Vacarme 35 / lignes

politique & religions

comme si dieu existait

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Rarement étau fut plus serré que celui produit par les débats actuels autour de la religion. D’un côté, sous couvert de respect de l’Autre ou de relativisme culturel, on détourne le regard des pires infâmies et on ménage les fractions les plus réactionnaires de nos religions dominantes. De l’autre, sous couvert du combat universel contre toutes les aliénations religieuses, on fait couler les pires flux racistes et on stigmatise des populations entières. Comment s’extraire d’une telle double-pince ? Parions toujours sur les mêmes armes : en expliquant, en distinguant et en tirant à boulets rouges des deux côtés. S’ouvre ainsi une nouvelle ligne sur les rapports actuels entre politique et religions. Jeanne Favret-Saada a accepté de l’inaugurer : Feu !

l’immuable morale catholique

Depuis le XIXe siècle, les commandements de l’Église catholique sur la justice sociale ont changé de façon considérable, mais ses commandements sur la morale personnelle — surtout ceux sur la sexualité — sont demeurés absolument immuables. Dès lors, il n’est pas étonnant que tout projet de loi destiné à sanctionner une évolution des mœurs rencontre son opposition résolue.

L’invention scientifique et technique a pourtant suscité des opportunités nouvelles dont le Magistère a dû tenir compte. Aussi a-t-il redessiné les concepts fondamentaux de la théologie morale. La défense de la « famille » s’est dilatée en défense de la « vie du début de la conception jusqu’au trépas naturel ». Et les droits de l’homme sont devenus ceux de la « personne », elle-même définie en fonction de « la loi naturelle » — la vraie, celle que Dieu nous a révélée dans le Livre de la Genèse. Depuis l’encyclique Humanæ Vitæ de 1968, qui interdisait la contraception chimique, l’idée de Nature est au cœur de la théologie morale : c’est en son nom que l’Église catholique combat toute loi qui accompagne le mouvement de libéralisation des mœurs.

La marque propre du pontificat de Jean-Paul II fut l’inscription de la question morale au cœur de son action : « la nouvelle évangélisation » à laquelle il exhortait les fidèles consistait, pour l’essentiel, dans une ré-imposition des valeurs catholiques à toutes les sociétés humaines, à commencer par l’Europe. Son successeur, Benoît XVI, vise exactement le même objectif : préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sous Jean-Paul II, c’est Joseph Ratzinger qui a forgé la plupart des instruments intellectuels de cette reconquête morale de l’Europe, et il s’est employé à les faire fonctionner à plein rendement depuis son élection le 19 avril dernier.

Au contraire de son prédécesseur polonais, Benoît XVI n’a jamais nourri la moindre illusion sur la sainteté du peuple, sur son aptitude à préserver un sens chrétien fondamental, à résister contre les vents et marées de la sécularisation. Ratzinger n’a donc pas attendu 2003 pour enregistrer « l’apostasie silencieuse » des peuples d’Europe. Et, pour contrer cet état de fait, Benoît XVI table expressément sur deux forces nouvelles.

D’une part, il soutient l’action d’une minorité active de catholiques — une « élite créative », dit-il pour faire comprendre qu’il exclut les bigots à la Buttiglione, ceux qui pensent que le catholicisme a seulement besoin de s’afficher. Benoît XVI veut des catholiques formés et décidés mais qui soient capables de gagner les batailles législatives, d’actionner les leviers des institutions démocratiques au profit de « la loi naturelle ».

D’autre part, le nouveau pape fait alliance, publiquement, avec des agnostiques voire des athées déclarés, des hommes politiques ou des intellectuels en vue, avec lesquels il publie des livres et donne des conférences sur l’état moral de l’Europe. Il leur demande seulement de partager trois idées : d’abord son diagnostic sur l’Europe (qui serait malade d’avoir perdu le sentiment de ses racines chrétiennes) ; ensuite, son mépris pour le « relativisme » moral (qui règnerait en maître sur les consciences de nos contemporains) ; et enfin, sa propre conviction selon laquelle existe une « loi naturelle », antérieure et supérieure aux lois humaines. Récemment, cette coopération affichée avec des non-croyants a donné lieu à des publications communes de Ratzinger-Benoît XVI : en 2004 avec Marcello Pera, le président du Sénat italien ; et en 2005 avec le philosophe allemand Jürgen Habermas.

quasi Deus daretur

Depuis quelques années, en effet, Joseph Ratzinger-Benoît XVI a développé une nouvelle stratégie politique pour le catholicisme. L’Église doit proposer à tous les critiques de la modernité de concourir avec elle au réarmement moral de l’Europe en s’appuyant sur une même idée : agissons en toutes circonstances « comme si Dieu existait, quasi Deus daretur ». Voilà un pape qui ne demande plus à ses contemporains de croire ni en Dieu ni dans le Christ — il est trop tard et ils sont trop faibles, dit-il. Il demande seulement qu’ils se conforment à la morale que Dieu ordonnerait, s’il existait.

