Vacarme 34 / manières

pratiques de gouvernance

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Être une organisation non gouvernementale à vocation généreuse ne dispense pas d’avoir à se gouverner. Parce qu’elles sont souvent nées d’un constat critique, adressé aux États ou aux entreprises, les ONG se voient même soumises à une vigilance particulière de la part de tous ceux que leur posture morale agace. De là, leur détermination à élaborer des règles de gouvernance d’autant plus complexes qu’elles doivent répondre aux exigences croisées des donateurs et des bénéficiaires, des volontaires et des salariés.

La controverse sur l’origine des ressources des organisations non gouvernementales (ONG) est un thème récurrent de l’actualité de ce milieu, cher notamment aux médias et aux politiques. Il lui arrive même d’être instrumentalisé par des associations, comme facteur d’une affirmation identitaire. Ainsi, Médecins sans frontières-France (MSF-F) en fait depuis longtemps un argument fort de positionnement, mais aussi de communication. Cette ONG met en avant le niveau particulièrement élevé du ratio de ses financements privés dans le total de ses ressources (84 % en 2004 [1]).

Le sujet du financement fait donc couler beaucoup d’encre, et suscite maints débats. Mais il se déroule plutôt à fronts renversés. En France, où la tradition d’un large subventionnement par l’argent public de l’associatif est aussi ancienne que la loi de 1901, le secteur « développement et humanitaire », pris globalement, constitue une exception durable. Le rapport privé/public y est en effet systématiquement favorable au premier, comme l’établissent les enquêtes menées bi-annuellement par la Commission coopération développement (CCD) [2]. En revanche, aux États-Unis (supposés être le paradis de la philanthropie associative), les bons connaisseurs de la politique américaine en la matière estiment qu’au moins 30 % de l’aide publique au développement (APD) transiterait par les ONG [3]. Or, même si cette part est faible en pourcentage de PIB, elle représente néanmoins des montants considérables d’argent public, surtout alloués à de grandes, voire très grandes ONG. À quelques notables exceptions près, dont World Vision ou Catholic Relief Services, celles-ci sont en outre traditionnellement allocataires de fonds fédéraux, particulièrement ceux distribués par le département d’État (c’est notamment le cas de CARE).

Pour autant, la question des ressources des ONG et de leur stabilisation devrait cesser d’être examinée uniquement comme un objet en soi. L’analyse gagnerait à être recontextualisée comme élément d’une problématique plus large : celle de la gouvernance de ces organisations. La question peut être formulée plus brutalement : à quoi sert-il en effet qu’une ONG dispose de financements conséquents, si elle s’avère incapable de monter et de mener à bien des programmes pertinents, consommant à bon escient ces fonds, ou si elle ne parvient pas à les dépenser dans des conditions relativement optimales ? Les observations de terrain montrent qu’il y a là des interrogations cruciales dont les ONG sont légitimement l’objet, mais qui constituent une problématique encore mal appréhendée. Or, ces questions concernent directement les « politiques non gouvernementales », c’est-à-dire les stratégies conduites par lesdites ONG. Pour que leurs programmes soient correctement mis en œuvre, celles-ci ont besoin d’une gouvernance propre, qui soit reconnue, validée comme telle et fonctionnelle. D’autant qu’en même temps, les politiques non gouvernementales sont soumises à de multiples pressions, qu’il s’agisse des requêtes des bailleurs de fonds publics, de la dégradation de la sécurité des personnels sur le terrain ou encore des exigences croissantes de transparence et de redevabilité, qui pèsent sur le secteur ONG comme sur d’autres segments de la société. La nécessité pour les responsables d’ONG de piloter, de manière optimisée, des organismes de plus en plus complexes doit aussi être prise en compte. Car il leur incombe de délivrer une aide et/ou de mener des projets dont les bénéficiaires sont des populations démunies ou en danger qui, à ce titre, sont en droit d’attendre une assistance de qualité.

