Far West (Parcours de migrants) 11 600 km et des poussières
par Carine Eff
Guy et Garba sont deux frères camerounais de 23 et 24 ans, passionnés de football, rencontrés à Agadez au Niger en janvier dernier. Ils ont quitté Douala à l’automne 2003 dans l’espoir d’intégrer un club européen. Entre-temps, ils ont réussi à atteindre Melilla, l’une des enclaves espagnoles sur le sol marocain, sans parvenir à franchir les barbelés qui les séparaient de l’Union européenne. A plusieurs reprises, ils ont été arrêtés et expulsés par des policiers, marocains et algériens. A chaque fois, ils ont repris la direction du Nord à la recherche d’une brèche dans le système de contrôle des frontières.
Guy et Garba sont deux frères camerounais de 23 et 24 ans, passionnés de football, rencontrés à Agadez au Niger en janvier dernier. Ils ont quitté Douala à l’automne 2003 dans l’espoir d’intégrer un club européen. Entre-temps, ils ont réussi à atteindre Melilla, l’une des enclaves espagnoles sur le sol marocain, sans parvenir à franchir les barbelés qui les séparaient de l’Union européenne. A plusieurs reprises, ils ont été arrêtés et expulsés par des policiers, marocains et algériens. A chaque fois, ils ont repris la direction du Nord à la recherche d’une brèche dans le système de contrôle des frontières.
Quand je les ai vus pour la première fois, ils regardaient un western à la télévision dans la bibliothèque de la mission catholique d’Agadez. La veille, Père Mathias, un prêtre burkinabé, m’avait parlé d’eux. Il m’avait donné les coordonnées d’une Camerounaise, Pulchérie, qui devait pouvoir me mettre en contact avec eux. On s’était donné rendez-vous tous les quatre à 16 h. Dehors, l’air était encore très chaud à cette heure de la journée, mais dans la salle il faisait sombre et frais. On a attendu la fin du film. Guy et Garba se sont assis en face de moi, Pulchérie s’est tenue à l’écart. Les deux frères m’ont écoutée, ils ont posé leurs mains sur la table en contreplaqué et ont commencé à raconter leur histoire. D’abord dans le désordre, puis étape par étape, ils ont reconstitué leur itinéraire. Garba parlait peu. Il laissait Guy en première ligne mais soulignait ses paroles et le relayait le temps qu’il reprenne son souffle. Fins et musclés, ils étaient vêtus à l’identique, débardeur, jean, tongs, chaussettes, seules les couleurs changeaient. Guy parlait beaucoup. Il était tendu et agité, son regard ne parvenait pas à se fixer. Tout au long du récit, son menton a tremblé, ses mains s’envolaient. Mais il voulait en dire le plus possible, entrer dans les détails et préciser sa pensée, comme pour s’assurer que je comprenais bien.
Départ/Douala « En quittant le pays, on était trois garçons. A peu près du même âge. Des copains. On avait une passion commune : le football. On était des footballeurs, on jouait en première et deuxième division. On a même joué dans l’équipe nationale. On était des gars solides, des diesels de l’équipe. Mais, au bout d’un moment, ça n’a plus marché. On ne pouvait pas aller plus loin. On était comme bloqués. Le football ne paie pas au Cameroun, il faut être riche pour jouer. Un de nos amis est parti. C’était un an avant qu’on se décide. Lui a réussi à rejoindre l’Espagne. Là-bas, il a été engagé dans un centre de formation à Barcelone. Il nous a envoyé des photos. Par Internet, il nous a indiqué le parcours, avec des contacts dans toutes les villes. Ça nous a convaincus de suivre sa trace. Garba a même tenté par des moyens réguliers. Il a dépensé deux millions de francs CFA [environ 3 000 €] pour obtenir un visa. Mais pas moyen. Tout est pourri au Cameroun, l’administration, les agents, l’économie. Si tu n’as pas les relations, tu es foutu. Nos parents n’étaient pas d’accord. Ils ne voulaient pas qu’on s’en aille. Mais nous étions des hommes, ils ne pouvaient pas nous empêcher de réaliser notre rêve. Alors, on a pris nos économies et on est partis.
220 km/Yaoundé « Toute la première partie du trajet s’est passée sans encombre, on avait encore de l’argent malgré les dépenses incessantes, les billets de train, les voitures, les camions, les taxes, le racket à chaque coin. Depuis Douala, on était pris en charge par des gars, des passeurs comme vous dites en Europe, qui prenaient le relais à chaque ville ou aux frontières. C’était d’abord des Camerounais puis des Nigérians, des commerçants, des genres de trafiquants, ils connaissent bien les routes, les directions, ils ont les contacts, ils savent à qui te confier, par quelle route passer, même s’ils se trompent parfois et qu’ils ne te le disent pas, tu le sais.
