Vacarme 35 / lignes

Les pages qui suivent s’intitulent « lignes ». Ramassées pour l’instant autour de quatre questions, promises à être posées et re-posées à chaque numéro durant l’année à venir, elles s’étofferont ces prochains trimestres de nouvelles entrées, de nouvelles lignes jusqu’à constituer une trame que nous espérons de plus en plus serrée, cohérente, résistante.

Que la politique soit ainsi affaire de tissage n’a guère de quoi surprendre — mais il y a lignes et lignes : les unes, tirées d’en haut, démarquent en arasant ce qui excède principes et programmes fixés une fois pour toutes ; les autres fuient vers l’horizon avec le risque de peiner à se rejoindre, tant la fuite disperse, égaille, et ne défait parfois l’enclos qu’en rendant chacun à sa solitude. Ainsi le problème le plus commun, mais aussi le plus communément évincé, à gauche, est-il celui d’articuler, au-delà de mots d’ordre de moins en moins fédérateurs, la contestation des pratiques et des discours dominants à nos exigences de changement. Le mouvement social de 1995 ou les luttes des sans-papiers qui l’ont suivi ont pu sembler, un temps, incarner de telles articulations : articulations des conflits du travail et des mouvements minoritaires ; définition des rapports entre mobilisations non-gouvernementales et politique représentative ; inscription de la question des migrations au cœur de la revendication d’égalité et de justice ; emboîtement, dans l’adresse et les objectifs d’une politique de gauche, des échelles nationale, européenne et mondiale. Mais on ne peut que reconnaître aujourd’hui combien de telles promesses — dans l’horizon desquelles Vacarme est née en un sens — ont fait long feu, s’avérant impuissantes et à produire une nouvelle dynamique entre les mouvements contestataires et à trouver une inscription autre que verbale dans les programmes des partis de gauche d’aujourd’hui. Du conflit contre la réforme des retraites du printemps 2004 aux récents débats sur les caricatures danoises de Mahomet, en passant par le référendum sur la constitution européenne, la gauche syndicale et associative tout comme la gauche de gouvernement ne sont jamais apparues aussi affaiblies et désarticulées. Admettons alors que si l’unité n’est pas toujours une bonne fin politique, leurs divisions actuelles ne sont pas non plus le signe d’une grande santé.

Soient quatre thématiques, intimidantes comme les rubriques d’un journal du soir, fourre-tout comme un rayon de bibliothèque : emploi, immigration, religion, politique. Dans chacun de ces cas, le discours ambiant se tient à hauteur moyenne, à mi-distance en fait du cas et du concept : assez haut pour invoquer l’autorité des faits en se dispensant de trop y aller voir, assez bas pour brandir les principes en évitant d’en sonder les fondements. Substituant, de surcroît, chaque registre à l’autre, on confondra volontiers réalisme et imposition de problématique, on fera à l’inverse passer l’existant pour l’idéal. Aussi s’agit-il d’abord de défaire cette pelote : examiner, ici, les principes, dans leur provenance et leur valeur, tant il est vrai qu’une bataille culturelle est en cours où s’activent les entrepreneurs de morale (Politique & religions) ; tant il est vrai aussi que la défense du travail (de son accès et de ses conditions) ne saurait être découplée d’une réflexion économique, sauf à sécher en mots d’ordre figés comme une fleur coupée (Économie politique). Revenir, là, à ceux pour qui les questions se posent : savoir un peu, de la migration, ce qu’en pensent les flux, s’adresser à ceux dont on parle d’autant plus aisément qu’ils ne sont jamais entendus, réduits au statut d’ombres inquiétantes ou de victimes muettes (Far West, parcours de migrants). Tendre, entre ces pôles redéployés, le fil de ce qu’est gouverner, si cela consiste à tenir ferme sans céder sur l’attention au singulier. Examiner alors les cas et les principes d’une gauche pour qui le codicille « - de gouvernement » signifierait autre chose qu’une compromission irrémédiable ou un sérieux enfin retrouvé (Gauches de gouvernement).

Pour reprendre la main, faire courir la navette entre principes et cas : la métaphore, en fait, est peut-être bien mal choisie, tant l’irruption de certains cas rend d’elle-même obsolète les affrontements de principe, tant on ne voit certains faits qu’en fonction d’un problème autrement posé. Voici un quart de siècle, Gilles Deleuze écrivait à propos du conflit en Nouvelle-Calédonie : « en déterminant les données, on exprime un problème que la droite veut cacher. Parce qu’une fois que le problème a été posé, il ne peut plus être éliminé, et il faudra que la droite elle-même change de discours. Donc le rôle de la gauche, qu’elle soit ou non au pouvoir, c’est découvrir un type de problème que la droite veut à tout prix cacher » [1]. Tenter cet exercice, y inviter la gauche, voilà l’enjeu, en quelques lignes.

Notes

[1Pourparlers, Paris, Minuit, p.173.