Dès lors, la bonne ou mauvaise gouvernance, loin de ne répondre qu’à des préoccupations internes, va exercer une influence directe sur les politiques de l’ONG : ainsi, des choix erronés risquent, par exemple, de l’empêcher d’être présente sur tel ou tel terrain, alors que d’autres, plus judicieux, lui auraient permis de répondre aux urgences prioritaires. En outre, une gouvernance inadaptée aux réalités et aux attentes de l’association, de ses adhérents, salariés, volontaires, donateurs et sympathisants est susceptible de provoquer des « crises de gouvernance » qui vont aussitôt influer sur les capacités opérationnelles de l’ONG et parfois sur sa survie même. Ses instances dirigeantes, ses salariés, ses bénévoles, ainsi que ses adhérents vont en effet devoir consacrer un temps et une énergie considérables à tenter de les résoudre ; avec le risque de s’y user.

pourquoi la gouvernance ?

La démarche de gouvernance en première analyse répond à une double préoccupation : surmonter la critique récurrente d’opacité et optimiser le fonctionnement pour remplir le mandat de l’ONG. Elle est relativement novatrice dans le milieu. Le lien avec la gouvernance relevait plutôt jusqu’alors de l’implication, plus ou moins effective, d’ONG dans la gouvernance globale au niveau international et particulièrement dans le cadre des relations Nord-Sud [4]. Or, il s’agit ici de gouvernance « interne », s’appliquant à l’entité non gouvernementale elle-même.

2de l’exigence de transparence à la qualité2

L’examen du fonctionnement des ONG débouche souvent (surtout de la part des médias) sur des appréciations volontiers polémiques pointant amateurisme, chaos organisationnel ou défaut de transparence supposés. Les politiques ne sont pas en reste. Ainsi, au début du nouveau siècle, celui qui était encore le ministre belge des Affaires Étrangères, Louis Michel (avant de devenir Commissaire européen au développement et à l’humanitaire), les accusait d’un manque total de transparence.

Pourtant, cette image est le fruit d’une généralisation sans nuance, et correspond de moins en moins au quotidien des associations humanitaires. Celles-ci sont désormais astreintes à une série d’obligations, comptables, financières, de publicité et contractuelles. S’y ajoutent des contrôles, tels en France celui de la Cour des comptes sur les associations collectant des fonds auprès du public, ou des divers corps administratifs d’inspection, comme l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). En Grande-Bretagne, la Charity Commission exerce un magistère incontesté et sourcilleux sur le milieu associatif. De même, nombreux sont les pays qui connaissent l’obligation de publication des comptes, de nomination de commissaires aux comptes, ou d’auditeurs, avec rapports à la clé... Un véritable marché (assez rémunérateur d’ailleurs) de l’audit des associations s’est ainsi de facto créé, conséquence de leur systématisation par les principaux bailleurs publics. Au plan européen encore, les vérifications des services de la Commission sur l’utilisation des fonds alloués aux ONG sont de plus en plus approfondies, voire excessives [5]. Enfin, il ne faut pas méconnaître le surgissement d’initiatives d’autorégulation : il existe ainsi, en France, un Comité de la charte de déontologie des organisations sociales et humanitaires, dont la plupart des associations significatives sont membres. Un Comité des donateurs fonctionne à Médecins du monde-France (MDM-F), indépendamment des autres structures de l’association. Des comités d’audit commencent à se mettre en place au sein des conseils d’administration, comme à Action contre la faim-France (ACF-F), tandis que des postes d’auditeurs internes indépendants des directions financières sont progressivement créés. Ces multiples mécanismes complètent et renforcent des dispositions légales déjà existantes.

2remplir le mandat grâce à la gouvernance2

La véritable nature du mandat d’une ONG est souvent mal comprise. Il va de soi que l’on se trouve ici en présence, au moins à l’origine, d’un processus de légitimation et même d’autolégitimation. Toutefois, l’ONG va ensuite s’efforcer de construire et d’instituer cette légitimité dans la durée [6]. Il s’agit donc d’un mandat que les fondateurs se sont d’abord auto-attribués mais que leurs successeurs ont souvent élargi.

