Vacarme 34 / manières

technologies du commun

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Les « techniques de soi » étudiées par Michel Foucault désignent les exercices auxquels certains individus se soumettent pour se constituer en sujets éthiques. Les « techniques du commun » convoquées ici appliquent une perspective semblable aux acteurs collectifs qui composent la société civile : la manière dont ceux-ci se plient ou se dérobent aux protocoles qui conditionnent l’accès aux grands forums internationaux — tel le récent SMSI — les amènent en effet à se forger une subjectivité aux confins des requêtes institutionnelles, des exigences de représentativité et de leur souci d’autonomie.

le Sommet mondial sur la société de l’information : de la gouvernance de l’Internet au multipartenariat

Pour le critique des médias Seán Ó Siochrú, le Sommet mondial de la société de l’information (SMSI) peut être décrit comme la confrontation de deux conceptions politiques issues des années 1970 : d’un côté, un groupe majoritairement formé d’acteurs gouvernementaux et d’entreprises entend promouvoir l’accès à une société de l’information organisée selon les principes et les modes de gestion néolibéraux ; de l’autre, des organisations non gouvernementales, ou issues de la « société civile » et des mouvements sociaux, militent pour une société de la communication qui réaliserait le programme post-tiers-mondiste de création d’un ensemble de droits matériels à la communication. Alors que les premiers insistent sur le rôle de l’information, de l’Internet, et sur l’existence d’une « fracture numérique » entre le centre et la périphérie de l’économie mondiale des réseaux électroniques, les seconds revendiquent une vision plus large : ils soulèvent le problème de la diversité et de la propriété des médias, et remettent en cause le régime actuel des droits de propriété intellectuelle, dont la pérennité et l’extension empêchent l’émergence de nouvelles formes de création collective. Sur le plan conceptuel, la première orientation renvoie au déterminisme technologique distinctif de l’ère post-industrielle et au développement des technologies de l’information qu’a favorisé la privatisation des sociétés nationales de télécommunication. Quant à la seconde, elle trouve sa source dans le débat d’inspiration tiers-mondiste sur un « nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (NWICO) [1].

De nombreux observateurs du SMSI avaient prévu qu’il serait difficile, sinon impossible, d’y aborder ce que les tenants de la société de l’information appellent la « fracture numérique » en invoquant les droits humains à l’éducation et à la connaissance plutôt qu’en s’appuyant sur les seules questions du développement des infrastructures et de l’accès à l’information. Et en effet, le SMSI n’a pas été un « sommet du développement » : les thèmes liés directement à ce que l’on continue d’appeler, faute de mieux, les « pays du Sud » sont restés marginaux, et leur place s’est même réduite à mesure que les discussions avançaient [2].

Au terme des réunions préparatoires, il n’était plus question que de la gouvernance de l’Internet. Le SMSI lui avait déjà consacré un groupe de travail (Working Group on Internet Governance, WGIG) qui a produit une série de rapports et s’est engagé dans de vastes discussions avec des organisations de la société civile au sein d’une Assemblée de la gouvernance de l’Internet (Internet Governance Caucus) [3]. Les discussions dans cette assemblée ont d’abord porté sur les pouvoirs à accorder aux instances chargées de gouverner l’Internet — faut-il restreindre leurs prérogatives aux aspects techniques de la gestion d’un système dont les utilisations se multiplient ou plutôt leur donner les moyens de traiter les problèmes liés aux réseaux pédophiles et à l’utilisation de logiciels libres ? —, avant que le débat ne se concentre sur la question de savoir si la « multilatéralisation » du système actuel de gouvernance était souhaitable.

Dans ce débat du monde non gouvernemental, les tenants d’une position cyberlibertaire s’opposent aux partisans d’une orientation qu’on pourrait appeler « info-développementaliste ». Les premiers, qui ne veulent envisager la gouvernance de l’Internet qu’en termes d’efficacité et d’expertise techno-administrative, craignent que toute solution multilatérale ne renforce le contrôle et la surveillance étatique. Pour leur part, les seconds répliquent que la promotion d’une « supervision techno-managériale et apolitique » ne vise qu’à protéger le régime existant contre ses détracteurs et qu’elle constitue un instrument supplémentaire de l’hégémonie culturelle et économique des États-Unis.

