Vacarme 34 / motifs

où sont les droits de l’homme... ?

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Que les droits de l’homme soient affaire de déclaration n’est pas seulement gage de solennité, mais noue leur destin aux pièges du langage : sitôt déclarés, l’écriture les transit d’une division et d’une dispersion, d’un jeu de captures dont ne sortent indemnes aucun de ceux qui voudraient s’en revendiquer ou s’y reconnaître.
Énigme d’une politique à venir : il se pourrait, à mesure que s’en réclament gouvernants ou terroristes, que le sujet des droits n’ait plus figure humaine.

« Où sont les droits de l’homme lorsqu’ils jettent plus de 200 musulmans durant plus d’1 mois dans une pièce de 4 mètres sur 5, sans qu’aucun d’eux ne puisse s’asseoir ? Où sont les droits de l’homme alors que chaque jour ces musulmans sont torturés par les mains des païens soûlards de la garde nationale, où sont les droits de l’homme lorsque les musulmans meurent sous la torture de vos tortionnaires, et qu’ensuite vous jetez leurs corps n’importe où ? » Il ne s’agit pas d’une déclaration émanant d’une association de défense des droits de l’homme, même si cela y ressemble beaucoup (exceptée la mention des « païens soûlards »), mais bien d’un communiqué de la branche irakienne de Jaish Ansar Al-Sunna (l’Armée des protecteurs de la Sunna [la foi]). Circulant sur Internet début octobre 2005, il a été envoyé à des forums islamistes en langue arabe, mais figure aussi sur le site Al Mourabitoune en langue française, où je l’ai découvert [1].

Ansar Al-Sunna est l’un des groupes de moudjahiddin sunnites qui mènent une guérilla sanglante non seulement contre les États-Unis et les forces militaires et paramilitaires de la « coalition », mais aussi contre ceux qu’elle accuse d’être leurs alliés : essentiellement les milices chiites et kurdes qui forment une grande partie de la Garde nationale et de l’armée irakienne, les fonctionnaires de tous grades, les candidats aux emplois salariés proposés par l’État et, bien souvent, de simples civils qui appartiennent à la mauvaise communauté religieuse, habitent le mauvais quartier, ou se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment [2].

Le communiqué entier, daté du premier jour du Ramadan, revendique et célèbre l’assassinat de Nafi’a Nafeh’Aziz, identifiée non seulement comme une renégate et une collaboratrice des États-Unis, mais aussi comme « membre du parti de l’union [païenne] du Kurdistan et député au Conseil de la Province de Naynawa [Ninive], et présidente du comité des droits de l’homme dans Naynawa » [3]. Elle a été tuée dans une embuscade à Mossoul, lit-on, ainsi que son garde du corps, par les « frères » des Brigades Al Furqan.

En guise de preuve, une reproduction des cartes d’identité militaires américaines de la victime a été envoyée sur différents forums électroniques en même temps que le communiqué dont je cite des passages. Sur le site français évoqué plus haut, les photos d’identité ont été enlevées. Âgée de 49 ans, Nafi’a Nafeh’Aziz faisait partie du gouvernement local. C’était aussi une militante des droits des femmes, et des droits humains en général. En Europe et aux États-Unis, la nouvelle de sa mort n’a pas été largement annoncée par la presse [4]. Quelques jours plus tard cependant, le service des relations publiques de la Force multinationale dans le nord-ouest de l’Irak a signalé l’assassinat en y consacrant un article dans son bulletin This Week in Irak. Le titre en était : « Respected council member loses life, legacy lives on » (« Mort d’un membre respecté du Conseil. Son projet lui survit ») :

« Lundi à Mossoul, Nafiaa Aziz, qui comptait parmi les membres les plus actifs du Conseil de la Province de Ninive, a été tuée, ainsi que son fils, par des tirs en provenance d’une voiture. Aziz présidait le Comité des droits humains et faisait partie du Comité pour la santé. Avocate spécialiste des droits humains, elle [...] a visité beaucoup de centres de détention et fut le premier membre du Conseil à se rendre dans la prison de Mossoul. [...] Aziz prenait souvent la parole lors des réunions hebdomadaires du Conseil, elle participait à des émissions télévisées et à des émissions de radio où elle répondait aux appels des auditeurs. » [5]

« Où sont les droits de l’homme... ? » Les frères des Brigades Al Furqan savaient qui était leur victime, cela va de soi. Et c’est précisément en réaction au statut de Nafi’a Nafeh’Aziz, à saqualitéde militante des droits des femmes, des droits humains en général, particulièrement soucieuse des conditions de détention, qu’ils posent cette série de questions sarcastiques, demandant en quel lieu se trouvent les droits de l’homme — ou plutôt, qu’ils protestent implicitement contre leur absence.