Passage de la frontière entre le Cameroun et le Nigeria
1 670 km/Kano « A chaque ville, il fallait penser à se ravitailler, essayer de savoir combien de temps allait durer le voyage d’après pour prévoir les provisions, en eau et nourriture. L’argent filait vite entre les mains. On n’avait pas grand-chose dans nos bagages, quelques habits de rechange, des photos, des choses comme ça. Toutes ces villes, on ne les connaissait pas. Tout était nouveau, il fallait s’en remettre à ces personnes. Mais on s’est vite habitués à bouger, on savait pourquoi on faisait cela, dans quel but.
Passage de la frontière entre le Nigeria et le Niger
2 355 km/Agadez « Quand on est arrivés à Agadez, on a compris que tout s’organisait autour du départ pour le Nord. Il y avait beaucoup de gens comme nous, des jeunes surtout, qui venaient de toute l’Afrique, des Ghanéens, des Nigérians, des Maliens, même des Sénégalais et des Ivoiriens. Ils étaient tous comme nous, en partance vers l’Algérie ou la Libye. On a cherché d’autres Camerounais, chacun se regroupe par nationalité, c’est plus facile pour trouver un passeur. Ici, les migrants parlent beaucoup. Ils se renseignent, s’informent sur les conditions. Car ici c’est la dernière grande ville avant le passage du désert. Le Sahara, c’est juste au Nord, tu es obligé d’être bien organisé, sans quoi tu meurs. D’ailleurs ça arrive souvent, tout le monde le sait. On le lit dans les journaux, même si on n’en parle pas trop. Dès que tu arrives ici, tu rencontres des gens qui t’indiquent les prix, les endroits où tu peux aller trouver un passeur, ou alors eux-mêmes te repèrent et viennent t’accoster. Les habitants savent ce que tu fais ici, ils sont plutôt gentils, ils t’aident même, s’ils peuvent [...]. A ce moment-là, tout allait bien pour nous, on a trouvé un pick-up, on avait acheté chacun un bidon, un peu de provisions et on est partis comme ça dans la nuit, après avoir encore payé tout le monde, les gendarmes, la police, les barrières les unes après les autres. Mais finalement le pick-up est parti. On a roulé, roulé, jour et nuit pendant quatre ou cinq jours, je ne me souviens plus. On avait peur de la panne, c’est ça le pire, la panne, et tu meurs de soif.
Passage de la frontière entre le Niger et l’Algérie
3 145 km/Tamanrasset « Déjà au Niger, on n’était pas en règle. Il nous aurait fallu un visa, comme pour tous les Africains hors CEDEAO [Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, dont ne fait pas partie le Cameroun]. Mais il n’y avait aucun risque. Les policiers et les gendarmes nigériens prennent de l’argent quelle que soit la situation ou la nationalité, personne ne va t’expulser. Tandis qu’en Algérie, c’est différent. Les agents aussi sont corrompus, mais en plus ils te refoulent. A Tam, on a acheté des passeports maliens pour être plus tranquille, c’était cher, 3 500 dinars, c’est-à-dire 30 000 francs CFA [environ 45 €], mais c’était mieux de les avoir.
5 065 km/Oran « Pour venir à Oran, on nous a proposé de prendre un taxi, mais c’était trop cher, alors on a pris le bus. Oran, c’est une belle ville. On a pris une chambre. A ce point, notre argent s’était presque totalement évaporé. On a travaillé comme manœuvres par-ci par-là. Ca a duré deux mois. Puis on a eu assez de liquide et on est partis.
Passage de la frontière entre l’Algérie et le Maroc
5 380 km/Nador « Juste avant d’arriver à Nador, on s’est débarrassés de nos passeports, ils ne nous servaient plus à rien, au contraire, ils nous embarrassaient. A ce stade, on n’avait plus d’identification. Plus rien ne nous rattachait au passé, c’était étrange comme sensation. On est restés là un moment, le temps de trouver un camion qui nous emmène de nuit à Marniac, près de Melilla.