Exemplaire dans ce contexte, la controverse à propos de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) porte moins sur ce que fait réellement cet organisme — administrer et coordonner les système des noms de domaine — que sur ce qu’il en est venu à représenter. Le pouvoir de « contrôle » de l’ICANN sur l’Internet est certes bien faible comparé aux techniques de surveillance développées par les politiques les plus répressives avec l’aide des fabricants de matériels (hardware). Toutefois, l’ICANN, parce qu’il dépend de facto du secrétariat américain au commerce, est devenu le symbole de la domination exercée par les États-Unis sur l’économie du Net à l’échelle mondiale. L’appel à une gestion multilatéraliste de l’Internet doit donc aussi être envisagé dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler le « retour du Sud ».

Outre les acteurs non gouvernementaux, la campagne en faveur d’un nouveau régime de gouvernance de l’Internet est également soutenue par les représentants des info-économies émergentes comme l’Argentine, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud ; ces pays ont par ailleurs déjà pris pour cibles d’autres institutions du gouvernement mondial, dont l’Organisation mondiale pour les droits de propriété intellectuelle (World Organization for Intellectual Property Rights, WIPO). Cette institution, l’une des plus petites de la famille onusienne, était pratiquement inconnue avant qu’on ne prenne conscience du fait que les droits de propriété intellectuelle forment la clé de voûte de l’économie du Net et que certaines ONG et États envisagent de modifier son mandat, à savoir le maintien et l’extension du régime actuel de la propriété intellectuelle, afin de promouvoir un programme de développement plus souple et favoriser l’émergence de nouvelles info-économies [4].

Si la demande d’une réforme de l’ICANN s’inscrit bien dans une critique plus générale de la position privilégiée des États-Unis, l’intérêt soulevé par cette institution témoigne aussi de l’optimisme de certains théoriciens de la gouvernance mondiale. Ainsi, en 2000, d’aucuns ont estimé que l’élection en ligne des membres du conseil d’administration de l’ICANN représentait un premier exemple de la manière dont un demos déterritorialisé pouvait participer à une sorte de démocratie représentative [5]. Au-delà de la critique de l’hégémonie américaine, les propositions de réforme de la gouvernance mondiale ?présentées par les tenants du multilatéralisme tendent donc à inclure le développement d’une nouvelle forme de multipartenariat ; celui-ci passerait notamment par l’incorporation progressive d’acteurs non étatiques dans les dispositifs de gouvernance transnationaux (cf. la « révolution tranquille » [quiet revolution] de Kofi Annan).

Théâtre des rivalités entre agences internationales, en particulier entre l’Union internationale des télécommunications (International Telecommunications Union, ITU) et l’Unesco (Organisation économique, sociale et culturelle des Nations unies), le Sommet mondial sur la société de l’information offre sans doute une illustration assez peu enthousiasmante de l’état actuel du multilatéralisme. Ce sont bien les orientations techno-managériales de l’ITU, plutôt que la question de la diversité culturelle et des droits humains, qui ont dominé les travaux du Sommet. Il reste que celui-ci s’est aussi distingué par le niveau sans précédent de la coopération et du travail en réseau entre les organisations issues de la société civile. La participation de « représentants » de cette société civile au Groupe de travail sur le gouvernement de l’Internet (WGIG) a également été saluée comme l’émergence d’un modèle de gouvernement post-étatique [6]. Cette nouvelle forme de multipartenariat, rassemblant acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, pourrait en effet être transférée à d’autres domaines de la gouvernance mondiale et ainsi accroître la légitimité de ce qui n’avait été jusqu’à présent qu’un processus assez peu démocratique de « blanchiment politique » visant à court-circuiter les opinions publiques nationales et à réintroduire des législations impopulaires « par le haut », sous la forme de ratifications d’accords ou de conventions internationales [7]. La société civile, forte de l’expérience du Groupe de travail sur le gouvernement d’Internet, pourrait donc continuer à faire entendre sa voix et à démocratiser les institutions de la gouvernance mondiale.

gouvernement impérial et réaménagement de la souveraineté

Même s’il est indéniablement trop tôt pour célébrer l’avènement d’une ère post-étatique de la diplomatie mondiale, force est de constater que l’émergence simultanée de la « société civile globale » et de nouveaux régimes de gouvernance pose la question de leur articulation mutuelle. Je voudrais, avant d’aborder directement cette question, faire quelques brefs commentaires sur le processus de transformation de l’État néolibéral, le réaménagement de la souveraineté qu’il implique, et la montée en puissance d’une internationale non étatique.