Il reste que ce mandat est mis en œuvre par une entité dont le bon fonctionnement constitue un impératif que doivent s’approprier adhérents, bénévoles, volontaires, salariés, donateurs... Comme l’écrit Jean-Hervé Bradol, Président de MSF-F : « Nous devons être vigilants pour ne pas laisser la gestion de nos moyens importants prendre le dessus sur la finalité de nos actions, et travailler sur les aspects encore défaillants de nos interventions. » [7] C’est l’ensemble de ces principes et exigences de fonctionnement qui, aujourd’hui, est regroupé sous l’appellation générique de « gouvernance ». Celle-ci s’est imposée dans le milieu des ONG depuis le tournant du millénaire. Coordination Sud, structure collective centrale rassemblant la quasi-totalité des ONG françaises de développement et humanitaires [8] a proposé à ses associations membres d’en faire un thème majeur pour les prochaines années. Elle n’en donne pas de définition précise, mais s’attache à en déterminer l’objectif essentiel. Celui-ci viserait à « assurer dans la durée la mission sociale de l’ONG ». Ces termes sont explicités de la façon suivante par Sud : « Il s’agit de remplir la mission que s’est fixée l’ONG et donc de satisfaire le bénéficiaire final. Et ceci doit avoir lieu de façon pérenne : l’ensemble des acteurs est concerné. » Quant au mot « assurer », il est souligné qu’il renvoie à un autre volet des actions collectives préparées et mises en œuvre toujours par Coordination Sud [9]. Il s’agit de la promotion de la qualité dans l’action humanitaire qui se traduit par la proposition faite aux ONG d’adopter et de se conformer à une « démarche qualité », détaillée dans un « Programme synergie qualité ».

A partir de là, cinq principes interdépendants sont retenus : « 1. Les orientations sont définies, actualisées et largement communiquées ; 2. Les responsabilités sont définies, actualisées et communiquées ; 3. L’information est sincère, fiable et disponible ; 4. Les fonctionnements internes et les relations externes respectent et promeuvent les valeurs de l’ONG ; 5. Les risques sont identifiés, évalués et traités afin de diminuer leur probabilité d’occurrence et de limiter leurs conséquences. » [10]

corporate governance et gouvernance associative

2un terme à usages multiples...2

Le vocable de « gouvernance » fait aujourd’hui l’objet d’un usage intensif et a littéralement envahi le langage économique et politique au niveau international. S’il « s’est banalisé », sa « signification était et demeure variable... mais parfois aussi, très construite » [11]. Il consiste d’abord en un « mode de gestion d’affaires complexes », dans lequel les acteurs principaux répudient la seule hiérarchie verticale pour se déployer sur un plan plus horizontal, voire égalitaire.

Historiquement, le concept vient du monde de l’entreprise où, à partir de la fin des années 1970, la question du « gouvernement d’entreprise » (corporate governance) a commencé d’être posée. Il s’agissait de tirer les conséquences de la défaillance d’un certain nombre de mécanismes de contrôle, voire des conseils d’administration eux-mêmes, incapables de prévenir les faillites retentissantes, souvent doublées de scandales financiers, dues à la gestion des dirigeants de grandes firmes. La corporate governance va progressivement dégager une série de principes dont va procéder l’édiction de règles qui régissent l’organisation et l’exercice des pouvoirs, particulièrement dans les sociétés cotées en bourse. Ces principes portent plus particulièrement sur les relations entre les dirigeants, les conseils d’administration et les actionnaires. Il faut y adjoindre désormais diverses modalités de fonctionnement des conseils d’administration et des différents comités mis en place en leur sein, ainsi que les devoirs de transparence et d’information des dirigeants à l’égard des actionnaires. Devoirs qui s’étendent également dorénavant à d’autres parties concernées, tels les salariés, les fournisseurs, les banquiers... [12]