Abstraction faite du contexte, ce communiqué est une puissante protestation, protestation exemplaire même, contre les violations des droits de l’homme, notamment contre un mode de mauvais traitement des prisonniers qui a été amplement documenté et dénoncé dans le monde entier par des observateurs partisans ou indépendants. Contrairement à bon nombre de communiqués djihadistes en provenance du front irakien, où la glorification lugubre des massacres va de pair avec un décompte hyperbolique des pertes ennemies — auprès desquels les communiqués de la coalition paraissent modérés —, celui des Brigades cherche à justifier le meurtre autrement que par la simple appartenance communautaire ou politique de la victime. Il cherche à exploiter la contradiction qui existe entre le discours de la démocratisation et la pratique de l’occupation. Plutôt que de s’en remettre exclusivement à l’autorité absolue du Prophète et à la certitude de la conviction religieuse (autorités qui sont d’ailleurs invoquées dans d’autres passages du communiqué), ce communiqué s’efforce de présenter l’action en des termes plus laïcs.

En ce sens, il relève du type de stratégie que semble recommander l’éminence grise d’Al-Qaïda, Ayman Al-Zawahiri, quand il insiste — dans la lettre désormais célèbre interceptée à l’été 2005 — sur le caractère politique du djihad, c’est-à-dire sur la nécessité de ne pas se borner à semer la terreur, mais de persuader l’opinion publique et de négocier avec elle :

« ... l’arme la plus puissante dont disposent les moudjahiddin — après Dieu qui les assiste et leur assure la victoire —, c’est le soutien populaire des masses musulmanes d’Irak et des pays voisins. [Il vaut donc mieux] épargner au peuple les conséquences d’une interrogation concernant l’utilité de nos actions. [...] Je te le dis : nous sommes engagés dans une guerre, et plus de la moitié de cette guerre se livre sur le champ de bataille des médias. Nous livrons une bataille médiatique pour conquérir les cœurs et les esprits de notre Oumma. Et quelle que soit l’étendue de nos capacités, elles n’égaleront jamais le millième des capacités du royaume de Satan qui nous combat. » [6]

Ces remarques peuvent sembler d’une évidence triviale : le terrorisme n’est-il pas toujours dans une relation de co-dépendance avec les médias ? La publicité médiatique ne lui fournit-elle pas l’oxygène nécessaire à sa croissance ??Sa réussite ne passe-t-elle pas — à la différence des confrontations militaires entre forces conventionnelles — par l’opinion publique, les cœurs et les esprits, la persuasion ?

Je me contenterai ici d’avancer qu’il faut répondre oui à ces questions banales (oui, le terrorisme a besoin des médias tout autant qu’il les attire) mais pour ajouter que le cas qui nous occupe leur échappe. Il fallait que Zawahiri écrive ce qu’il a écrit. Et le fait qu’il l’ait écrit témoigne de l’une des tensions fondamentales les plus intéressantes du djihadisme contemporain. D’un côté, celui-ci se caractérise par une rhétorique et une pratique faites d’exigences absolues ainsi que par une insularité, voire un monolinguisme animé par une conviction doctrinale univoque. Il peut se dispenser de contreseing, d’approbation, de négociation, et même d’extérieur — autre que l’ennemi. Son slogan serait la formule célèbre du cheikh Abdallah Youssouf Azzam, créateur du Bait-ul-Ansar (le Bureau des services moudjahiddin, qui s’est par la suite transformé en Al-Qaida) au Peshawar : « Le djihad et un fusil : pas de négociations, pas de conférences, pas de dialogue. » [7]

De l’autre côté, il y a des communiqués de presse, des dépêches, des déclarations, des porte-paroles, des sites électroniques, le Jihad Information Battalion, le Global Islamic Media Front, et tout le reste : bref, il y a lutte pour la conquête de l’opinion publique. Ce qui donne lieu à des exigences relatives, caractéristiques d’une compétition politique ; ce qui implique de prendre l’autre en compte, d’écouter et de prêter attention, de transiger ou du moins de faire semblant, d’échanger et de partager, d’anticiper et de compenser le fait que la ligne entre « nous » et « eux » n’est pas clairement tracée à l’avance. Zawahiri craint de perdre le soutien d’une partie des masses musulmanes, et c’est pourquoi il insiste sur « la nécessité de mener de front l’action politique et l’action militaire ». L’action militaire assure la publicité, mais toute publicité n’est pas bonne.

