tomber
Denise marche sans canne avec ses mains dans les poches. Ce matin toute sa figure est tombée sur le trottoir et chez elle, dans le miroir, elle voit qu’elle a perdu son teint. Il faut qu’elle s’arrête de tomber tout le temps, n’importe où, mais ses os ne sont pas faibles, ils n’ont jamais cassé, s’ils cassaient peut-être qu’elle s’arrêterait de tomber, croit-elle.
Fernand a soulevé la chaise qui est très lourde et l’un des pieds s’est accroché dans le tapis. La chaise s’est renversée et il est passé par-dessus, la chaise et lui sont tombés ensemble. Il a rampé jusqu’au téléphone. « J’arrive », a dit sa fille. Fernand se souvient d’avoir entendu la clé claquer dans la serrure. Il a ouvert un œil quand quelqu’un lui a dit : « C’est moi qui vous déshabille. » C’était un pompier puisqu’il était jeune et habillé en noir. Il lui a enlevé le haut. Qui lui a enlevé le bas, ça Fernand ne l’a pas vu. Après des semaines d’hôpital, il ne savait plus marcher, il a fallu qu’il reprenne à zéro, à 87 ans. Chez les vieux, il y a plus d’accidents dedans que dehors.
Il faisait petit jour, le marché s’installait. Victoire a bien vu la tache blanche par terre entre les stands, mais quand on se sent partir on ne peut pas se rattraper. C’était une flaque de crème fraîche, bien grasse, pas allégée dans ce temps-là, elle me parle d’il y a soixante ans. Victoire s’est étalée de tout son long et relevée aussi vite, avec la bouteille de lait vide — une consigne en verre comme on les faisait — intacte dans le filet à commissions, ouf, car ils n’étaient pas riches. C’est la seule fois où elle est tombée, c’est drôle, parce que maintenant qu’elle a beaucoup d’étourdissements de Ménière, elle ne tombe jamais quand ses vertiges la prennent. Toutes les amies de son âge dégringolent les unes après les autres et vas-y que je te casse un col de fémur ou une paire de côtes. Au bout de deux ou trois fois, ça ne rate pas, c’est la maison de retraite.
Là, plus question de tomber : on y entre avec sa valise mais surtout pas ses descentes de lit, on se cramponne aux rampes vissées le long des couloirs, on est emporté vers les étages sur les strapontins des ascenseurs, on reste arrimé aux ventouses antidérapantes qui tapissent le fond des baignoires et, à l’entrée de la salle à manger, ce sont les os de métal infracturables des déambulateurs qui s’entrechoquent dans l’embouteillage de midi. Il est même interdit de tomber amoureux, de tomber dans les bras en branches d’un printemps miraculeux, l’étreinte raide et douce d’un dernier soupirant qui, à l’inverse du petit peuple en chaussons boitillants, cesserait alors de soupirer pendant les heures de fauteuil au rez-de-chaussée. Dans les chambres, les entassements, les amoncellements, les superpositions, tout le mille-feuilles des longues vies qui inlassablement cherche à se reconstruire est sapé jour après jour d’un revers de main inflexible. Le lisse des surfaces ne reflète que le vide vers lequel les pensionnaires chancellent, livrés aux courants des mémoires en quête de reconnaissance qui errent dans leur peau, leurs viscères et les iris blanchis de leurs yeux. Sous les ressacs imprévisibles, les vieilles jambes se raidissent, se brisent, glissent, s’emmêlent, se renversent, s’effondrent. Un rapport restitue alors les apparences de l’accident, dans la langue officielle des maisons qui bannit les « tomber » pour imposer les « chuter ». Chut sur les tombes, chut.
Des vieillards ainsi s’écroulent sans parade vers la terre des jardins, sur de molles taupinières plus fracassantes que la pierre, pendant que des enfants tombent en l’air, font des sauts périlleux, sont éjectés de leur tricycle, s’envolent d’un trébuchement dans les pentes, sont propulsés bras ouverts vers le ciel des balançoires. Un homme fait un pas de côté, une femme n’épouse pas un virage, une autre se prend les pieds. Sous chacun de nos pas nous écrasons une chute possible, seul son exact reflet en nous, fêlure, craquement ou vertige, rupture, torsion, secousse ou tremblement, nous précipite vers elle dans l’éclair de l’instant T et nous couche contre terre, comme autrefois quand rien encore ne nous tenait debout, comme demain quand la verticalité nous aura lâchés.
