Vacarme 35 / cahier

écritures de la musique / 1

La nation triomphante

par

La persistance des catégories nationales dans les discours sur la musique ne biaise pas seulement l’interprétation des œuvres : elle confie à celles-ci la tâche suspecte de ressusciter une âme des peuples, et de rassurer les nations sur leur intemporelle identité. Tâche dont ne sortent grandies ni la musique, ni la politique.

Dans les conseils bibliographiques d’un ouvrage d’initiation et de vulgarisation paru en 2004 [1], on peut lire, au sujet de l’Histoire de la musique d’Émile Vuillermoz (Livre de poche, première édition en 1949) : « des analyses riches, éclairantes et aucunement ennuyeuses, qui font encore aujourd’hui référence. » Vérification faite, qu’y trouve-t-on ? « Saint-Saëns résume en lui quelques-unes des particularités caractéristiques du génie de notre race : le goût de la netteté, de la clarté et de la logique, l’amour de la pureté néo-classique, l’intellectualisme raisonneur et l’intransigeance nationaliste. » Ou bien encore : « [Beethoven] occupe dans l’histoire de la musique une place singulière : celle d’un souverain plébiscité et porté sur le trône par le consentement unanime des peuples. Il tient, en effet, son pouvoir dictatorial du suffrage universel. » Est-ce cela qui fait référence ? Pourquoi certains, que l’on ne peut suspecter a priori de sympathies nationalistes et antidémocratiques, recommandent-ils (tolèrent-ils ?) de telles assertions ? C’est qu’il est temps de réfléchir aux impensés politiques des discours sur la musique.

Au XIXe siècle, alors que se construisaient les nations et que s’organisaient des écoles nationales artistiques, une façon d’écrire sur la musique, d’écrire son histoire en particulier, s’élaborait. L’histoire de la musique qui s’invente alors, au même titre que l’histoire de l’art, a été tout autant un agent qu’un reflet de la montée des nationalismes [2]. La préservation de l’art national était perçue comme le meilleur garant de l’autonomie politique, la musique devenant ainsi l’expression et le véhicule du génie de la nation, du peuple, voire de la race dans l’histoire. Nos jugements, nos goûts et nos pratiques restent largement tributaires de ces discours. Sans revenir en détail sur ces fondements, il faut en sonder les résonances aujourd’hui dans les discours mélomanes, critiques ou même musico-logiques et en saisir les présupposés.

On n’efface certes pas facilement des années de réflexion sur « l’esprit » de la musique française, russe, italienne... À titre d’exemple : « les vertus essentielles de l’esthétique musicale française tendent avant tout à élever le plaisir sensible jusqu’aux délices de l’intellect [...]. Un tel goût de la précision, qui présuppose le vif besoin d’une limite, le sens du divertissement poussé jusqu’à la rigueur scientifique, ces gracieuses machines où le calcul apparaît comme un caprice quand il ne se dissimule pas derrière quelque sortilège désignent certainement les constantes du génie musical français dans toutes les étapes de son histoire [3]. » Que cela soit formulé en 1951 par un homme né à la fin du XIXe siècle, disciple de Maurice Ravel et qui fut résistant au sein du Front national des musiciens pendant l’occupation n’étonne guère : c’est tout — ou presque — le champ musical occidental de ce temps qui est traversé par l’obsession nationale. Que ces propos servent de grille de lecture à Jean-Michel Nectoux, musicologue et alors conservateur au Musée d’Orsay, pour fonder une réflexion sur la « musique française » du XXe siècle, surprend déjà plus. Tout d’abord, une histoire de la musique qui ne se tient pas à distance de son objet et qui en rend compte en se fondant exclusivement sur les discours de l’époque se condamne à en reproduire les partis pris et, de fait, l’idéologie qui la sous-tend. Plutôt que de reconduire les schémas nationalistes conçus par les musiciens et musicographes du XIXe siècle, ne faudrait-il pas mener l’analyse de leur formation et transformation, c’est-à-dire une histoire comparée de l’idée d’« école nationale de musique » ? Car hors l’usage assez peu raisonné de mélodies dites populaires, ces partages géographiques et musicaux furent bien plus souvent proclamés que réalisés. De plus, postuler des caractéristiques constantes propres à la musique française, c’est croire en la continuité historique d’un art perçu comme expression de l’identité d’un peuple ou d’une nation. C’est indirectement considérer l’existence d’une France authentique, immuable et éternelle : il y aurait un art français véritable. Énoncée dans le contexte de création des identités nationales, la théorie n’en reste pas moins vivace auprès du public mélomane qui court écouter le bon goût français, l’âme slave (ou russe, la confusion est de rigueur). Enfin, ces caractéristiques ne pourraient-elles pas être celles de la musique de Beethoven et Bartok, Berio et Purcell ? Si l’histoire de l’art a déjà bien entamé sa mue, il est temps que l’histoire de la musique s’y engage, laissant de côté le mythe d’une identité nationale transhistorique.