La bataille pour la conquête du soutien populaire nécessite, dit-il, de ne pas « négliger les réalités du terrain ». Parmi ces réalités, il n’y a pas seulement le territoire, le terrain proprement dit, mais aussi quelque chose de plus confus : un état d’esprit, ce que « la population musulmane [...] trouvera [...] acceptable. » La politique passe donc par l’opinion, l’opinion des masses, et celle-ci est modelée par les médias, principalement les médias visuels. Ce que redoute Zawahiri, entre autres choses, c’est l’effet sur le public des enregistrements vidéo de décapitations d’otages, qu’Al-Qaida a largement diffusés. Il formule des critiques directes au sujet de ces « scènes de massacre » : « Parmi les choses que les musulmans qui vous aiment et vous soutiennent ne trouveront jamais acceptables, il y a — aussi — les scènes où l’on massacre les otages. » Il imagine une réponse à cette remarque : « Et tu aurais raison de répondre : Pourquoi ne devrions-nous pas semer la terreur dans les cœurs des croisés et de leurs alliés ? » Mais il propose plus loin : « Nous pourrions fusiller les prisonniers. Nous parviendrions ainsi au but recherché sans nous exposer aux questions et sans devoir répondre aux doutes. Nous n’avons pas besoin de cela. »

Nous sommes là aux confins d’une question extrêmement complexe, celle de la relation entre politique et violence, celle de la justesse de la maxime de Clausewitz selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » et de l’idée commune selon laquelle, au contraire, la guerre marque l’échec de la politique.

L’action politique est tiraillée entre les principes de l’éthique et l’irréversibilité de la violence, entre deux types d’absolu. Elle ne devrait pas se confondre avec eux mais c’est pourtant ce qui arrive. Incapables que nous sommes de définir des garde-fous une fois pour toutes, nous la laissons verser dans le fondamentalisme et la guerre.

Il arrive aussi que l’absolutisme se tourne vers la politique, et qu’il cherche à se fondre en elle. Alors (et peut-être est-ce le cas avec Ansar Al-Sunna et Al-Zawahiri), l’action politique n’est qu’un instrument au service d’une quête de contrôle absolu. Cette stratégie comporte toutefois des risques : le langage de la politique est justement un langage, et non pas un simple instrument. Tout nécessaire que le jeu puisse paraître, les enjeux sont grands — et l’on ne peut guère prédire l’issue de la partie.

Dans le communiqué annonçant l’assassinat d’Aziz, le statut du recours aux « droits de l’homme » fournit une bonne illustration de cette problématique. Pourquoi ses meurtriers ont-ils éprouvé le besoin d’emprunter cette voie rhétorique ? On notera qu’ils n’ont pas fourni d’enregistrement vidéo de sa mort. Ils ne l’ont pas capturée, ne l’ont pas retenue en otage, ne l’ont pas exécutée devant une caméra (à l’arme blanche ou à l’arme à feu) comme ils l’ont fait pour tant d’autres. Ils se sont contentés de tendre une embuscade à sa voiture, de conserver ses cartes d’identité en guise de preuve, avant de les envoyer dans un communiqué à destination du public.