Un intense effort de production normative a donc accompagné la montée en puissance du gouvernement d’entreprise, notamment au niveau des législations nationales. Ainsi aux États-Unis, le texte de référence est le désormais fameux Sarbanes-Oxley Act du 30 juillet 2002, à la fois concrétisation d’une décennie de réflexions et de pratiques, et conséquence directe du scandale Enron. En France, deux importantes lois, dites NRE (Nouvelles régulations économiques) du 15 mai 2001, et LSF (Loi de sécurité financière) du 1er août 2003, ont pareillement donné un contenu concret et obligatoire à ces règles dans le secteur marchand.

En outre, depuis la fin des années quatre-vingts, sont apparus, dans le monde anglo-saxon, des corpus de recommandations (le Code of Best Practice, en Grande- Bretagne, et les Principles of Corporate Governance, aux États-Unis) élaborés par le monde des affaires lui-même. Ces efforts d’autorégulation ne sont pas contradictoires en réalité avec les réglementations proprement étatiques, mais interagissent avec elles.

2... riche de modèles concurrents2

Le modèle traditionnel (et originel) de la corporate governance est celui dit de la « valeur actionnariale ». Il est donc prioritairement construit pour satisfaire aux exigences des actionnaires (shareholders, en anglais). La satisfaction maximale de l’actionnaire est ici envisagée comme la rentabilité financière optimisée qu’il attend de son investissement. Mais un modèle concurrent lui dame sérieusement le pion, celui dit de la « valeur partenariale ». Il envisage la gouvernance à partir de la notion de parties prenantes (ou stakeholders). À côté de ceux des actionnaires, doivent être pris en compte les intérêts des cadres, employés, sous-traitants, collectivités locales... La gouvernance est alors un mode d’organisation des coopérations entre ces différentes parties, notamment par l’arbitrage de leurs possibles conflits d’intérêts.

Lorsque la thématique de la gouvernance a gagné le milieu associatif, notamment celui de la solidarité internationale, elle a fait l’objet d’intenses débats. Mais finalement a émergé l’idée qu’il convenait pour des entités à caractère non lucratif de s’inspirer du modèle de la « valeur partenariale ». Une des difficultés à résoudre est naturellement celle de l’identification des « parties prenantes » au sein d’une ONG. En tête, figurent évidemment les destinataires de l’aide, du programme, de la mission de l’ONG, ceux au bénéfice desquels le projet mené par elle a été construit et doit être conduit. Vient ensuite un anneau interne composé de ses adhérents, salariés, administrateurs, bénévoles, y compris les personnels employés sur le terrain, qu’il s’agisse d’expatriés ou de nationaux. Puis, en cercles concentriques, apparaissent les donateurs privés, les bailleurs de fonds publics, les associations partenaires sur le terrain et les divers réseaux de coordination auxquels l’association appartient, les collectivités locales ensuite, ainsi que les États du Nord et du Sud. Les fournisseurs, transporteurs et divers prestataires forment le dernier cercle.

Au-delà de ce cadre qui demeure relativement général, la thématique de la gouvernance se décline très concrètement aujourd’hui autour de quelques questions essentielles. Les plus discutées sont celles qui concernent le fonctionnement de l’« outil » et son degré de performance ; la valorisation ou non de la dimension associative, tant en terme de statut juridique, que d’engagement dans la mission sociale de l’ONG ; enfin la fonction présidentielle et le rôle des administrateurs.

gouvernance et énonciation des politiques non gouvernementales

2planification stratégique et développement institutionnel2

C’est d’abord sur l’amélioration des procédures internes qu’ont porté les discussions. Du point de vue de la sociologie des organisations, les ONG semblent se conformer au modèle de la « bureaucratie professionnelle », théorisé par Mintzberg [13], avec ce que cela suppose de faible formalisation, de décentralisation, de départementalisation par fonctions, et, en même temps, de (relative) standardisation des qualifications. S’y adjoignent des éléments qui relèvent de ce que l’on appelle le « post-bureaucratisme », dont les traits distinctifs sont la valorisation du fonctionnement participatif, la réduction des niveaux hiérarchiques et le travail en réseau.

