la mémoire qui flanche

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Dans le sud de l’Amérique latine, les mouvements sociaux ne sont plus les seuls à mobiliser les morts. Depuis 2002, ce sont les forces politiques traditionnelles, à travers une nouvelle génération d’hommes d’État, qui se réapproprient la mémoire des disparus et revendiquent la reconnaissance des crimes des anciennes dictatures, dans un nouvel esprit de revanche sur le passé.

À Buenos Aires, les Mères de la Place de Mai ne tournent plus en rond. Près de trois ans après l’élection de Nestor Kirchner au poste de président d’une Argentine en crise, elles ont décidé de rentrer chez elles. Hebe de Bonafini, la présidente historique d’un des courants des Mères, justifie sans broncher sa désertion de l’espace public : « l’ennemi n’est plus au gouvernement ». Phrase définitive, qui ne manque pas de surprendre dans la bouche d’un mouvement social atypique et intransigeant. Depuis vingt-cinq ans, une soixantaine de femmes, dont les enfants ont « disparu » sous la dictature (1976-1983), se sont emparées, chaque semaine et sans relâche, de cette place de Buenos Aires, pour demander des comptes à l’État. Le retour à la raison des « Folles de mai » a ainsi valeur de symbole, comme si l’Argentine venait d’entrer dans une nouvelle étape du « cycle de la mémoire ».

Risquons-nous alors à l’hypothèse selon laquelle les bouleversements politiques à la tête des pays du Cône Sud ont à voir avec la gestion de leur passé autoritaire. La présence insistante des temps noirs des dictatures serait décisive pour mieux comprendre l’actuelle articulation des mouvements sociaux de la région à leur gouvernement respectif. Parmi les six pays touchés par le plan Condor (ce plan coordonnant la répression des mouvements d’extrême gauche au niveau régional, de 1975 à 1980), cinq d’entre eux — Argentine, Bolivie, Brésil, Chili et Uruguay — ont élu ces dernières années un président proclamé « progressiste », depuis Lula (octobre 2002) jusqu’à Michelle Bachelet (janvier 2006). Mais aucun de ces pays, dont les rapports au passé divergent parfois fortement, n’est pour l’instant parvenu à élaborer une histoire de cette période autoritaire.

À des degrés divers, l’impunité des responsables prévaut, même si, en Argentine, les lois d’amnistie de 1987 ont été récemment annulées par un vote du Congrès. Le Chili attend toujours le procès de Pinochet. En Bolivie, les lois d’amnistie de 1982 protègent encore les militaires impliqués dans les dictatures à répétition des années 70. Fin 2004, le Brésil de Lula a annoncé sa décision de rendre publiques les archives de la dictature et, partant, la liste de morts et disparus durant le régime militaire ; mais la loi d’amnistie générale de 1979 demeure en vigueur. En Uruguay, les militaires en poste sous la dictature sont protégés par une loi votée en 1986, et confirmée par le référendum en 1989. La justification des gouvernements reste sensiblement invariable : il faut « faire communauté », préférer l’unité nationale aux divisions du passé. Ces impunités ont alors agi comme un puissant terreau pour de jeunes mouvements sociaux latino-américains, qui n’ont de cesse de relier leur combat actuel aux luttes passées des opposants politiques. Le profond « ressentiment » envers les autorités, qui nourrit l’action collective, se noue aux crises économiques présentes et fissure le consensus national, sur lequel les jeunes démocraties du Cône Sud sont censées reposer.

Faisons encore un rapide détour par les (défuntes) Mères de la Place de Mai, « ancêtres » des acteurs de la scène militante actuelle : derrière la mise en scène de la plainte, la remémoration des pleureuses est profondément ancrée dans le présent, à travers notamment un soutien indéfectible aux chômeurs et manifestants argentins. Victimes d’un régime politique répressif ou victimes d’un système économique barbare, il y va, disent les militants, d’un même combat : pour la dignité humaine. La mémoire des exactions semble devenue une ressource politique parmi d’autres pour les « perdants » d’une Amérique latine convertie aux vertus du libéralisme au moment, précisément, où les régimes militaires surgissaient. La mémoire est, comme toujours, construite et finalisée par des intérêts présents. Comme l’a signalé Walter Benjamin, « articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître tel qu’il a effectivement été, mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril » [1]. Et les périls du Cône Sud ne manquent pas, tant les secousses nationales, sur fond de paralysie institutionnelle et de complications économiques, semblent s’enchaîner. Crises argentine (2001), uruguayenne (2003), bolivienne (2004), pour ne s’en tenir qu’aux sursauts les plus médiatisés. Dans de tels contextes, les leaders des mouvements sociaux seraient devenus ces « maîtres du souvenir » qu’évoque Benjamin. Convoquer les morts, provoquer des unions, invoquer des forces et des formes : l’appel aux mémoires militantes est vecteur de mobilisation.