Du point de vue des théoriciens de la régulation, les notions de néolibéralisme et de post-fordisme, décrites dans le cadre de l’économie néoclassique et appliquées de manière paradigmatique par des pays comme le Chili, le Royaume-Uni ou les États-Unis, renvoient à un processus volontariste de transformation de l’État via le transfert de certains éléments de souveraineté à des acteurs sub- ou supranationaux — transfert facilitant l’émergence d’un modèle économique d’accumulation flexible et l’apparition de modes de gouvernance ad hoc [8]. Un grand nombre d’acteurs non étatiques ont bénéficié de ce processus : les entreprises transnationales, bien entendu, mais aussi des acteurs de la « société civile » dont les réseaux en perpétuel développement servent d’épine dorsale à une « société civile globale ».

La réagrégation de la souveraineté et l’assouplissement de la gouvernance qui en a découlé ont souvent été interprétés comme une « perte » entraînant l’affaiblissement des fonctions régulatrices des États. Il faut pourtant reconnaître que la persistance de cette récrimination dans la littérature traitant de la mondialisation empêche d’envisager l’État comme un ensemble dynamique de dispositifs et capable à ce titre de maintenir son unité stratégique au travers de régimes de gouvernance multiples et transnationaux.

Aussi, au lieu d’une « perte », on pourrait peut-être parler d’une désagrégation/réagrégation (ou d’une déterritorialisation/reterritorialisation) de la souveraineté, dont certains éléments sont intégrés au niveau infra-étatique (dévolution), d’autres au niveau supra-étatique (intégration transnationale) c’est-à-dire intégrés aux nouveaux régimes transnationaux de gouvernance impulsés par la dynamique néolibérale. Des penseurs aussi différents qu’Antonio Negri et Ulrich Beck ont récupéré la notion d’« empire » pour décrire ces formes transnationales de souveraineté. Les modes de multipartenariat qu’elles mettent en œuvre sont considérés par les théoriciens de la gouvernance mondiale comme « impériaux », non seulement parce qu’ils tendent inévitablement à servir les intérêts nationaux des États qui continuent à dominer ces régimes de gouvernance, mais également parce qu’ils articulent des formes de souveraineté transnationales dans un espace qui n’est plus ni « local » ni « global », mais réparti sur de multiples niveaux.

Le rôle des processus intergouvernementaux dans la naissance d’une « société civile globale » censée représenter « ses membres » dans des forums tel que le SMSI a été bien étudié, au moins depuis le Sommet de la Terre organisé par l’ONU en 1992. Les premières interventions de la « société civile », à travers l’organisation de divers contre-sommets, ont d’abord consisté à souligner le déficit de légitimité des institutions intergouvernementales. La renaissance de la société civile apparaît en ce sens comme une réplique aux processus de décision discrétionnaires qui caractérisent bon nombre de régimes de gouvernance « impériaux ». Le souci d’entraver de tels processus a alors conduit de nombreux acteurs de la « société civile » à se laisser littéralement incorporer — que ce soit au titre d’éléments d’un État « étendu » ou organisé en « réseau », ou encore comme pourvoyeurs d’expertise et de légitimité — au sein des instances intergouvernementales, dans l’espoir que ces dernières deviennent plus responsables — c’est-à-dire plus à même de rendre des comptes à leurs administrés —, plus représentatives et plus transparentes.

Il reste qu’en s’incorporant de la sorte, « l’internationale non étatique » s’est récemment trouvée exposée aux mêmes critiques que celles qu’elle adresse aux dispositifs intergouvernementaux : ainsi a-t-on vu naître des polémiques tournant autour du bien-fondé d’un transfert de principes fondamentaux de la démocratie représentative à des organisations de la « société civile globale » — c’est-à-dire à un espace non étatique (déterritorialisé) qui, à première vue, n’entretient aucun lien direct avec les institutions de la démocratie représentative en proie à une crise de légitimité [9].