Il reste que ces archétypes ne cadrent désormais qu’imparfaitement avec la complexité des processus à l’œuvre dans des organisations humanitaires, celles-ci pouvant être amenées à piloter simultanément plusieurs dizaines de projets dans autant de pays.

Aussi assiste-t-on à l’établissement progressif de processus de planification stratégique au sein des organisations, notamment en vue de leur renforcement institutionnel. Plus qu’à la simple amélioration des procédures de management interne, une telle programmation ambitionne une modification en profondeur des modes de fonctionnement de l’ONG. Souvent réalisée avec le concours de grands cabinets de consultants internationaux, qui mettent leur expertise et leur maîtrise de la consultance d’entreprise au service du milieu non gouvernemental, elle repose sur des techniques très élaborées, faisant notamment appel à des méthodes de comparaison intra-ONG (dites de « benchmarking »), ainsi qu’à des modélisations. Le recours à ces procédures vise notamment à harmoniser le fonctionnement des divers départements, à favoriser la pluri-annualité des programmes, à décentraliser décisions et structures, à responsabiliser et à renforcer l’autonomie des divers niveaux décisionnels. Comme dans le secteur marchand, les planifications ainsi établies embrassent des périodes temporelles le plus souvent quadriennales ou quinquennales, avec des révisions et réajustements intermédiaires.

Si cette réorganisation peut paraître à usage interne, elle n’en a pas moins une incidence directe sur la politique même de l’ONG. Celle-ci peut en effet être amenée à réduire le nombre de ses projets pour mieux concentrer ses moyens, en privilégiant certaines zones ou certains thèmes, mais aussi à augmenter le chiffre d’employés nationaux au détriment de celui des expatriés, ou encore à ambitionner de devenir l’ONG de référence dans un domaine particulier.

Relèvent également de la gouvernance non gouvernementale des questions telles que la clarification de la pyramide décisionnelle ou la parité femmes/hommes en interne. Mais la gouvernance est loin de se limiter à ces seuls aspects, dont le côté plus ou moins technique est susceptible de faire consensus. Elle concerne aussi des sujets nettement plus sensibles, qui touchent au cœur même de l’identité des organisations humanitaires privées.

2place de l’associatif2

La place de l’associatif dans le dispositif interne de l’ONG et plus largement le poids et l’influence respectifs des conseils d’administration et de la présidence d’une association par rapport à la structure permanente (composée de professionnels, qu’ils soient salariés ou volontaires rémunérés) est l’une de ces questions sensibles.

La professionnalisation de structures à but non lucratif, dont la création résulte originellement d’engagements citoyens, pose la question de la place de ces derniers dans les processus de gouvernance. L’articulation entre le niveau associatif et celui de la structure permanente suscite d’intenses débats. MDM-F, par exemple, fonctionne avec un système original de « double commande » : les activités opérationnelles sont co-pilotées, par les salariés et les volontaires du siège et du terrain, avec un « responsable mission » (RM) obligatoirement associatif et bénévole. Cette forme spécifique de gouvernance engendre un état de tension permanent dans les relations salariés/associatifs ; tension qui n’est pas sans incidence sur la politique d’ouverture et de fermeture des missions ou encore sur la place réservée à l’action sur le terrain national [14] par rapport à l’international... S’il s’agit là d’un marqueur identitaire fort pour MDM, il provoque aussi des crises de gouvernance. Ainsi, en 2004, l’équipe de direction sortante a été largement battue aux élections pour le renouvellement du conseil d’administration parce qu’il lui était principalement reproché de vouloir mettre fin à cette double commande. À l’inverse, une ONG de développement comme l’IRAM s’est progressivement structurée en établissant une identité quasi-parfaite entre adhérents et salariés, les premiers se confondant avec les seconds. Or, le risque n’est pas négligeable, dans une telle configuration, que la politique des projets soit dictée prioritairement par une logique institutionnelle privilégiant les rentrées financières pour faire face à la masse salariale.