Tout d’abord, le recours au passé permet à ces mouvements de déformer la question de la représentativité et de gagner le rapport de force numérique face à des acteurs pourtant mieux implantés. Les mouvements minoritaires en appellent ainsi aux victimes passées — millions de colonisés et d’exclus, milliers d’opposants politiques — pour tenir tête aux partis traditionnels. Cette technique de récupération des morts au profit des luttes présentes, et à venir, est surtout visible parmi les associations de proches de disparus (l’Association des familles de détenus, dès 1975 à Santiago du Chili, jusqu’aux HIJOS aujourd’hui déclinés dans plusieurs pays du Cône Sud). Les HIJOS s’emparent des failles de la justice argentine et élaborent leurs actions sur ce vide juridique. Puisque la justice institutionnelle est impossible, reste une justice collective, depuis la rue, fondée sur la condamnation sociale et orchestrée par les habitants du quartier. Voici en extrait un des chants, devenu une marque de fabrique de ce collectif : « Ce que dit le gouvernement n’a pas d’importance / Nous n’oublierons pas ceux qui sont tombés / Ils sont présents dans chacune de nos luttes / Et grandit la lutte populaire ». En Amérique Latine plusieurs mouvements sociaux, parmi les plus inventifs, lient ainsi leur efficacité à leur capacité à mobiliser les morts. « Qu’est-ce qu’un disparu ? La réponse cynique est toute trouvée : un mort mobilisé », résume Antonia Garcia Castro dans son étude du cas chilien [2].

Le recours à ces mémoires souterraines est également créateur d’unité et producteur d’un cadre convergent susceptible de tenir ensemble des voix divergentes. En décembre 2001, alors que l’Argentine traverse une grave crise économique, politique et sociale, des milliers d’habitants s’emparent des rues et places de la ville, au son de casseroles et du slogan « Qu’ils s’en aillent tous ! ». Le gouvernement, après avoir décrété l’état de siège et ordonné la répression de la foule, abdique sous la pression populaire. En janvier 2002, naissent les premières assemblées « de quartier » ou « populaires », héritières des révoltes de décembre. Ces réunions hebdomadaires de voisins, souvent décrites comme spontanées par les médias, fondées sur des mécanismes de démocratie directe, rassemblent chacune dans les premiers mois près de deux cents personnes sur les places de la ville. Durant l’année 2002, malgré des effectifs en baisse régulière, ces expériences éphémères tentent sans relâche de s’imposer comme des contre-pouvoirs locaux au pouvoir péroniste en place. Structure extrêmement segmentée, polycéphale, diffuse, où chaque cellule vit sa propre vie en complète autonomie par rapport au reste du mouvement, la « nébuleuse » des assemblées parvient tout de même à se coordonner, à créer du commun et à fédérer les luttes.

On peut se demander si c’est cet appel aux mémoires des militants et la « manipulation » de celles-ci qui permettent d’arracher le consensus, de façonner des espaces d’unanimité, inscrivant toujours les actions militantes du quotidien dans le long terme des années noires (organisation de débats hebdomadaires, interventions régulières d’historiens et d’universitaires, publications par les assemblées de manuels sur l’histoire argentine récente). Le slogan « Qu’ils s’en aillent tous ! », devenu cri de ralliement des assemblées, deviendrait en ce sens le symétrique du « Jamais plus ! », associé aux mouvements de proches des disparus. Un extrait du discours commun des assemblées de quartier prononcé le 24 mars 2003, soit 27 ans après le coup d’État militaire argentin, en donne la manifestation : « Le peuple en a marre de ces politiques de la faim, du chômage, de la corruption, de la répression, de l’impunité. Et nos 30 000 camarades, détenus et disparus, les plus de 500 enfants séquestrés (dont neuf assassinés), les plus de dix mille prisonniers politiques, les exilés, les assassinés, les torturés, ceux qui ont résisté des façons les plus variées à la dictature, tous ceux-là sont présents dans toutes et chacune de nos luttes qui parcourent aujourd’hui l’Argentine. » [3]