En effet, nonobstant les critiques émanant de la base des mouvements sociaux, les organisations relevant de la « société civile » n’avaient jusqu’ici jamais été requises de répondre aux exigences de responsabilité démocratique, de représentativité et de transparence inhérentes aux institutions publiques. Après tout, leur raison d’être ne réside-t-elle pas dans leur prise de distance avec la logique gouvernementale du politique ? Aussi peut-on avancer que l’exigence de responsabilité qui leur est désormais adressée témoigne bien de leur nouvelle situation : il leur est en effet reproché d’être des acteurs à qui nul ne demande de répondre aux critères d’un fonctionnement démocratique, alors même que, travaillant au sein d’instances représentatives, elles parlent et agissent au nom de leur « base » en dehors de tout cadre institutionnel de légitimation. Mais dans le même temps, et en dépit de ce reproche, force est aussi de constater qu’aux yeux d’un large public, les acteurs non étatiques ont d’ores et déjà une plus forte légitimité que les acteurs étatiques. Autrement dit, les organisations non gouvernementales se voient reconnaître une représentativité supérieure aux agences gouvernementales au moment même où elles sont accusées de leur ressembler chaque jour davantage, tout au moins du point de vue des manquements à la démocratie qui caractérisent leur fonctionnement.

les technologies du commun

En passer par une histoire conceptuelle ou une typologie des organisations non gouvernementales n’est peut-être pas le meilleur moyen de savoir si leur participation aux régimes impériaux de gouvernement a modifié leur identité et leur fonctionnement institutionnel. C’est pourquoi je voudrais introduire la notion de « techniques » ou de « technologies du commun » pour mettre en évidence les mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement institutionnel des acteurs collectifs qui peuplent la société civile. Ces techniques (telles que celles qui assurent la conformation des ONG aux critères d’accréditation définis par les forums intergouvernementaux ou leur soumission aux protocoles requis des organisations professionnelles et exigés par les donateurs) méritent d’être examinées de plus près non seulement parce qu’elles affectent l’identité institutionnelle des composantes de la société civile, mais aussi parce qu’elles participent de leur légitimation et de leur représentativité.

Modelée sur les « techniques de soi » traitées par Michel Foucault, à savoir des pratiques individuelles de constitution de soi à la fois conditionnées et contraintes par divers régimes de régulation disciplinaire, la notion de « techniques du commun » se réfère au rôle joué par différentes logiques d’organisation et d’institutionnalisation dans la constitution d’acteurs collectifs. De manière très simple, on peut comprendre ces mécanismes par analogie avec les « conditions » attachées aux « prêts d’ajustement structurel » proposés par le FMI et la Banque mondiale. Ces organismes sont les prêteurs des derniers recours pour des États dans l’incapacité d’obtenir de l’argent par d’autres moyens. Les prêts accordés sont assortis de toute une série de conditions, allant des coupes dans les budgets de l’éducation au respect de normes environnementales. Ces conditions servent de fil conducteur à une restructuration politique et économique des pays bénéficiaires, qui peut même conduire à un processus de transformation de l’État lui-même.

De la même manière que les « conditions » associées aux prêts internationaux affectent directement le processus de transformation de l’État, l’assujettissement aux mécanismes d’accréditation qui régissent l’accès aux forums intergouvernementaux et les types de comportement organisationnel érigés en codes de conduite (tels que la réalisation d’audits ou l’adoption de protocoles standards pour l’évaluation des projets) influent directement sur le fonctionnement institutionnel des acteurs non étatiques. Si l’on peut assimiler les conditions d’obtention des prêts à une logique de production de la gouvernance, alors on peut considérer que les « technologies du commun » impliquées dans les interactions entre la société civile et les régimes impériaux de gouvernance régissent eux aussi la production de la responsabilité politique, de la légitimité et de la représentativité des acteurs non gouvernementaux.

Ainsi l’accès à des événements intergouvernementaux tel que le SMSI est-il soumis à certains critères d’accréditation. Ce qui compte ici, c’est non seulement que cette accréditation donne un droit d’accès, mais aussi qu’elle confère une légitimité et même une représentativité à l’acteur non étatique qui peut s’exprimer au nom de la société civile. La question de la « démocratisation » de la société civile doit être soulevée non seulement au niveau des organisations individuelles et de leurs « bases » (constituencies) respectives, mais aussi au niveau des « technologies du commun » qui constituent ces organisations en acteurs démocratiques, et qui, à ce titre, sont à leur tour appelées à conférer une part de leur « légitimité » et de leur « représentativité » au régime de gouvernance auquel elles participent.