Ce communiqué a bien pour sujet principal les droits de l’homme. Mais que dit-il lorsqu’il pose la question : « Où sont les droits de l’homme... ? » Ceux-ci devraient se trouver quelque part, et ils n’y sont pas. Ils sont censés caractériser l’espace et le temps propres de l’existence humaine, et pourtant, il n’y a nulle trace d’eux. Ils sont, manifestement, absents. Des gens — ou, pour être plus précis, des musulmans — sont là, dans des lieux effroyables, et les droits font défaut. Peut-être que la question est celle-ci : les musulmans ont-ils des droits humains ? En tout cas, c’est une question ambiguë. Les agresseurs d’Aziz invoquent-ils l’universalité des « droits de l’homme » ? En déplorant leur absence, cherchent-ils à les faire entendre, appellent-ils à leur réalisation, essaient-ils de les trouver ? La réponse est-elle : « Oui, nous devrions avoir des droits humains, comme tout le monde, mais ils nous sont refusés — par ceux qui, justement, se proposent de les exporter dans le monde entier » ? En dévoilant cette hypocrisie, le communiqué se poserait comme une profonde revendication des droits, la plus puissante qui soit, car elle est faite depuis une position de dénuement absolu. À travers nous, dirait-il, ce sont les prisonniers, dépouillés de tout, enfermés, torturés, exécutés, qui n’ont pas de lieu propre (même pas de lieu où s’asseoir), qui exigent ce qu’ils devraient déjà avoir. Complètement exposés (le mot arabe « al-’ra » signifie plus précisément, ?ai-je appris de Samera Esmeir, à l’extérieur, en plein air, où il n’y a pas d’abri, rien qui ne puisse vous couvrir, aucune protection ?— un espace d’abandon absolu), ils demandent protection. Traités comme du matériel jetable, ils protestent contre cette exclusion radicale et réclament que tout le monde — y compris eux-mêmes, là où ils se trouvent — jouisse de ces droits.

Rien ne nous oblige à soupçonner que les phrases de cette déclaration disent autre chose. De nombreuses versions d’un tel appel ont été écrites, recourant exactement à la même stratégie.

Mais peut-être la cascade de questions rhétoriques est-elle destinée, au contraire, à illustrer la faillite du discours ? Dans cette lecture, les questions seraient une autre manière de dire : il n’y a pas de droits de l’homme, voire, il n’y a pas d’hommes. Le vocabulaire des droits de l’homme apparaîtrait alors dans tout ce qu’il a de vide, de frauduleux, de faux, de mensonger et de chimérique. On ne saurait nier que dans les conditions décrites par le communiqué, les droits de l’homme sont un mensonge, un mensonge dangereux qui plus est — et ceux qui font semblant de les préconiser ou de les défendre ne sont pas seulement les alliés des Américains, ils cherchent aussi à masquer leurs intérêts particuliers sous un voile universel.

Absents, les droits de l’homme. Mais cette absence est-elle temporaire ou permanente, accidentelle ou essentielle ? Cette puissante déclaration est-elle un appel aux droits, ou la révélation de leur essence mensongère ?

Il est assez extraordinaire que les mêmes phrases puissent suggérer deux interprétations diamétralement opposées. Je ne sais pas vraiment quelle est la bonne, mais j’ai l’intuition que cette ambiguïté (entre l’invocation et la révocation) est en fait l’acte politique le plus intéressant du communiqué. On pourrait même penser qu’elle est intentionnelle.

Même s’il ne relève pas simplement du discours contemporain des droits de l’homme, le communiqué attire notre attention sur l’un de ses traits décisifs. Beaucoup d’actes de parole exécutés au nom des droits de l’homme sont en effet caractérisés par la division. D’un côté, celui qui prend la parole affiche, exprime ou rend manifeste la singularité d’une identité, d’un statut ou d’un comportement, une singularité blessée, bien souvent. « Nous souffrons, nous sommes pris pour cible, il y a en nous quelque chose d’unique qui nous expose à la violence, à la blessure, au mal. » On entend ce genre de propos dans la bouche des victimes de génocide, de ceux qu’on persécute à cause de leur race, de leur sexe, de leur nationalité, de ceux qui habitent la mauvaise ville au mauvais moment, qui sont infectés par le virus du sida, exposés à des produits toxiques, ou chassés et ruinés par une inondation ou un tremblement de terre (ou dans la bouche de ceux qui parlent en leur nom). Ces discours sont souvent formulés sur le mode de la plainte, mais pas toujours : ils sont parfois l’affirmation courageuse d’une existence marginale, l’entrée en visibilité de quelque chose qui autrement demeure caché : « We are here, we are queer, get used to it » (« Nous sommes là, nous sommes queer, il faut vous y faire »). Dans les deux cas, ma singularité est le lieu d’où je parle.

