être considérables.

6. le Soudan : anomalie ou signe précurseur. Dans l’après 11 septembre, la politique américaine au Soudan apparaît d’abord comme une anomalie. L’administration républicaine a adopté une stratégie de conciliation et d’apaisement face à un gouvernement qui semblait être un candidat tout désigné au « changement de régime ». Cette politique « modérée » est passée outre les récriminations émanant d’une coalition de la solidarité où figurent des défenseurs progressistes des droits humains, le « Black Caucus » au Congrès et des activistes issus des campus universitaires, mais aussi un puissant bloc religieux de droite. La démarche de l’administration républicaine relève d’un multilatéralisme patient et attentif au contexte. Il a fallu accepter de coopérer avec un gouvernement ayant des liens prouvés avec le terrorisme, limiter l’accusation de génocide (au Darfour) à des gestes symboliques, et faire passer les exigences démocratiques au second plan. Il s’agit, jusqu’à présent, de l’intervention la plus constructive de George W. Bush dans le monde arabo-musulman.

Trois raisons peuvent être invoquées pour expliquer cette anomalie : premièrement la volonté de l’actuel président américain de prendre ses distances avec la politique suivie par l’administration Clinton ; deuxièmement l’intérêt d’une coopération avec des services de renseignement possédant d’excellentes informations sur Al-Qaida (qui trouva naguère refuge au Soudan) ; troisièmement le constat d’échec de la stratégie du « changement de régime » au Soudan. Il reste que ce dernier point nous oriente vers une nouvelle perspective : au Soudan, les démocrates avaient tenté d’appliquer une politique néo-conservatrice avant la lettre, sans succès ; la nouvelle majorité à Washington a donc décidé de ne pas poursuivre dans cette direction. Or, aujourd’hui, la plupart des commentateurs s’accordent à dire que la politique suivie en Irak est un échec, et qu’un revirement de stratégie est nécessaire. Au minimum, le coût militaire et politique du conflit irakien empêche l’administration Bush de poursuivre sa politique de changements « révolutionnaires » ailleurs dans le monde. C’est pourquoi nous pouvons peut-être considérer le cas soudanais non comme une anomalie mais comme un signe précurseur : au moment où la politique de la nouvelle solidarité semble être allée trop loin, les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux décident de revenir à des pratiques plus habituelles.

La crise du Darfour montre comment ces repositionnements jouent sur la communauté des humanitaires. Aux États-Unis, le Darfour mobilise les activistes comme jamais depuis la fin de l’apartheid. L’effervescence sur les campus et dans les églises va au-delà de ce qu’on aurait pu imaginer, et nombre de journalistes s’expriment régulièrement et vigoureusement dans leurs éditoriaux. La nouvelle solidarité jouit donc d’un large soutien sur le terrain et ne manque pas de porte-parole éloquents. Or les grandes ONG ont peu bénéficié de ce mouvement et n’ont pas rejoint le choeur de ceux qui appellent à un renversement de régime et à une puissante intervention armée. Les organisations humanitaires sur le terrain sont restées remarquablement silencieuses, comme si l’activité militante ne les avait pas atteintes. Elles bénéficient de fonds, mais leurs programmes sont conventionnels et leur activisme discret. Cette situation, où la dénonciation d’une crise africaine échappe aux humanitaires patentés, est très inhabituelle. On peut toutefois y voir les prémisses d’une situation où ces humanitaires pourraient se retrouver dans le camp des « conservateurs », c’est-à-dire des partisans du statu quo.

conséquences

La scène humanitaire, qui a vu apparaître toute une gamme d’acteurs et d’enjeux politiques nouveaux, est plus complexe que jamais. L’internationale humanitariste a pesé sur la programmation des grands projets qui ont pris forme dans les années 2000, tels que l’énorme augmentation des financements et l’émergence d’un interventionnisme à visée révolutionnaire. Mais elle s’est aussi laissée dépasser par ces nouveaux projets, et les considère désormais avec une certaine méfiance et un certain scepticisme. Quel que soit le sort des grandes campagnes distinctives du début de millénaire, l’humanitarisme est entré en terrain inconnu.

La croissance d’organisations humanitaires religieuses opérant à la fois dans le monde entier et à l’intérieur des États-Unis est un phénomène nouveau et important. Ces organisations vont-elles bouleverser l’ensemble du champ humanitaire ? Ou bien deviendront-elles plus conventionnelles en prenant de l’ampleur et en se professionnalisant ? Leur évolution demande en tout cas à être surveillée.

Les technologies de l’aide humanitaire continuent de faire des progrès. Leurs mécanismes de financement sont devenus plus transparents et plus soumis au contrôle de la société civile. Il y a notamment de plus en plus de professionnels africains. Mais l’action humanitaire est toujours dominée par les organisations occidentales qui bénéficient de leur proximité avec les sources de financement. La mondialisation philanthropique suit la même trajectoire que la mondialisation économique : elle a une portée planétaire et ses centres de décisions sont situés dans les riches métropoles. Ses mécanismes de contrôle démocratique s’apparentent à un talk-show télévisé avec un public en studio, mais au moins trouve-t-on aujourd’hui quelques Africains dans ce public, surtout grâce aux réseaux d’ONG.

L’action humanitaire reste largement orientée par les perceptions et les priorités des donateurs. Cela est sans doute inévitable étant donné que ceux dont elle s’occupe sont extrêmement vulnérables et ont peu de pouvoir. Sans doute le fait d’avoir la morale avec soi, de détenir une expertise qui est à elle-même sa propre justification, ne favorise pas l’émergence de points de vue dissidents ou critiques. Pourtant, au cours des dix dernières années, les humanitaires ont montré une capacité louable à l’autocritique, parfois même jusqu’à l’excès. C’est l’aspect le plus encourageant de l’entreprise humanitaire et son meilleur gage pour l’avenir.

Traduit de l’anglais par Bruno Poncharal

Notes

[1Barbara Harrell-Bond, « Humanitarianism in a Straitjacket », African Affairs, 84, 1985, p. 3-15.

[2L’article « L’humanitarisme déchaîné » est l’un des premiers à s’aventurer sur ce terrain : « Humanitarianism Unbound : Current Dilemmas Facing Multi-Mandate Humanitarian Operations in Political Emergencies », African Rights Issue, Paper No. 5, November 1994, London. Voir aussi : Fiona Terry, Condemned to Repeat : The Paradox of Humanitarian Action, Cornell University Press, 2002, p. 15.

[3David Rieff, A Bed for the Night : Humanitarianism in Crisis, New York, Vintage, 2002.

[4Mark Duffield, Global Governance and the New Wars : The Merging of Development and Security, London, Zed, 2001.

[5Michael Edwards et David Hulme (eds.), Beyond the Magic Bullet : NGO Performance and Accountability in the Post-Cold War World, London, Kumarian Press, 1996.