Vacarme 35 / Vacarme 35

voyager, tomber, ressasser

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La scène se passe en Amérique latine, c’est-à-dire nulle part. L’Amérique latine, c’est en effet une région bizarre, même pas l’Amérique du Sud, quelque chose comme l’Amérique moins les Américains : un désert peuplé, presque une chimère, une autre Pologne à la Jarry, juste trente fois plus grande. Il y a peu, on y tombait malgré tout sur des Ubu de tous poils, des Ubu colonels, des Ubu généraux, des Ubu bananiers, des Ubu japonais, des Ubu latifundistes, des Ubu diamantaires, des Ubu pétrolifères. Il paraît que depuis peu beaucoup sont tombés par terre. Qui y a pris le pouvoir ? Les Mères Ubu ? Des mouvements radicalement anti-Ubu ? Et ça donne quoi des anti-Ubu au pouvoir, des mouvements dans les institutions ? Des para-Ubu ou des post-Ubu qui ne tarderont pas eux aussi à tomber ? Ou autre chose ? À nouveau un peu de possible pour ne pas étouffer dans les mêmes impasses ? Des pouvoirs qui tombent ou qui se policent pour ne pas tomber : on ressasse vite les vieilles rengaines du fond de son ignorance - policer les tyrans, policer le capital, policer la police, on fait comment déjà ? Il faut partir de chez soi et s’inviter au voyage. Quitte à retomber sur de nouveaux ressassements. Il n’y a pas de raison qu’ils ne ressassent pas non plus, là-bas, les mêmes histoires de pouvoir, de violence et d’injustice, et qu’ils tombent eux aussi sur des os. Mais il n’y a pas de raison non plus qu’il s’agisse exactement des mêmes chutes et des mêmes ressassements. Pourquoi tout réduire d’avance au même ?

Béatrice Rateboeuf, en tout cas, nous apprend un peu plus loin qu’on ne tombe pas tous de la même façon, qu’il y a ceux qui se relèvent tout de suite après, sans avoir rien cassé, ceux qui se relèvent plus lentement, et ceux qui ne s’en relèvent pas. Qu’il y a des chutes anodines et des chutes spectaculaires, et que les plus spectaculaires ne sont pas toujours les plus graves. Que l’on peut encore tomber parce qu’on n’a pas su tourner à temps, ou bien tomber parce qu’on a voulu tourner trop vite. Mais surtout que tomber c’est un peu un Universel. Tout le monde tombe ou presque, c’est souvent une tragédie pour les vieux, et c’est parfois une tragédie plus grande encore quand on tombe dans sa jeunesse. Pas toujours toutefois. Ni pour les jeunes, ni pour les vieux, et ça c’est déjà un espoir.

François Rosset nous dit, juste après, que c’est presque la même chose pour le ressassement. Que là aussi c’est une affaire autant de jeunes que de vieux. Qu’à lire Pessoa, par exemple, on voit qu’il remonte à loin le ressassement de cette douleur, de ce « grand bien au goût de mal, de cette vie qui se désassemble ». Que ça a dû naître dans la prime jeunesse, et puis rester là, et s’écrire là, en faisant tourner sans fin dans les cercles ténébreux de l’intranquillité de l’âme. On n’a même pas besoin d’avoir un passé pour connaître de tels ressassements puisque c’est un peu autour du « rien » que tout tourne et tout revient. À ce compte-là, on peut aussi bien avoir encore son passé devant soi ou l’avoir oublié, on n’en ressassera pas moins. Et pourtant, Rosset ajoute que d’aussi pathétiques ressassements n’en connaissent pas moins, parfois, des ouvertures, que parfois l’espace s’élargit soudain, laissant présager l’advenue d’une nouvelle sensibilité, même d’un nouvel amour, qu’à côté des poèmes réécrivant sans relâche la répétition du malheur il y a aussi chez Pessoa les Grandes Odes et l’hommage à Whitman. Et ça aussi c’est encore un espoir.

Dans tous les cas, avec Rateboeuf et Rosset, on a peut-être de bonnes lunettes pour partir visiter l’Amérique latine et y voir enfin un peu de réel et de variations sous les éternels clichés. Voir comment on y tombe et comment on s’y relève, voir comment on y ressasse et comment surgit parfois un peu d’air nouveau, dans la splendeur étouffante des grands espaces. Et l’on en aura peut-être bien besoin de telles lunettes tant ce n’est tout de même pas coton de voyager en quelque trente pages sur tant de milliers de kilomètres. Jusqu’ici, Vacarme ne s’était jamais risqué à pareille gageure. Presque de l’histoire et de la géographie universelles. Mais on y a été contraint. D’abord par l’actualité, tant il n’est pas si fréquent de voir autant de gauches aussi différentes les unes des autres accéder peu ou prou en même temps à la salle de boutons (mais sans trop savoir à chaque fois ce que pouvaient encore actionner de tels boutons). Et ensuite parce qu’on risque de finir carbonisé à garder le regard braqué sur la France, l’Europe ou le Moyen-Orient. On n’a peut-être jamais eu autant besoin de croire encore un peu au « nouveau monde » et de reprendre le bateau à Lisbonne.

Besoin vital. Dans sa préface à Ciné-journal de Serge Daney, Deleuze prête à Beckett la pensée « la plus profonde » sur le voyage : « nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, nous sommes cons, mais pas à ce point »... Il oublie toutefois de préciser que ce même Beckett prévenait peu avant : « Ne déduisez rien de ces paroles en l’air, Mercier et Camier furent vieux jeunes ».