Par ailleurs, comment faut-il lire, dans une étude sur l’opéra romantique, que Meyerbeer est le fondateur de l’opéra français alors qu’il a acquis « un sens « allemand » de l’harmonie [...] et, d’autre part, la verve et l’épanouissement de la mélodie italienne » (Histoire de la musique, Bordas, une « référence majeure dans sa discipline » dit la quatrième de couverture, réédition 2004) ? Assertions d’autant plus approximatives qu’en exergue, l’auteur cite Verdi : « Il n’y a pas de musique italienne, allemande, ou turque — mais il y a une MUSIQUE ! ». Que penser quand des critiques de musique s’enorgueillissent de différencier « à l’oreille » (l’instance suprême ?) un style français d’un style russe ? Ainsi, à propos du dernier enregistrement du violoniste Laurent Korcia consacré à des œuvres de Bartok, a-t-on pu lire que son jeu est « flamboyant sans outrance, expressif sans débraillé, virtuose sans ostentation », c’est-à-dire qu’il « prouve qu’on peut jouer du violon à la slave en se gardant de toute obscénité » (Le Monde, 7 février 2006) ; il traduit « cette recherche absolutiste de précision française et de puissance héritée de l’école russe » (Libération, 23 janvier 2006). S’il est bien illusoire de déterminer exactement ce que c’est que jouer du violon à la slave (les Slaves jouent-ils tous de la même façon ? et les Slaves, qui sont-ils ?), l’adjectif détermine ici une qualité comportementale : mais être précis, est-ce vraiment français ? slave, obscène ? La musique est tenue, par analogie, comme une manière d’être propre à une nation, à un peuple. Il y a dans ce genre de formules métaphoriques des implications politiques sous-jacentes. La recherche de précision n’est d’ailleurs pas absolue mais absolutiste ! Ces glissements justifient, malgré eux sans doute, des préjugés ethniques et culturels suspects et en nient le caractère fantasmatique. Se révéleraient dans un « style » un certain tempérament ou un ethos identitaire. Rappelons pourtant l’avertissement de Meyer Schapiro en 1953 [4] : « La théorie selon laquelle une vision du monde ou une façon de penser et de sentir suscitent des constantes à long terme à l’intérieur du style prend souvent, quand elle est formulée, le caractère d’une théorie raciale ou nationale [...]. Le fait d’entendre répéter que l’art allemand est, par nature, tendu et irrationnel, que sa grandeur dépend de sa fidélité au caractère national, a contribué à faire accepter l’idée que ces traits étaient inscrits dans la destinée de ce peuple. »

S’il ne s’agit pas de souscrire à l’universalité de la musique telle que la proclame Verdi — l’idée est tout autant connotée idéologiquement —, il s’agit au moins d’éliminer les réflexes nationalistes ancrés dans les discours sur la musique. Roland Barthes soulignait qu’il était difficile d’écrire sur la musique sans recourir à la catégorie de l’adjectif. Ne peut-on pourtant se passer de sa variante géographique ? Tant que ces discours n’auront pas été historiquement déconstruits, c’est la musique elle-même qui restera toujours porteuse de valeurs politiquement douteuses. En effet, sa fonction serait de conserver pures les valeurs nationales transmises par les générations ; dans les productions musicales se révélerait l’avenir ou le possible déclin d’un peuple. Il s’y jouerait la fiction d’une vision partagée et héréditaire ainsi que l’ordonnancement rassurant des nations. À cette aune, quel sort faire au succès sémantique de l’appellation « nouvelle chanson française » ? Présentée comme l’héritière de ce que serait la « tradition » de l’auteur-compositeur-interprète, cette chanson serait tout à la fois un bastion préservé du venin altérant de l’étranger (l’hydre anglo-saxonne en l’occurrence) et l’incarnation pour la nation d’une survie musicale et politique. Dogmatiser la nationalité d’un style musical et son immutabilité apparaît comme l’instrument d’une politique des frontières fermées.

Notes

[1Marie-France Castarède, Benoît Berthou, L’indispensable de la culture musicale, Levallois-Perret, Studyrama, 2004.

[2Éric Michaud, Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005. C’est la lecture du deuxième chapitre (« Nord-Sud. Du nationalisme et du racisme en histoire de l’art », p. 49-84.) qui inspire en grande partie mon propos.

[3Roland-Manuel cité et traduit de l’italien par Jean-Michel Nectoux, « Chemins de la musique française », in Jean-Pierre Derrien (réunis par) 20e siècle. Images de la musique française. Textes et entretiens. Paris, Sacem & Papiers, 1986, p. 8.

[4« La notion de style » in Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 73.