5 390 km/aux abords de Melilla « Là, il y avait des camps, on approchait du but. Il nous fallait traverser les barbelés, et on serait en Espagne. Plus de 500 personnes attendaient dans les alentours pour passer les barrières, toutes les nationalités, des Béninois, des Togolais, des Nigérians, des Sénégalais. Il y a avait des femmes, des enfants, des bébés. Une femme a accouché là-bas. Il y avait un chef par nationalité. Il nous a demandé 800 € pour le passage. Il était là pour nous montrer comment faire, nous donner des conseils et nous encourager car nous avions peur. C’était ça qui dominait, la peur. Il y avait une première barrière de six mètres de haut, puis trois mètres plus loin, une deuxième de neuf mètres et derrière, des rouleaux de barbelés en vrac. Tu vois, c’était la nuit, j’avais peur. On avait préparé une échelle en corde, il nous avait montré comment la jeter pour l’accrocher. Moi, je n’ai pas pu passer. On attendait les coupures d’électricité pour se lancer. Il y avait plein de monde comme nous. Garba, lui, a passé la première barrière, je l’ai vu, mais il était trop égratigné [il me montre une balafre le long de sa jambe] et il n’a pas pu aller plus loin. Il a été bloqué là, il a dû revenir. Finalement, on a battu en retraite. Ceux qui ont réussi, ce n’est pas de la chance, c’est qu’ils avaient des pinces-monseigneur pour couper les fils, ou les policiers espagnols pouvaient t’aider en échange de 1 500 €. Nous, on ne les avait pas. Alors, on a tenté d’autres soirs, quatre fois, mais en vain. Bref, on a raté la mort. On avait peur, c’était dur, on ne pensait pas que ça aurait été si dur. Puis il y a eu des bruits, on entendait que les policiers marocains raflaient tout le monde, et c’est là que le premier refoulement nous a pris. On nous a mis dans une cellule, on a attendu qu’il y ait suffisamment de monde et on nous a emmenés, on ne savait pas où.
Passage de la frontière entre le Maroc et l’Algérie
5 715 km/Oran « Une fois arrivé à Oran, on nous a libérés. On a même dû payer pour le refoulement. On est restés là, et on a croisé des frères, ils nous ont donné de l’argent, de quoi payer l’hôtel pendant deux ou trois semaines. Puis, le 8 ou le 9 octobre, il y a eu le match Cameroun/Egypte. Il y a eu une bagarre et ils nous ont piqués à l’hôtel. On a perdu nos sacs, nos vêtements. La police algérienne nous a renvoyés à Gader.
6 370 km/Gader « Là, ils nous ont mis dans une autre cellule. Des cellules comme celle-là, il y en a beaucoup en Algérie. Ils voulaient nous renvoyer plus au Sud, au Niger peut-être. Mais on devait attendre d’être 50 pour que ça vaille le coup pour les camions. Alors on a attendu deux mois comme ça et au dernier moment on a négocié notre libération quand deux autres étrangers sont arrivés. Par nos propres moyens on est repartis d’où on venait, vers Melilla.
Passage de la frontière entre l’Algérie et le Maroc
7 350 km/aux abords de Melilla « On n’avait plus rien en poche. On se retrouve là, à nouveau face au mur. On réessaye. Mais pas moyen, c’était trop haut. On ne pouvait pas tenir là-bas, on n’avait plus d’argent, plus de vêtements. On a décidé d’aller trouver du travail à Oran.
Passage de la frontière entre le Maroc et l’Algérie
7 675 km/Oran « On a été embauchés dans les champs de pommes de terre et de carottes. Nos frères nous aidaient à vivre. On a pensé aller à Alger pour rejoindre Marseille. C’est ça qu’on voudrait faire, mais c’était trop cher. On est restés encore deux mois comme ça à travailler dès qu’on pouvait. Et là, on s’est fait prendre une nouvelle fois par la police. On était en train de surfer dans un cyber de la ville. La police nous a repérés. On a couru, ils nous ont pourchassés dans des Land cruisers blanches. Ils nous ont menacés de tirer si on ne s’arrêtait pas. Ils ont coincé Garba contre le mur, et on a lâché prise. Ils nous ont renvoyés en plein désert.
9 000 km ?/Tizzawa (Mali ? Mauritanie ?) « Là, il n’y a rien. Les simples moutons mangent du papier. On n’avait plus rien, plus rien à manger, rien à boire. On était épuisés. Deux jours après, notre ami, le troisième qui était avec nous, a eu la fièvre. Bref, après quelques heures, on l’a perdu, comme ça, il a rendu l’âme sans qu’on puisse l’aider, on a mis un tissu pour le protéger et on l’a laissé là. D’autres sont morts aussi, sur les 35 refoulés 8 sont morts là-bas. Nous, on voulait repartir tout de suite, retourner à Melilla. Mais on n’avait plus d’argent, plus de forces, alors on a travaillé, on a trouvé un monsieur qui nous faisait faire des briques, ça a duré trois mois comme ça. Quand on a eu assez, on est repartis.
Passage de la frontière avec l’Algérie
10 200 km ?/In Salah « C’était la fête du ramadan, on n’a pas eu de chance. Le contrôle de police nous a pris. C’était le quatrième refoulement. On leur a demandé de nous envoyer à Agadez. Ils ont dit d’accord, mais pour cela on a dû leur donner tout ce qu’on avait.