À ACF-F, la crise de gouvernance qui a culminé en 2002 avec la démission fracassante de la Présidente de l’époque, Sylvie Brunel, est largement la résultante d’un affrontement entre le niveau associatif et le niveau salarié. Découlant à la fois d’une omnipotence de la direction générale de l’époque, de la perte de contrôle des administrateurs sur la structure et du poids au sein des instances associatives d’une catégorie spécifique d’adhérents (celle constituée d’anciens salariés ou ex-volontaires de l’ONG elle-même), elle a failli compromettre son existence même. La crise financière qui en résulta eut un impact direct sur le nombre et le volume des missions de terrain. Il a fallu deux ans environ à l’association pour retrouver la maîtrise de sa politique sur ce plan.

2présidence exécutive ou non exécutive2

La question de la direction de l’ONG constitue un autre problème névralgique. Ainsi s’interroge-t-on, compte tenu des contraintes qui pèsent sur ces organisations et particulièrement sur leurs dirigeants, de savoir s’il est bon que ces derniers s’y consacrent à plein temps. Autrement dit, il s’agit de savoir si les directeurs, mais aussi les présidents et certains administrateurs en charge de lourds dossiers, doivent être rémunérés. Rémunération réelle et non symbolique, c’est-à-dire mesurée à l’aune du degré des responsabilités exercées. Telle est l’option choisie depuis longtemps par MSF-F. Son Président est salarié d’Épicentre, association directement insérée dans le périmètre du groupe MSF-F (lequel comprend d’autres associations, une société civile immobilière, propriétaire des locaux du siège de l’ONG, et une société commerciale productrice de documents audiovisuels). Épicentre a pour activité essentielle la recherche épidémiologique et la formation des personnels.

Le Président de MSF-F y occupe un emploi précis, fonction de ses compétences, et y accomplit un travail effectif. Toutefois, cette activité n’est pas exercée à temps plein, et il est mis pour partie à la disposition de l’association-mère. Celle-ci, en contrepartie, reverse à Épicentre un prorata correspondant à l’équivalent-temps de cette mise à disposition. Cette modalité particulière n’est pas reprise par d’autres ONG, et certaines, d’ailleurs, la critiquent. Il reste que progressivement — et effectivement depuis un décret du 20 janvier 2004 — l’administration fiscale française a admis le principe de la possible rémunération du Président d’une association, ainsi que celle de deux autres membres du conseil d’administration. Cette option est toutefois strictement encadrée et répond à des critères précis, afin d’éviter la remise en cause du caractère non lucratif de l’association, et donc de son régime fiscal. À ce jour, elle n’est guère utilisée, sauf, une fois encore, par MSF-F.

Des modèles concurrents à la présidence rémunérée existent. Pendant longtemps, MDM-F a opté pour une présidence exécutive assurée par un médecin engagé dans l’humanitaire, mais non rémunéré et poursuivant son activité professionnelle. Ce type de fonctionnement implique pour le président de très lourdes contraintes professionnelles et personnelles. D’autres, tel Handicap International-France (HI-F), ont un Président non exécutif et pesant peu par rapport au numéro un de la hiérarchie salariée — directeur général, directeur exécutif ou secrétaire général.

Enfin, une nouvelle configuration émerge depuis quelques années. Elle est assez bien symbolisée par la démarche de Jean-Christophe Rufin qui après avoir (entre autres) occupé les fonctions de vice-président de MSF-F dans les années 1990 a accédé en 2003 à la présidence d’ACF-F. Écrivain reconnu, il est aussi un analyste réputé de l’humanitaire, et donc doté d’une solide connaissance du milieu. Son arrivée et sa pratique de gouvernance, en étroite synergie avec un nouveau directeur général et un conseil d’administration pour partie renouvelé, ont permis à ACF-F de surmonter la crise mentionnée plus haut. Dans ce modèle, le Président est non exécutif, c’est-à-dire qu’il n’interfère pas a priori dans les décisions opérationnelles, de la seule compétence du directeur général. Par contre, il joue un rôle d’animateur et de facilitateur, et assure la représentation de l’ONG à l’extérieur. Avec le conseil d’administration, les principales décisions stratégiques sont de son ressort. Dans le cas d’espèce, le Président met aussi sa notoriété personnelle au service de l’ONG [15].