De l’autre côté, il est rare que celui qui prend ainsi la parole le fasse seulement au nom de cette souffrance locale, isolée, ou de cette expérience. Le plus souvent, des phrases construites comme celles de Bernard Kouchner — « l’homme n’a pas été fait pour souffrir » — suivent immédiatement l’expression de cette expérience, quand elles ne la précèdent pas. Nous demandons réparation, nous revendiquons le droit à la visibilité non seulement au nom de ce que nous avons de propre, mais aussi en raison de notre appartenance à quelque chose de plus large, la chose la plus large qui soit ; nous revendiquons une chose à laquelle chacun a droit — parce que nous sommes des hommes, parce que nous parlons, nous faisons partie de l’humanité de la même façon que chacun de ceux auxquels nous nous adressons.

Le discours des droits de l’homme est ainsi, structurellement, le contraire du plaidoyer particulier — c’est un plaidoyer général, un appel lancé au nom de tous par quelqu’un de particulier. Si je suis en droit d’attendre quelque chose des autres, c’est seulement dans la mesure où ma demande n’est pas seulement la mienne, seulement dans la mesure où ma condition — pas ma souffrance, mais la possibilité de cette souffrance — peut être étendue à toute l’humanité.

C’est une caractéristique structurelle de ces prises de parole au nom des droits de l’homme : parler d’un droit qui n’appartiendrait qu’à moi n’aurait pas de sens. Une propriété si, mais pas un droit. Pourtant la revendication d’un droit, d’une chose qui par définition se partage avec d’autres, qui peut s’étendre à un ensemble d’objets illimité (en principe), n’est jamais abstraite — elle émane toujours d’un lieu, d’une expérience, d’une existence (qu’elle soit primaire ou secondaire) particuliers, pour réagir à une blessure particulière. L’énonciation des revendications de droits n’est dès lors jamais abstraite, et c’est là le paradoxe de toute discussion sur les droits : la revendication n’a de sens que si elle est universalisable, mais elle ne peut être efficace que si elle s’enracine dans une situation concrète.

Aujourd’hui nous tenons ces traits plus ou moins pour acquis, mais comment cela se produit-il ? Comment l’universalisation devient-elle plausible, audible, comment se réalise-t-elle ? La réponse n’est pas évidente.

Jacques Rancière en apporte une dans La Mésentente, et ailleurs, en reprenant l’histoire de la sécession des plébéiens romains sur le mont Aventin (d’après Tite Live). Voici la forme que prend sa question :

« Comment reconnaître que la personne dont la bouche émet des sons en face de vous est en train de discuter de questions de justice plutôt que d’exprimer une souffrance personnelle ? » [8]

« Sur l’Aventin, les patriciens ne comprennent pas ce que disent les plébéiens ; ils ne comprennent pas les bruits qui sortent de la bouche des plébéiens, si bien que, pour être distinctement entendus, pour être vus et reconnus comme sujets parlants légitimes, les plébéiens doivent non seulement argumenter leur position mais aussi construire la scène de l’argumentation de telle sorte que les patriciens puissent la reconnaître comme un monde commun. » [9]

Autrement dit, le fardeau qui pèse sur ceux qui veulent se faire entendre est double. Il ne s’agit pas simplement de parler, d’échanger, de communiquer, mais avant tout d’être compris comme sujets parlants. Ce qu’il faut, c’est entrer dans un espace politique qui par définition les exclut. Gémir, beugler, crier — exprimer sa souffrance personnelle —, ne donne aucun droit à la reconnaissance des autres, car cela reste en dehors du discours, de l’humanité, de la sphère politique. Pour que ces manifestations deviennent affaire de justice, de partage et de division, de politique, il faut commencer par modifier les limites et la définition de l’espace politique, ou public, c’est-à-dire répondre autrement aux questions : Qui parle ? Qu’est-ce qui compte comme acte de parole dans cet espace ? Rancière poursuit :

« Le principe de l’interlocution politique est donc le désaccord [ou la mésentente] ; c’est-à-dire la compréhension discordante tant des objets de référence que des sujets parlants. Pour pouvoir entrer dans l’échange politique, il devient nécessaire d’inventer la scène sur laquelle les mots prononcés peuvent être entendus, sur laquelle les objets peuvent être vus, et les individus eux-mêmes reconnus. »

C’est là l’intuition fondamentale de Rancière : l’idée que nous ne pouvons pas tenir pour acquise la possibilité de la communication, et encore moins la commune humanité qui la sous-tendrait, mais que cela n’empêche pas qu’elle advienne... et que la création de sa possibilité constitue l’acte politique par excellence.