Cette morale « fondamentale » serait commune aux hommes de tous les temps et de tous les peuples, à la condition qu’ils soient au minimum agnostiques, et qu’ils admettent à titre d’hypothèse la notion d’un Créateur. Ceux-là (les croyants et les agnostiques) sont capables de poser l’existence d’une loi transcendante à toute autre, « la-loi-naturelle », et d’en explorer les exigences avec l’aide de la seule raison — enfin, de « la droite raison », pas l’autre.

Grâce à quoi les affrontements politiques sur la morale changent de nature, car ils n’opposent plus les catholiques (et eux seuls) à des ensembles de non catholiques : l’ère des croisades est définitivement close. Les adversaires ne s’identifient plus selon leur religion ou leur refus de cette religion, voire de toute religion. Chaque camp se définit par son « anthropologie » : celle, « rationnelle », qui développe les conséquences du principe « comme si Dieu existait » ; et celle du « relativisme », qui « ne reconnaît rien comme définitif », qui « institue le soi en mesure ultime — le soi avec ses désirs », ce qui l’amène à mépriser les droits imprescriptibles de la « personne ». (Attention, le catholicisme, y compris celui de Jean-Paul II, n’est pas le champion des droits de l’homme, mais celui des droits de la « personne », de la créature humaine telle que Dieu l’a voulue.)

De là, un changement important dans les argumentations magistérielles : la « droite raison » y occupe une place prépondérante. La justification proprement religieuse n’apparaît souvent qu’en fin de réflexion, comme un supplément d’âme offert aux derniers catholiques. Un supplément qui a cette particularité d’être facile à désolidariser d’un raisonnement offert à tous ceux qui acceptent de vivre quasi Deus daretur.

les argumentaires font la culbute

En somme, une partie des textes magistériels continue de s’adresser exclusivement aux catholiques, mais une partie seulement. Car les fidèles doivent désormais s’exercer à penser avec des non-croyants, c’est-à-dire à penser sans s’appuyer sur la Révélation biblique, le Nouveau Testament et l’enseignement de l’Église. Désormais, ces trois sources, quand elles sont invoquées, le sont parce qu’elles « confirment » les exigences de la-loi-naturelle. Toutefois, ce n’est pas la doctrine chrétienne qui fait ainsi la culbute, mais seulement les argumentaires cléricaux. Tout de même, c’est un sacré renversement.

Prenons, par exemple, les Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles. Ce texte, de juillet 2003, vient de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, mais il a valeur pontificale : Jean-Paul II lui a donné son appui officiel, et cette information est portée à la fin du document.

Ces Considérations... voudraient rassembler la doctrine existante sur le sujet (le mariage hétérosexuel, les unions homosexuelles), et fournir un argumentaire de combat aux épiscopats nationaux qui pourraient se trouver confrontés, dans leur pays, à des projets de loi favorables aux unions homosexuelles. La fin de l’introduction annonce le nouveau cours politique de l’Église : « Comme il s’agit d’une matière qui concerne la loi morale naturelle, ces argumentations ne sont pas proposées seulement aux croyants, mais aussi à tous ceux qui sont engagés dans la promotion et dans la défense du bien commun de la société. »

La partie centrale de ces Considérations... s’intitule : « Argumentations rationnelles contre la reconnaissance juridique des unions homosexuelles ». Elle déroule des arguments areligieux sur plusieurs axes : « l’ordre relatif à la droite raison », « l’ordre biologique et anthropologique », « l’ordre social », « l’ordre juridique ». Ces nombreuses objections à l’égalité des mariages sont connues. La grande nouveauté, c’est qu’on trouve dans ces listes la totalité des arguments conservateurs ou réactionnaires, mais aucun argument bigot, ou presque.

les catholiques en politique

Reste qu’il faut dire en clair aux catholiques comment ils doivent agir. Certains d’entre eux, en effet, pourraient se laisser entamer par les arguments du « relativisme » ou par la confusion générale entre les droits de l’homme et ceux de la « personne », et appuyer, sans réfléchir, des projets de loi immoraux. Une note doctrinale de 2002, sur « l’engagement » et le « comportement des catholiques dans la vie politique », elle aussi rédigée par Joseph Ratzinger, met les points sur les i.

Publiée, nous dit-on, à l’occasion de la fête du « Christ-Roi de l’Univers », la Note... est adressée « aux évêques et aux fidèles ». Elle prescrit à tous les catholiques, et en particulier aux parlementaires, aux élus locaux et aux citoyens influents sur l’opinion publique, un engagement direct et ferme dans les batailles législatives qui concernent « la morale naturelle ». Les projets de loi susceptibles de permettre ou de faciliter des « attentats contre la vie humaine » ou contre la famille doivent être combattus par tous les moyens démocratiques, mais avec une énergie « incisive ». Si la loi est votée, il faut sans relâche s’occuper de la faire abroger ou d’en réduire la portée. Les catholiques — tous les catholiques — n’ont de choix qu’entre des politiques compatibles avec la foi et la loi morale naturelle. La Note... insiste sur « les principes moraux qui n’admettent pas de dérogations, d’exceptions ou de compromis » ; sur « les exigences éthiques fondamentales », auxquelles il est « impossible de renoncer » (l’expression est soulignée) ; sur « l’essence de l’ordre moral », enfin, que mettraient en cause l’avortement, l’euthanasie... (C’est au nom de cette Note...que plusieurs évêques américains ont voulu interdire l’accès à la communion aux partisans du candidat John Kerry. Et, lors du très récent Synode des évêques, Benoît XVI voulait faire adopter une décision allant dans ce sens.)