L’approfondissement de ce modèle pourrait conduire, dans certaines ONG, à la mise en place d’un Président-délégué ou d’un directeur général-délégué, doté de larges pouvoirs. Le Président serait alors une personnalité reconnue dans son domaine de compétence, par exemple du fait de sa carrière professionnelle, et capable, suivant la définition qu’en donne un spécialiste américain du tiers secteur, F. Howe, d’« avoir une vision stratégique pour l’organisation et la capacité d’attirer, motiver et guider tous ceux qui s’y trouvent impliqués pour réaliser cette vision. » [16]

2rôle des conseils d’administration2

Enfin, un autre thème crucial dans le champ de la gouvernance réside dans le contenu du mandat des administrateurs et le rôle que les adhérents de l’association souhaitent leur voir jouer. Doivent-ils avoir une fonction d’essence politique et se prononcer sur les orientations stratégiques globales dont découleront ensuite les politiques de l’ONG, en matière opérationnelle, de plaidoyer, de lobbying... ? Ou doivent-ils au contraire suivre des dossiers avec des implications directement opérationnelles, voire être le référent ultime de départements et services de l’ONG ?

Aucun modèle ne s’est véritablement encore imposé de ce point de vue en Europe. Aux États-Unis par contre, la tendance dominante depuis quelques années est à une déconnexion du Conseil (le « Board ») par rapport à la structure permanente. Elle a même été théorisée par un spécialiste reconnu de la gouvernance des organisations (du secteur marchand comme non-lucratif) John Carver. Pour lui, les administrateurs ne sont pas là pour aider et assister l’appareil salarié, mais, au contraire, pour représenter les intérêts des diverses parties prenantes, à commencer par ceux des destinataires finaux de l’action de l’ONG, et pour leur garantir que la fonction de contrôle sera pleinement exercée par leur propre entremise [17].

Une autre question concernant les conseils tient à leur sociologie même, autrement dit au recrutement de leurs membres. Les administrateurs doivent-ils par exemple avoir une connaissance ou une expérience préalable concrètes du domaine où l’ONG agit ? Doivent-ils avoir eux-mêmes été, avant leur élection, des praticiens du développement ou de l’action humanitaire, ou est-il au contraire préférable qu’ils apportent un regard extérieur car venant d’autres milieux ? Les avis sont partagés ici aussi, mais en tout état de cause la question d’une formation des administrateurs lorsqu’ils sont en fonction (ne serait-ce que pour faciliter leur compréhension d’enjeux de plus en plus complexes) reste ouverte. Une étude réalisée en 2003 auprès de quarante quatre ONG européennes montre toutefois qu’un quart seulement d’entre elles avaient alors proposé une telle formation à leurs administrateurs [18].

À l’avenir, l’exigence de gouvernance devrait donc faire de plus en plus figure de quasi-impératif catégorique sur l’agenda non gouvernemental. Et si l’on veut bien admettre que ce qui importe avant tout ce ne sont pas les organisations en tant que telles mais bien les populations à qui l’aide humanitaire est destinée, une telle évolution est bien normale.

Dans l’univers dérégulé, globalisé et chaotique de ce début de XXIe siècle, la culture non gouvernementale est en matière de gouvernance dans une phase de recherches et de tâtonnements. Au jour le jour, se façonnent les contours de ce que cette gouvernance sera (ou ne sera pas) pour les deux ou trois décennies à venir.