Alors comment cette scène « commune » est-elle construite ?

« Ils ne font pas de camp retranché à la manière des esclaves des Scythes. Ils font ce qui était impensable pour ceux-ci : ils instituent un autre ordre, un autre partage du sensible en se constituant non comme des guerriers égaux à d’autres guerriers mais comme des êtres parlants partageant les mêmes propriétés que ceux qui les leur nient. Ils exécutent ainsi une série d’actes de parole qui miment ceux des patriciens. » [10]

J’ai tâché ailleurs d’analyser cet acte inaugural de répétition, de citation, d’imitation, et les conditions qui permettent la transformation des conditions de l’entente [11]. Voici le point essentiel : il arrive qu’un acte de parole, dont la compréhension dépend du contexte, change ce contexte, les conditions dans lesquelles il est produit... en changeant la réponse à la question de savoir qui compte comme être parlant, et ce qui compte comme parole. Le langage change quand les plébéiens, en le copiant, le parlent.

Rancière appelle cela la « capacité de singularisation polémique de leur universalité » (Mésentente, p. 172), et l’associe aux... droits de l’homme (et non, insiste-t-il, à l’humanitaire). Il ne s’agit pas d’une opération nécessairement paisible. Comme y a insisté Slavoj Zizek, parlant du philosophe français : « L’universalité est une position de combat » ; ce n’est pas simplement une lutte entre des particularismes, entre des identités, pour aboutir en fin de compte au compromis multiculturel. Pour Zizek, la démocratie est née quand nous avons dit : « Nous, qui sommes exclus, nous sommes le tout, nous sommes le peuple, nous représentons l’universalité. » [12]

Est-ce cela que les principales organisations qui défendent les droits humains — et les penseurs qui les prennent pour objet — veulent dire quand elles proclament l’universalité des droits de l’homme ? Kofi Annan a célébré le 50e anniversaire de l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en prononçant ces mots :

« Les droits de l’homme ne sont étrangers à aucune culture et sont inhérents à toutes les nations. Loin d’être le privilège de quelques-uns, ils appartiennent à tous. C’est cette universalité qui leur permet de transcender toutes les frontières et de défier toutes forces. » [13] Manifestait-il son accord, ou son désaccord, avec Rancière et Zizek ?

À quel genre d’action renvoie donc l’« activisme des droits humains » ? Même si le discours qui le fonde est issu des révolutions qui renversèrent la monarchie française et la domination britannique dans les colonies américaines, force est d’admettre qu’aujourd’hui, une offensive menée contre l’État visant la prise du pouvoir est loin d’être la norme des actions politiques entreprises au nom des droits de l’homme.

L’ethosde ces actions s’apparente plutôt à celui qu’exprimait Michel Foucault dans la conférence de presse donnée à Genève en juin 1981, à l’occasion de la naissance du Comité international contre la piraterie, une initiative non gouvernementale pour la défense des boat people vietnamiens victimes des pirates du golfe de Thaïlande. Le texte de Foucault, publié plus tard sous le titre « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », trace les grandes lignes d’une politique non gouvernementale [14].

Proposant, avec des ONG comme Terre des hommes ou Médecins du monde, l’envoi d’un bateau pour assurer la protection des réfugiés à la dérive, il pose la question cruciale concernant le statut de cette initiative : « Qui donc nous a commis ? » À quoi il répond : « Personne », avant d’énoncer les « trois principes » directeurs de l’initiative, qu’il considère comme représentative de ce nouveau genre politique :

« 1. Il existe une citoyenneté internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage à s’élever contre tout abus de pouvoir, quel qu’en soit l’auteur, quelles qu’en soient les victimes. Après tout, nous sommes tous gouvernés et, à ce titre, solidaires.

2. [...] C’est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes dont il n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables. Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir.