La Note... ne manque pas de rappeler la définition classique de la laïcité « selon la doctrine chrétienne » : « l’autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiale ». Mais c’est pour préciser aussitôt que la « sphère civile et politique » n’est nullement « autonome par rapport à la morale » (ce membre de phrase est, lui aussi, souligné). Voilà qui permet au Magistère d’aborder le second côté de la Note..., la morale commune à tous ceux qui se comportent comme si Dieu existait, et qui leur permet de s’opposer, ensemble, aux lois anti-naturelles.

Donc : au XXe siècle, les catholiques se battaient au nom du Christ-Roi pour empêcher le divorce ou l’avortement ; maintenant, ils se battent au nom de la morale universelle contre les relativistes. Ce glissement réduit comme peau de chagrin l’espace de la laïcité.

la loi naturelle, supérieure à la loi écrite

En effet, la déconfessionnalisation de l’engagement politique permet à Ratzinger-Benoît XVI de redessiner l’espace d’une « laïcité vraie » qui n’est pas, on s’en doute, le « laïcisme ». En 2003, Joseph Ratzinger avait été invité à donner une conférence devant le Sénat italien : c’était un échange de bons procédés avec son ami Pera qui avait parlé la veille devant l’université du Latran. Tous deux traitaient du même sujet : la maladie spirituelle d’une Europe oublieuse de ses racines chrétiennes. Dans son allocution, Ratzinger indique la bonne, la seule thérapie pour guérir l’Europe : le retour à la loi naturelle, à cette loi qui est antérieure et supérieure à toute loi écrite.

Et voilà que ce théologien, d’ordinaire si soucieux de concision, martèle, jusqu’à l’obsession, la même idée, sans doute pour bien se faire comprendre des sénateurs, garants juridiques de la République italienne :

  • « La dignité humaine et les droits humains sont des valeurs inconditionnelles qui précèdent toute juridiction d’État. »
  • « Ces droits fondamentaux n’ont pas été créés par le législateur, ni conférés aux citoyens : ils existent de par leur droit propre, ils doivent être toujours respectés par le législateur, ils lui sont donnés comme supérieurs à toute loi. »
  • « Cette validité de la dignité humaine, antérieure à toute loi, à tout agir politique, et à toute décision politique, renvoie en définitive au Créateur : Lui seul peut garantir des valeurs fondées sur l’essence de l’homme, des valeurs intangibles. »
  • « Seules des valeurs non manipulables par qui que ce soit sont la garantie véritable de notre liberté et de la grandeur humaine. »

Ce n’est pas la première fois qu’un prélat, voire un pontife, tient des propos qui relativisent la fameuse « sphère civile et politique », y compris devant ses représentants les plus éminents. Mais avec Ratzinger en 2003, il s’agit de poser un modèle général, celui d’un discours sur les « valeurs universelles », susceptible d’en engendrer quantité d’autres sur des « valeurs » spécifiques. On nous dira, par exemple, que l’État doit protéger la famille hétérosexuelle parce qu’elle est antérieure à la création de l’État, qu’elle lui est supérieure en dignité, que Dieu l’a créée en même temps que l’essence de l’homme. Ou encore comme c’est le cas en Espagne : que l’État doit garantir le catéchisme obligatoire à l’école publique parce que les parents le veulent, et que la famille...

En somme, l’Église catholique décide quelles sont les « vraies valeurs » ; et elle le décide pour l’humanité entière (en les disant « universelles »). Elle désigne au politique sa place, relative et médiocre ; et aux citoyens leur devoir, soutenir ses décrets et recevoir ses leçons. Malgré l’audace de cette nouvelle alliance avec les agnostiques, on peut supposer qu’ils ne se contenteront pas longtemps de jouer les forces d’appoint. Les politiciens néoconservateurs instrumentalisent déjà sa caution sans état d’âme, et l’on espère que les intellectuels finiront par prendre leurs distances. Faute de quoi Jürgen Habermas, par exemple, devrait renoncer à l’ambiguïté et n’être plus un chien de garde de la papauté.

Post-scriptum

Ce texte a d’abord été écrit pour la Journée d’études « Actualité de la laïcité : de la mémoire à l’historicité » qui s’est tenue le 25 novembre 2005 à l’École Normale Supérieure de Paris.