Vacarme 35 / lignes

gauches de gouvernement

par

Nous consacrons un espace dans Vacarme destiné à interroger la gauche, plus particulièrement les gauches de gouvernement. Que deviennent les gauches à l’épreuve du gouvernement ? Que deviennent de leur côté alors les modes de gouvernement ? Qu’attendre des gauches de gouvernement ? Que devons-nous en défendre ? Poser ces questions entérine bien sûr l’extinction d’un clivage, celui de la gauche réformiste et de la gauche révolutionnaire. Vacarme en a pris acte et a tenté depuis quelques années de penser les modalités d’articulation entre les mouvements sociaux et l’exercice du pouvoir gouvernemental.

La gauche de gouvernement nous est imposée par la nécessité, et d’abord celle du calendrier politique. Lorsque nous nous étions réunis avec nos lecteurs, le 28 avril 2002, puis dans notre numéro 20, la gauche dont nous nous réclamions avait été cinglée par l’événement ; et nous ne trouvions plus d’autre qualificatif pour désigner les forces dans lesquelles nous nous reconnaissions que celui de « gauche mouvementée ». Une gauche ainsi baptisée par l’ascendant que l’événement avait pris sur elle et qui était alors partagée entre celles et ceux pour qui primait l’espoir de bâtir (enfin ? à nouveau ?) une gauche « vraiment de gauche », et celles et ceux qui pondéraient leurs voeux de la crainte des résultats électoraux et de leurs effets sur leurs engagements, leurs réflexions politiques. Alors qu’à peine quatre numéros nous séparent des échéances électorales de 2007, c’est bien la nécessité qui nous impose de penser l’épreuve du gouvernement pour ne pas être encore une fois frappé par la puissance de l’événement.

La nécessité n’est pas seule en jeu. Il en va aussi d’une indéniable conviction, mais elle ne s’impose pas d’évidence : notre dernier numéro n’était-il pas tout entier consacré aux politiques non-gourvernementales ? Dans son éditorial, Michel Feher présentait cependant cette exigence : « faire de la politique sans aspirer ni à gouverner, ni à promouvoir de bons gouvernants, ni à abolir la différence entre gouvernants et gouvernés ». Une conduite politique, donc : faire de la politique non-gouvernementale ; un principe pragmatique, qui en est la conséquence : il nous faut une gauche de gouvernement. Et c’est bien depuis une position non-gouvernementale, notre position de gouvernés, que nous engageons ce feuilleton sur les gauches de gouvernement.

Cette position appelle trois préoccupations. La première vise le savoir sur la société, que la gauche de gouvernement doit se réapproprier, et ce en faisant usage, d’abord, des savoirs militants, des savoirs issus des mouvements, issus de la société et de ses individus. La droite, ces derniers temps, prétend au savoir : elle parle désormais à l’indicatif, parle de la société « telle qu’elle est, et non pas telle qu’on la rêve » (N. Sarkozy). La droite impose la police d’un savoir demi-savant, d’une doxa d’institution, afin de normer le social. Interrogeons la gauche de gouvernement sur l’usage qu’elle veut faire, qu’elle doit faire, du savoir indiscipliné, du savoir expérimental, délibératif, que les expériences collectives imaginent.

Est ensuite en jeu la volonté de légiférer. La gauche de gouvernement doit opposer la loi à la force de destruction massive des rapports de domination. La loi de la gauche n’est pas la loi républicaine aveugle et triomphante, mais celle des individus et des minorités, celle qui retourne à la société. La décisive Loi organique sur les lois de finance (LOLF), par exemple, oblige toutes les administrations à être jugées selon des « indicateurs ». La gauche a perdu un premier combat : elle a laissé jusqu’à présent les bureaucrates ministériels définir les 1347 indicateurs actuellement existants et qui aujourd’hui, donc, énoncent le gouvernement. Imaginons alors seulement que fût introduit, dans le programme « Justice », l’indicateur « réduction obligatoire de 20% du nombre de suicides en détention d’une année à l’autre »... et c’est toute l’organisation de l’enfermement et de la peine qui alors bouleversé. Retournement de la société contre l’administration scientifique des êtres et des devenirs.

La troisième exigence est celle de la légitimité. Sur l’école, la police ou la justice, la gauche mâtine de l’épithète « républicain » les solutions répressives de la droite. La gauche de gouvernement doit retirer à l’institution sa présomption de légitimité : pour définir l’insécurité, par exemple, partir de l’insécurité des gens, ce sentiment de fragilité sociale et de précarité des statuts et des biens.

Voilà notre projet. Interroger, sous l’angle du rapport aux gouvernés (au savoir des gouvernés, aux lois sur les gouvernés, à la légitimité de la parole des gouvernés), les expériences de gauche gouvernementale en Grande-Bretagne, au Venezuela, en Allemagne, en Espagne. Elaborer notre propre savoir critique pour nous donner les moyens d’une gauche de gouvernement et ainsi armer la politique non-gouvernementale en vue des épreuves électorales à venir.