3. [...] Amnesty International, Terre des hommes, Médecins du monde sont des initiatives qui ont créé ce droit nouveau : celui des individus privés à intervenir effectivement dans l’ordre des politiques et des stratégies internationales. La volonté des individus doit s’inscrire dans une réalité dont les gouvernements ont voulu se réserver le monopole, ce monopole qu’il faut arracher peu à peu chaque jour. »

« Nous sommes tous gouvernés » — et, sans pour autant devenir des gouvernants, nous intervenons, nous interpellons ceux qui gouvernent, nous les tenons pour responsables, nous agissons là où ils refusent de le faire. La politique des droits humains est ainsi dans une large mesure une « politique des gouvernés » — qui, précisément, n’entendent pas gouverner [15]. « Si les gouvernements font des droits de l’homme l’ossature et le cadre même de leur action politique, c’est très bien, déclarait Foucault l’année suivante dans une interview au sujet de la Pologne. Mais les droits de l’homme, c’est surtout ce qu’on oppose aux gouvernements. Ce sont des limites que l’on oppose à tous les gouvernements possibles. » [16]

Il y a peu de risque, je suppose, que cette opposition, cette différence, s’efface un jour complètement. Il y aura toujours, de la part des gouvernements ou des prétendants aux postes de gouvernants des violations de droits auxquelles répondront des revendications de droits. Mais les choses ont tendance à se compliquer : les complications structurelles du discours des droits humains, qui découlent et se nourrissent du caractère fondamentalement énigmatique ou indéterminé de ses deux termes clés (si nous savions, une fois pour toutes, qui doit être compté comme « humains » et quels sont leurs droits, il y aurait beaucoup moins de confusion, et le travail s’en trouverait facilité !), ont tendance aujourd’hui à se manifester avec une force considérable.

Qui, de nos jours, n’est pas partisan des droits humains ? Après la fin de la Guerre froide, comme l’ont fait remarqué, entre autres, David Rieff et Alex de Waal, les principales organisations européennes et américaines de défense des droits de l’homme se sont retrouvées, de manière abrupte et inattendue, côte à côte avec ces mêmes pouvoirs étatiques contre lesquels elles faisaient campagne depuis si longtemps [17]. « Le Kosovo » est devenu une métaphore de cette nouvelle situation, et « l’Irak » apparaît comme sa terrible caricature. Ainsi, « les droits humains » peuvent facilement devenir une autre forme d’administration politique, de gouvernementalité, voire un prétexte à quelque chose de pire.

Sous un certain angle, l’Armée d’Ansar Al-Sunnah comprend cela. Sous un autre angle (son texte, malgré sa brièveté, présente plus d’angles d’approche et de niveaux d’analyse que je ne peux seulement commencer à en explorer ici), elle confesse en quelque sorte que le discours des droits de l’homme possède un autre attrait à ses yeux, que cela plaise ou non. Rancière écrit : « Ils ne font pas de camp retranché », ils ne se constituent pas en « guerriers égaux à d’autres guerriers mais comme des êtres parlants ». Les assassins de Nafi’a Aziz ont certes choisi la voie armée, avec des résultats grotesques. Et ils ont fait quelque chose de plus... L’armée américaine fournit peut-être l’exemple type du modèle d’« universalité concrète » que Zizek trouve chez Rancière (lors de sa conférence, il prenait d’ailleurs la défense de l’intervention américaine au Kosovo. L’Irak est une tout autre affaire). Le communiqué inhabituel qui m’a servi de point de départ pousse quant à lui la figure de l’universalité concrète à sa délicate limite : que se passe-t-il quand ceux qui font un camp retranché, qui se constituent en guerriers égaux à d’autres guerriers — et qui se donnent pour but de les vaincre purement et simplement, sans pitié — se mettent à parler le langage des droits de l’homme ? Quand non seulement ils le parlent, mais aussi le soumettent à la question : « Où sont les droits de l’homme ? » Je n’ai de réponse à aucune de ces questions (et je ne suis pas sûr que quiconque en ait), mais je pense qu’il vaut la peine de nous y attarder.