Il faut savoir tourner. Sonia a perdu l’équilibre dans un virage de poudreuse, la pente l’a emportée, elle roulait sur elle-même et les lattes collées à ses chaussures tournaient comme des ailes de moulin. Un ski s’est planté dans la neige, cassant net la course, et le genou a craqué deux fois. Elle s’est relevée, incrédule et courageuse, mais la cuisse et sa suite ne tenaient plus ensemble, que par la peau. Aucun dégât visible, la blessure était à l’intérieur. Les ligaments du genou s’étaient déchirés, tous, les croisés et les latéraux. « Tu as déjà coupé un pied de veau ? La semaine dernière j’ai acheté de la viande pour la potée, j’ai demandé un pied de veau à mon boucher et il m’a mis la jambe entière dans le paquet. À la maison, j’ai voulu en faire deux morceaux en coupant les tendons de l’articulation, j’ai essayé avec tous mes couteaux, avec des ciseaux, avec la scie, je n’ai pas réussi et j’ai tout jeté à la poubelle. » Maintenant elle ne peut plus compter que sur une jambe, l’autre, après deux opérations et des mois de bras-le-corps avec les machines de rééducation, a repris une forme, une mécanique, mais pas sa jeunesse. Qui est bien restée quelque part, et ce n’est pas dans la neige qu’il faudrait la chercher.
Un corps allongé tremble, la fièvre dans son four rattrape l’eau en fuite par tous les pores, la peau se tend de la tête aux talons et assèche l’air tout autour, le dedans se creuse et se vide, du plafond de côtes apparentes tombe une pluie de cellules mortes, une pluie fatiguée et décolorée qui peu à peu adoucit les arêtes d’une colonne couchée, et plus rien ne tremble.
Il y avait trop d’avions à l’atterrissage et la tour de contrôle a demandé au pilote d’attendre. Lui n’a pas voulu, il a repéré une petite piste herbeuse à l’écart, à l’oblique de son axe, et a effectué un double virage en S. Fred à ses côtés a compris tout de suite qu’il le prenait trop serré, qu’ils allaient heurter le pylône à carreaux blancs et rouges. L’avion l’a touché du bout de l’aile et a tournoyé, en fait non mais Fred l’a cru, l’avion a juste perdu de sa portance et s’est écrasé à plat sur la pelouse, avec l’hélice qui tournait en projetant de grosses mottes, elles volaient et venaient cogner le cockpit d’une frappe mate. Le pilote et Fred se sont extirpés très vite, mais l’avion ne s’est pas enflammé. Les autorités de l’aéroport — grand, international et suisse de surcroît —, les pompiers, les douaniers, les policiers sont arrivés sous une nappe de sirènes. La police a gardé le pilote. Fred est parti en zigzaguant au bras de l’amie venue les attendre. C’était la première sortie d’un petit Jodel des années 50, un bijou de bois et de toile, que le pilote avait mis cinq ans à restaurer. Il faisait très beau. Fred avait 20 ans. Au moment où ses pieds touchaient le sol, sa main a pris un bout de bois de l’aile brisée et l’a fourré dans sa poche. Il l’a toujours, quelque part, là-haut, la photo prise au décollage aussi.
Mimi ne tombe jamais. Mais tomber, ce n’est pas forcément spectaculaire. Bon, alors la seule fois, mais elle n’a rien eu du tout, c’était en août dernier, une chute sans aucun intérêt. En arrosant le jardin, elle a trébuché sur une boucle du tuyau. Boum, sur le dos. Elle s’est dit : « Maintenant, tu es vieille. » Elle a 41 ans. Elle s’est vite remise sur ses pieds en regardant si on l’avait vue. Quand quelqu’un tombe, les gens rient. Elle était en sandales, des birkenstock qu’elle n’enfile que pour arroser. « Si tu remets ces horreurs, je divorce », avait dit son mari. Mais elle aime les avoir aux pieds, sentir son talon, la cambrure de sa voûte plantaire, le rebondi de ses orteils peser sur les creux et les bosses de la semelle intérieure qui fait la réputation de la marque, ça calme ses mollets toujours au bord de la crampe et soulage ses lombaires tassées. L’arrosage du soir est toujours un peu stressant, entre le dîner à préparer et son mari qui téléphone pour qu’elle vienne le prendre à sa sortie du bureau, et puis il faut qu’elle s’habille. Elle s’habille même pour ces cinq minutes de voiture. En cas de panne ou si on l’emmène au poste de police, elle ne peut quand même pas se montrer comme ça, en short et en birkenstock.