La mémoire, ressource politique efficace pour les « perdants » des années de libéralisme économique imposées à la pointe Sud du continent latino ? Mieux : la boîte à mémoires aurait assuré l’inventivité de nombreuses luttes du début des années 2000. En Argentine, où les mémoires du Proceso (le processus de réorganisation nationale, l’autre nom de la dictature) n’ont toujours pas laissé place à une véritable histoire de la dictature, « on n’a pas pu établir une distance vis-à-vis du passé : il y a eu un éloignement chronologique, non pas une séparation marquée par des ruptures symboliques fortes », constate Enzo Traverso. Nous sommes ici confrontés à ce que Dan Diner a appelé un « temps comprimé qui refuse de se donner comme passé » [4]. Il revient aux mouvements sociaux de s’emparer de ce « temps comprimé », pour mieux fissurer les discours officiels, sur fond de perte de légitimité des partis politiques et gouvernements traditionnels. L’opposition entre des mémoires militantes et souterraines d’une part, et les silences et omissions du discours officiel étatique d’autre part, rend compte — en partie — de la force des mouvements latinos du début des années 2000.

Depuis quelques mois pourtant, une nouvelle donne s’installe. Une série d’élections présidentielles a renouvelé les configurations politiques nationales dans le Cône Sud. Les différents scrutins, en portant au pouvoir des hommes apparemment neufs, semblent avoir redonné de la légitimité à chacun des systèmes politiques. Comme si les gouvernements avaient retrouvé leur place centrale dans l’espace public, rejetant aux marges les mobilisations nées quelques années auparavant. Les assemblées de quartier ont disparu dès 2003, année de l’accession de Nestor Kirchner au pouvoir. La mauvaise passe que traversent les piqueteros confirme la tendance. Depuis 2003, ceux-ci connaissent une perte de légitimité aux yeux de l’opinion publique, des difficultés à se situer par rapport au pouvoir « progressiste » en place, entre partenariat aveugle et opposition stérile, ainsi qu’un écartèlement du mouvement entre ses différentes tendances. Victimes d’une efficace politique de répression (emprisonnement de manifestants, condamnations judiciaires régulières), les coupeurs de route argentins, figure de la résistance des années 90, semblent actuellement, à l’image de nombreux autres mouvements, bloqués.

Est-ce l’histoire d’un transfert de ressources, classique en sociologie de la mobilisation ? Le thème de la mémoire et de la reconnaissance des crimes de la dictature, revendication qui a permis à de nombreux mouvements désordonnés et rebelles de se légitimer dans l’espace public et d’inventer des manières d’exister, a progressivement été repris par les forces politiques traditionnelles. Au coeur de ce transfert, la ressource mémorielle change sinon de nature, du moins d’usage. Du souvenir comme appel à l’action, on passe à une mémoire assagie, modalité de la réparation pour les gouvernants et dont l’usage est facilité par l’origine des nouveaux hommes de gouvernement.

Lula a su jouer de son statut de leader syndical des ouvriers de São Paulo dans les années 80. Nestor Kirchner n’a cessé de faire valoir son engagement passé aux côtés des montoneros, petite guérilla péroniste d’extrême-gauche étiquetée « subversive » sous la dictature argentine. Élu en décembre 2005 à la présidence de la Bolivie, Evo Morales, d’abord membre de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) puis leader du Mouvement vers le socialisme (MAS), s’est fait connaître comme l’une des principales figures du syndicalisme des cultivateurs de coca. Au Chili, la leader de la Concertation démocratique, Michelle Bachelet, qui a milité dans la clandestinité contre le régime de Pinochet dès 1973, a été arrêtée et torturée avec sa mère en 1975 dans un des centres de torture de Santiago (Villa Grimaldi). La victoire de Bachelet intervient dans un pays où un gouvernement de « centre gauche », en poste depuis 1999, a peiné à s’imposer sur le sujet. Le président Ricardo Lagos, s’il a ouvertement pris position contre les lois d’amnistie visant les militaires en poste sous la dictature, est resté en retrait. Les présidents Kirchner, Lula et Morales ont manié sans retenue et avec succès le thème de la « revanche » sur le passé. Revanche des ouvriers pour le Brésilien, des opprimés politiques pour l’Argentin, des Indiens pour le Bolivien d’origine aymara. Étiquettes faciles et assez vagues pour faire consensus, slogans politiques efficaces, mais qui contiennent, aussi, de sérieuses interrogations sur la (mé)forme démocratique de la région.