Traduit de l’anglais par Esther Ménévis

Notes

[11. Voici le corps du communiqué, débarrassé des citations du Coran et des louanges religieuses qu’on trouve habituellement en introduction et en conclusion de ces annonces, tel qu’il a été publié sur le site français :

« Pour la première bonne nouvelle que nous annonce la Brigade d’Al Fourqan, en ce mois de Ramadan béni, mois qui a vu les triomphes des musulmans durant l’histoire, vos frères ont hier réussi à tendre une embuscade à la renégate Nafeh’Aziz, membre du parti de l’union du Kurdistan et député au Conseil de la Province de Naynawa, et présidente du comité des droits de l’homme dans Naynawa, tout comme elle travaille aussi à l’intérieur des bases américaines à Mossoul. Elle a été attaquée dans le quartier de Barid à Mossoul, les frères ont fait pleuvoir sur elle des rafales de balles la tuant sur le coup, tout comme son garde du corps qui conduisait le véhicule.

Où sont les droits de l’homme (...) ?

[...] L’Armée Ansar al-Sunna

Mardi, 1er jour du Ramadan, 1426 (4 octobre 2005) »

J’ai pris connaissance du communiqué sur le site français d’Al Mourabitoune

[2Voir Michael Rubin, « Ansar al-Sunna : Iraq’s New Terrorist Threat », Middle East Intelligence Bulletin (May 1, 2004), www.aei.org/news20691

[3L’auteur du communiqué s’autorise ici un petit jeu de mots : Nafi’a Nafeh’Aziz était membre de l’Union Patriotique du Kurdistan, mais ici, « Patriotique » (watani) a été remplacé par « Païenne » (wathani). C’est ici le lieu de remercier l’aide inestimable que Samera Esmeir m’a apportée en traduisant ce texte en anglais, et en me permettant ainsi de réfléchir à ce qu’il dit et à ce qu’il fait.

[4Sa mort est répertoriée comme l’incident k1997 sur www.iraqbodycount.org, qui mentionne le report de sa mort le 03 octobre par l’Associated Press et Reuters.

[5Multinational Force Northwest Public Affairs : « Respected council member loses life, legacy lives on », This Week in Iraq, vol 1 no 8, 5 October 2005, 7 sur www.mnf-iraq.com/Publications/TWII/....

[6Lettre de Al-Zawahiri à Al-Zarqawi : Office of the Director of National Intelligence, News Release No. 2-05, October 11, 2005, www.dni.gov/release_letter_101105.html.

[7Colonel (Res.) Jonathan Fighel : « Sheikh Abdullah Azzam : Bin Laden’s spiritual mentor » Institute for Counter-Terrorism, September 27, 2001 ; www.ict.org.il/articles/articledet.....

[8Jacques Rancière, « The Politics of Aesthetics » (conférence, été 2004), http://theater.kein.org/node/99.

[9Rancière et David Panagia, « Dissenting Words : A conversation », Diacritics 30, no. 2 (Summer 2000) : 116.

[10Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée 1995, p. 46.

[11Thomas Keenan, « Drift : Politics and the Simulation of Real Life », Grey Room 21 (Fall 2005), p. 94-111.

[12Slavoj Zizek, « Human Rights and its Discontents », conférence à Bard College, 16 novembre 1999. Voir le texte sur www.bard.edu/hrp/resource_pdfs/keen....

[13Avant-propos à Yael Danieli, Elsa Stamatopoulou et Clarence J. Dias (eds.), The Universal Declaration of Human Rights. Fifty Years and Beyond, Amityville, NY, Baywood Publishing, for the United Nations, 1999.

[14« Face aux gouvernements, les droits de l’homme », Dits et Écrits IV (Paris, Gallimard, 1994), p. 707-708.

[15On peut sur ce sujet se reporter à la deuxième section du texte de Michel Feher, « Les divisions de la gauche mouvementée », dans Vacarme (juillet 2002), et au chapitre 3 du travail de Partha Chatterjee, The Politics of the Gaverned, New York, Columbia University Press, 2004.

[16« L’expérience morale et sociale des Polonais ne peut plus être effacée », Dits et Écrits IV, p. 349.

[17Alex de Waal, « Human Rights Organization and the Political Imagina-tion : How the West and Africa Have Diverged », Justice Africa, October 2002. David Rieff, « The Precarious Triumph of Human Rights », New York TimesMagazine (August 8 1999), A Bed for the Night, New York, Simon&Schuster, 2002, et l’introduction de At the Point of a Gun : Democratic Dreams and Armed Intervention,New York, Simon&Schuster, 2005.