« Jamais tombé non plus », dit Edmond. Si, pourtant, à 15 ans il a fait un vol plané. Il avait rendez-vous avec une fille dans un cinéma de Dijon. Le boulevard descendait en forte pente, il a lâché le moteur du vélo-solex à fond, c’était en juin, ses lunettes de soleil ont glissé sur son nez, de ses deux mains il les a redressées, il y avait un nid-de-poule dans la chaussée, le moteur s’est décroché, le galet a bloqué les rayons. Edmond s’est envolé.
Quarante ans plus tard, la veille du nouvel an, il a fait un pas de côté. Oh, une petite chute de rien du tout. C’était un 31 décembre, ils étaient invités chez des amis, pour une fête d’ailleurs. Après-midi tranquille, rien à préparer. À la tombée du jour, il est sorti par l’escalier de la cuisine qui donne sur le jardin. L’air était d’une douceur étonnante, plus une trace de givre. Au lieu de descendre les marches comme il l’a fait des milliers de fois, il a mis son pied dans un vide et est tombé lourdement sur les dalles. Par réflexe, il a avancé la main gauche, c’est elle qui a pris le choc, ou plutôt l’index, celui qu’on pose sur le stylo, Edmond est gaucher, ce qui ne l’arrange pas. Il s’est relevé, il y a eu un trou, un moment pas très clair, ensuite la douleur l’a fait revenir à lui. Il est parti au centre de traumatologie en conduisant de la main droite. Là-bas c’était désert. Il a attendu le médecin, les infirmiers attendaient aussi, dans le calme d’avant les mains ouvertes par les couteaux à huîtres, d’avant les doigts explosés par les pétards. Il a longuement examiné les prothèses groupées dans une vitrine. Il a attendu le résultat de la radio : fracture de la phalange. Le médecin a moulé une coque sur sa main. Edmond a attendu encore, il fallait faire un dossier, remplir des formalités. Quand il est rentré, Georgina était partie à la fête comme convenu, il est resté un moment dans la maison, il a rejoint les amis tard, se forçant un peu, quelque chose s’était décalé. Son pied l’avait emmené ailleurs, où il n’était pas censé aller. Il se sentait soulagé, sans savoir de quoi, puisque l’idée de la fête lui plaisait bien. Il avait aimé ce temps passé au centre de traumato, il y serait bien resté davantage. Longtemps, il a eu l’impression d’être parti quelque part et revenu. Pourquoi n’a-t-il pas choisi les urgences de l’hôpital où les gens vont d’habitude ? « Je savais que c’est au centre de traumato qu’il fallait aller. Lorsque notre fils a eu un accident de moto très grave, c’est là qu’on nous avait dit de le retrouver. »
Léo aussi, sa mère l’a retrouvé aux urgences. Elle dit qu’à son arrivée il lui avait souri avec son air de nouveau-né. Léo a fait une chute de 9 mètres dans un temple, 9,32 mètres exactement. Son père supervisait le chantier de rénovation et Léo était chargé de poncer le plafond en bois, son job de l’été. On avait monté une plate-forme gigantesque, elle touchait les murs, elle faisait comme un faux plafond. Toute la journée il travaillait entre ces deux plafonds, la tête levée, sans voir rien d’autre. Au milieu de la plate-forme de 200 m2, il y avait un trou de 1 m2, par lequel on avait monté les outils à la corde les premiers jours. Il a voulu poser une planche par-dessus pour poncer cette partie de la voûte. Il a demandé à un gars de l’aider, a soulevé cette planche de 2,50 mètres de long par un bout, a fait un grand pas en arrière pour enjamber le trou et a ramené l’autre pied. Il portait des baskets, chaque matin il les nouait très fort pour qu’elles tiennent bien aux pieds sur le chantier, mais ces lacets ne sont pas prévus pour être serrés, du coup ils étaient trop longs et traînaient. Lorsqu’il a levé le pied gauche pour reculer d’un pas, le lacet sur lequel s’était posé le pied droit a tout bloqué. Pendant la chute Léo n’a rien vu. Arrivé en bas, il s’est relevé, avec un fou-rire qui ne voulait plus s’arrêter. Il est tombé couché sur un banc d’église, long et étroit, le premier face à l’autel, quelques centimètres plus loin il n’y avait plus que les dalles de pierre. Le banc sous le