Évoluant dans un cadre transnational et animées par l’exigence d’une redevabilité accrue à l’égard de leurs bénéficiaires et de leurs bailleurs privés comme publics, les ONG seront peut-être ainsi mieux armées pour répondre aux nombreux défis qu’elles affrontent ou qui les attendent. Qu’il s’agisse du retour à « l’ensauvagement du monde » [19], de l’ampleur des conséquences humaines et matérielles de certaines catastrophes naturelles, de la lutte contre la pauvreté, de l’accès à l’eau, à l’éducation, à la santé, aux médicaments essentiels. Et quelques autres encore...

Notes

[1MSF-F, Rapport financier 2004, Paris, MSF 2005. Certes ces fonds proviennent, pour une part non négligeable, de collectes pratiquées dans d’autres pays que la France (États-Unis ou Japon par exemple) par ses sections partenaires, lesquelles lui reversent donc un prorata des fonds ainsi levés. Toutefois, hormis le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) qui affiche un ratio voisin de 81,8 %, rares sont les ONG européennes à faire jeu égal.

[2Instance paritaire réunissant pouvoirs publics et ONG. La CCD mène cette enquête depuis 1986. La dernière (portant sur les années 2002 et 2003) le fait ressortir à 63 % contre 36 % (Commission coopération développement, Argent et organisations de solidarité internationale, 2002/2003, ?Paris CCD, 2005). Dix ans plus tôt, en 1991, il s’établissait aux chiffres très voisins de 65 vs. 35 %.

[3Lancaster C., Transforming foreign aid. United States Assistance in the 21st century, Washington, Institute for International Economics, 2000.

[4Voir par exemple, « Les ONG à l’heure de la bonne gouvernance », Autrepart, n° 35, L. Atlani-Duault (dir.), Paris, 2005, Armand Colin et IRD éditions. Ou « Les ONG et la gouvernance de la biodiversité », Revue Internationale des Sciences Sociales n° 178, Paris, Erès, 2003.

[5Une ONG européenne partenaire régulier (dans le cadre de ce que l’on appelle un contrat-cadre) d’ECHO, la Direction de l’aide humanitaire de la commission (et donc allocataire régulière de ses fonds) est désormais auditée en moyenne une fois par an par un cabinet spécialisé, mandaté par la Commission.

[6Pour l’examen de quelques référentiels de construction de la légitimité d’une ONG, voir Ph. Ryfman, Les ONG, Paris, La Découverte, 2004.

[7Bradol J.-H., « Action sous pressions », Messages (MSF-F), n° 137, juillet 2005.

[8À l’exception de MSF-F qui s’en est retirée et de quelques rares ONG qui n’y participent pas (telle l’association Première urgence), ou se contentent d’un statut d’« observateur ».

[9Coordination Sud, Guide Synergie Qualité, Paris, Les Guides de Coordination Sud, 2005.

[10Coordination Sud, op. cit.

[11Hermet G., Kazancigil A. & Prud’homme J.-F., La Gouvernance : un concept et ses applications, Paris, Karthala, 2005.

[12Caussain J.-J., Le gouvernement d’entreprise. Le pouvoir rendu aux actionnaires, Paris, Litec, 2005.

[13Mintzberg H., Structure et dynamique des organisations, Paris, Les Éditions d’Organisation, 1984.

[14Très conséquente à MDM par rapport à d’autres ONG, notamment dans le champ de l’exclusion avec sa Mission-France.

[15Alors que, classiquement, c’est plutôt l’inverse : le président d’une ONG, lorsqu’il émerge personnellement en termes de notoriété, le doit d’abord à l’organisation.

[16Howe F., The Nonprofit Leadership Team, San Francisco, Jossey-Bass, 2004.

[17Carver J., Boards That Make a Difference, 2nd ed., San Francisco, Jossey-Bass, 1997.

[18Bioforce et Dess Dcah, La gouvernance des organisations européennes de solidarité internationale, Lyon, Bioforce, 2003.

[19Delpech T., L’ensauvagement du monde, Paris, Grasset, 2005.