Le thème de la « revanche », en installant d’emblée une dangereuse distorsion entre passé et présent, met à mal les fondements démocratiques. Prendre sa « revanche » revient à placer sur le même plan hier et aujourd’hui, à importer concepts et repères appartenant à un passé plus ou moins éloigné. Ce mécanisme de transposition des discours indique les limites des actions des mouvements sociaux et de certains présidents élus, souvent inconciliables avec la temporalité démocratique. Pourquoi, par exemple, faire resurgir l’antagonisme ami/ennemi caractéristique des temps de la dictature, sinon pour fragiliser la mise en place d’un espace politique en démocratie ?

La phrase d’Hebe de Bonafini (« l’ennemi n’est plus au gouvernement ») confirme les risques politiques encourus à faire du passé une ressource politique comme les autres : la présidente des Mères, plutôt que de désigner un adversaire politique, pointe du doigt un « ennemi ». Le face-à-face du bourreau et de la victime semble se répéter. Le rappel du passé annule toute possibilité de médiation, toute intervention de tiers, en reproduisant l’opposition frontale et stérile sur laquelle se sont construits les régimes autoritaires latino-américains. La filiation « naturelle » établie entre l’État militaire des années 70 et 80 et la résistance au système économique des années 2000 paraît avoir contaminé l’ensemble de la scène militante. Des activistes argentins, tués par la police lors de manifestations ces dernières années (Teresa Rodriguez, Anibal Veron, Maximilliano Kosteki), sont devenus les martyrs des causes piqueteras. Les coupeurs de route se sont emparés de ces morts pour faire vivre leurs mouvements. D’emblée ces acteurs sociaux façonnent leur identité dans un face-à-face avec l’institution policière. Le thème de la répression, importé de la dictature (la répression d’État envers les éléments jugés « subversifs »), mis en scène à chaque piquete, permet, mécaniquement, la légitimation des luttes d’aujourd’hui. On trouve ici une autre explication à la baisse d’intensité des luttes des piqueteros depuis l’élection de Kirchner, prises au piège d’une opposition d’un autre temps.

Les nouveaux élus ont recouru à la ressource mémorielle dans les premières heures de leur présidence. Le président uruguayen Tabare Vazquez a ordonné un vaste programme de fouilles dans les propriétés du pays ayant appartenu à l’armée. Dès mai 2003, Kirchner révoque le commandement des forces armées. Il annule ensuite un décret interdisant l’extradition des militaires accusés de crimes contre l’humanité. Jusqu’à l’annulation des lois d’amnistie protégeant les militaires en poste sous la dictature. Dernière promesse de l’ex-gouverneur d’une petite province de Patagonie, accueillie avec ferveur par la plupart des observateurs locaux : faire un musée de l’École mécanique de la marine (Esma), ex-centre clandestin de détention où ont disparu plus de 5000 personnes. Travail de deuil nécessaire dont ce lieu de mémoire serait une des armatures ou muséification d’un devoir de mémoire dévitalisé ? Mémoire morte ou mémoire vive ? C’est tout le formidable potentiel critique des mémoires de « vaincus » qui risque de se retrouver cloisonnée entre les murs d’une mémoire, sinon officielle, du moins donnée d’office.

Notes

[1Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire » (1940).

[2Antonia García Castro, La mort lente des disparus au Chili (1973 - 2002), Maisonneuve & Larose.

[3Les nombres de disparus et d’opposants politiques dans ce discours ne sont pas confirmés par les historiens, mais ce n’est pas le débat ici.

[4Enzo Traverso, Le passé, mode d’emploi, La Fabrique, 2005, p.52.