choc s’est fendu dans toute sa longueur. On lui a tendu de l’eau, il a bu le litre d’une traite, on lui a dit de ne pas bouger, mais il s’était déjà levé, de ne pas boire, il avait déjà bu. Il a reconnu tous les gars qui le regardaient, une vingtaine, mais leurs rôles, leurs prénoms se sont mélangés et il a arrêté de rigoler. Tout s’est mis à tourner. C’était la conscience. On l’a allongé sur les dalles fraîches. Il avait un gros vide dans la tête. Ses bras sont devenus très longs, ses jambes gondolaient, mais c’est la tête qui avait commencé à flotter. Il avait du mal à parler, il aurait bien aimé, mais tous l’empêchaient de bouger, le plaquaient au sol. Quand l’ambulance est arrivée, Léo riait de nouveau, mais différemment, c’était plutôt pour oublier et rassurer les autres. Il fait toujours ça, c’est son défaut, rire de tout. Il était certain de n’avoir rien de cassé, mais les ambulanciers l’ont mis sur un brancard, lui ont posé une minerve, le flottement s’est transformé en courbatures, il était tombé sur le flanc droit mais avait mal à gauche, personne n’a pu lui expliquer pourquoi. Les ouvriers, les ambulanciers, les infirmières, les médecins, tous lui posaient les mêmes questions : « Tu as mal là ? Et là, tu as mal ? » Eux aussi flottaient, parce que Léo était vivant. Dès que Léo a récupéré son sac dans sa chambre, à l’hôpital, il l’a fouillé à la recherche de sa calculette, il ne sait plus pourquoi il l’avait emportée ce jour-là. Il a calculé en combien de temps il était tombé, avec la formule masse sur distance, ça y est, maintenant il l’a oubliée, mais ce jour-là il n’avait pas eu à réfléchir. En tout cas la réponse était : 0,7 seconde. La première nuit, pendant son sommeil, il s’est vu tomber, il tombait sur le côté comme s’il dormait, en enfant, se penchant lentement vers le trou et tombant tout droit au ralenti. Le lendemain, l’un des ouvriers lui a téléphoné, celui dont le visage se découpait dans le carré du trou, à l’aplomb du banc, lorsque Léo avait ouvert les yeux. « Tu m’as souri », a dit Bogdan. Alors il avait dévalé les escaliers métalliques et était sorti en courant, il s’en excusait, quelques années auparavant — l’année de ses 17 ans — il avait été emporté par une avalanche et était resté dans le coma. Deux semaines après son retour à la maison, Léo ne pensait plus à l’accident, c’était passé à la trappe. Il a tendance à très vite oublier les choses, surtout les choses pas drôles. Aux urgences, quand ses parents étaient apparus derrière la vitre, il avait été heureux de leur arrivée, il s’amusait de les voir bouger comme ça, tout nerveux. De ses parents aussi il se cachait en riant, mais ils lui ont dit qu’on ne rigolait pas de ça. Il a accepté de voir un psy, mais ce psy parlait tout le temps, il était trop impressionné. Léo ne connaît personne à qui ce soit arrivé. Depuis une semaine, il a 18 ans. Ce soir, s’il est en retard, c’est parce qu’il se demande comment faire avec le temps. 0,7 seconde pour faire 9,32 mètres, ça fait 47,91 kilomètres en une heure. Pendant 0,7 seconde, il a fait du 48 km/h dans l’air. C’est la vitesse de quoi ? De rien, c’est une moyenne. En tombant, il a fait une avance rapide et maintenant il est de nouveau dans le grand temps. Il ne veut plus laisser le temps passer comme ça, à attendre que tout lui vienne, la chute elle aussi est venue à lui, et il cherche maintenant ce qu’elle lui a apporté. Léo est plus solide qu’une planche de banc puisque lui n’a rien eu, c’est le bois qui s’est fendu. Quand il était petit, il habitait Arbois. Au jardin d’enfants, il s’amusait avec les autres à cacher un jouet. Il le cachait toujours au même endroit, dans un recoin en travaux de la cour, sous une grande planche posée debout contre le mur. La planche est tombée sur sa tête, lui a fendu le dessus du crâne, on l’a refermé avec des agrafes. Ces deux histoires se regardent tout à coup, au milieu de tant d’autres qui se croisent à grande vitesse, et Léo se tait.
On comprendra que ce texte se passe de chute.
Merci Pagona, merci Hugo.