Passage de la frontière entre l’Algérie et le Niger
11 600 km ?/Agadez « A cette position, on n’était plus que des fous. On dormait dehors, à l’autogare, on était comme des cadavres. On déambulait, pieds nus. Pulchérie nous a trouvés dans cet état, elle nous a donné à manger, un endroit pour dormir, il faisait très froid. Sans elle, on serait morts. Elle nous a donné ces vêtements. On a rencontré des footballeurs, mais après le match ils sont repartis. Pulchérie nous a conduits à Père Mathias. Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Ici, il n’y a pas de travail. Qu’est-ce qu’on va faire ? C’est simple, reprendre notre élan pour repartir à Marseille ou en Espagne. Quoi qu’il arrive, on ne peut plus rentrer chez nous, au Cameroun, tout le monde nous regarderait avec pitié, nos parents, nos amis aussi. On est partis avec un but, on ne peut pas rentrer les mains vides. Tu vois, tu as honte de rentrer ainsi, sans rien. On a perdu notre ami, et notre famille, maintenant, elle compte sur nous. Ca fait mal de penser à cela, mais il faut se souvenir de notre but, pourquoi on est là. Alors, on pense au ballon, au football, à l’équipe, aux échauffements et tout ça, c’est ça notre vie, c’est ça que l’on sait faire, on doit pouvoir y arriver. Dès que l’on pourra, on repartira, on n’a pas le choix ».
Agadez, janvier 2006
Agadez
À la jonction du Sahel (au Sud) et du Sahara (au Nord), Agadez est une ville du Niger d’environ 120 000 habitants organisée autour de la traversée du désert. On y croise quelques baroudeurs occidentaux qui y font escale avant de partir découvrir les dunes du Ténéré en 4x4 climatisés, le tourisme étant une source importante de revenus pour les nombreuses agences de voyages de la ville. On y rencontre aussi des centaines de migrants originaires de l’ouest et du centre de l’Afrique, en partance vers le Nord du continent. Ils viennent de Niamey ou de Zinder et se dirigent vers la Libye ou l’Algérie. Des Camerounais, des Nigérians, des Ghanéens, des Ivoiriens, etc. Ils retrouvent là certains de leurs compatriotes expulsés de plus en plus nombreux, les « refoulés » de Libye et d’Algérie, qui tentent à nouveau leur chance vers le Nord. La ville entière est structurée autour de leur passage [1]. Ils restent là quelques jours ou plusieurs semaines, le temps de trouver un passeur qui les emmènera à destination. Le point de ralliement est la gare routière, « l’autogare », d’où partent les pick-up (souvent par deux en cas de panne dans le désert) où peuvent se serrer jusqu’à 30 personnes. Les passeurs officient au travers d’« agences de courtage » et travaillent main dans la main avec des rabatteurs (qui « amènent » deux ou trois personnes) et des chauffeurs, les « camionneurs », le plus souvent d’ex-combattants touaregs. Les migrants logent (à la belle étoile) chez leur passeur ou dans de petits hôtels (comme jusqu’à récemment l’hôtel Sahara) dans le quartier de la gare routière ou du côté du grand marché en toits de tôle. C’est là, pas loin de la vieille mosquée, qu’ils peuvent se ravitailler pour le trajet. Bidons de 30 litres d’eau, farine de manioc, lait en poudre, biscuits,... mais aussi quelques vêtements, notamment des couvertures, des chèches contre le sable, des gants ou des bonnets, pour ceux qui ont les moyens, car la nuit peut être glaciale. C’est dans le centre-ville qu’ils trouvent aussi des bureaux de change, des cartes de téléphone pour appeler leur famille, des lieux de prostitutions et des bars où ils se regroupent par nationalité, comme le Petit bar ou Chez Ann. L’attente à Agadez est mêlée d’ennui et d’échanges d’informations sur les tarifs, les routes à éviter ou encore les mauvais passeurs qui abandonnent leurs passagers en cours de route. Certains parviennent à travailler, comme manœuvre ou comme mécanicien, mais beaucoup se plaignent du manque d’emploi. Tout au long de leur séjour, les migrants sont sous la surveillance des agents de l’Etat : dès leur arrivée, les policiers les repèrent et leur font payer une taxe, qu’ils soient ou non en règle. Les véhicules s’arrêtent aussi à la douane, où là encore, il faut payer. A la sortie de la ville, les barrages se succèdent : à la gare routière, d’abord, un agent de police fait l’appel des candidats au départ qui doivent s’acquitter d’une nouvelle taxe, puis quelques kilomètres plus loin, sur la route d’Arlit (vers le Nord), en plein désert, les gendarmes prennent, à leur tour, leur part. Ensuite, c’est parti pour quatre ou cinq jours sans arrêt de traversée en évitant les postes frontières.
Notes
[1] Lire l’article de Julien Brachet dans la revue Autrepart, Editions Armand Colin, n°36-2005.