Il est important de se pencher sur ces mécanismes pour plusieurs raisons. D’une part, la légitimité démocratique peut toujours être remise en question. Tel est notamment le cas d’OXFAM, une organisation géante et très influente, mais qui ne préconise que des solutions compatibles avec les règles de l’économie de marché pour lutter contre la pauvreté dans le monde : aussi voit-elle sa légitimité contestée par tous les activistes qui défendent une autre conception de la justice sociale. D’autre part, il est important de souligner que c’est souvent la rigidité des règles d’accès auxquelles elles se soumettent qui donne aux « organisations de la société civile » une mauvaise réputation auprès des militants de la base. Par exemple, les protocoles tels que le « Code de conduite pour les organisations à but non lucratif » proposé par l’Union européenne et les étranges procédures d’accréditation du Conseil économique et social des Nations unies sont tellement calqués sur ceux des organisations professionnelles qu’ils ne peuvent qu’accélérer le décrochage entre les organisations de la société civile et des militants déjà méfiants à l’égard de la professionnalisation des mouvements sociaux. Il s’agit bien là d’un paradoxe : les mêmes mécanismes qui légitiment le fait qu’un acteur donné s’exprime au nom de la société civile sont aussi ceux qui se voient critiqués au nom de la représentativité qu’ils ont pour vocation de conférer, car l’acte d’allégeance qu’ils impliquent annule leur légitimité aux yeux de la base.

Une telle observation n’est certes pas nouvelle : quiconque envisage de s’engager dans des négociations plutôt que dans la contestation risque toujours de se voir assénée l’idée que le pouvoir corrompt. Toutefois, à l’encontre d’une pareille menace, des acteurs non étatiques aussi célèbres que Greenpeace ont depuis longtemps appris à jouer des deux types de stratégies : aussi s’enorgueillissent-ils de pouvoir apparaître comme des partenaires fiables dans la résolution concrète de problèmes sans pour autant renoncer à des modes plus radicaux de confrontation et de dénonciation. Par ailleurs, l’écart croissant entre les organisations de la société civile et la base des mouvements sociaux ne doit pas nécessairement conduire à tenir leurs identités respectives et la nature de leur opposition pour acquises : il faut notamment se méfier de la mythification d’une base dont les formes autonomes d’auto-organisation seraient définies a priori comme le « stade ultime » de l’authenticité politique, de la légitimité et de la démocratie. D’une manière générale, s’interroger sur le rôle joué par les « technologies du commun » n’a pas pour objet d’établir une hiérarchie des acteurs collectifs en fonction de leur représentativité. Il s’agit plutôt de se demander comment cette représentativité est produite et d’envisager tout le « spectre » des effets concrets produits par les diverses « technologies du commun ». Or, en admettant qu’à l’une des extrémités de ce spectre figurent les régimes impériaux de gouvernance, l’on pourrait sans doute placer les médias tactiques à l’autre extrémité.

les médias tactiques

Si l’incorporation volontaire des acteurs non gouvernementaux dans les régimes impériaux de gouvernance renvoie à une vision politique de la représentation inscrite dans une longue tradition d’organisation institutionnelle du changement social, le choix technologique opposé consiste en une dynamique à géométrie variable d’auto-organisation et une politique du refus qui fait prévaloir le temporaire, l’intervention ponctuelle, voire le sabotage. Dans le cadre de l’activisme médiatique, le terme le plus souvent invoqué pour décrire cette option est celui de « médias tactiques ».

Cette expression renvoie à toutes sortes de projets mis en œuvre par les activistes des médias : parodies de sites Web visant à mettre en évidence l’hypocrisie de la novlangue gouvernementale et entrepreneuriale, utilisation de logiciels relationnels (social software) pour faciliter la décentralisation de la communication et de l’organisation, etc. Pour leurs admirateurs, les « médias tactiques » sont une traduction de la notion situationniste de « détournement » en termes de « ruses adaptatives », elles-mêmes rendues possibles par les nouvelles technologies de réseau. Celles-ci sont donc « récupérées » pour diffuser des déclarations « interventionnistes », qui ne prétendent pas exprimer un point de vue d’experts aux yeux du régime de gouvernance existant mais visent plutôt une subversion du langage même de la politique. Pour leurs détracteurs, le terme de « médias tactiques », par ses connotations militaires, manifeste bien l’enfermement de ceux qui s’y reconnaissent dans une logique oppositionnelle qui favorise leur homogénéisation interne sur le plan à la fois de la dynamique organisationnelle et du contenu politique [10].

Née après la chute du mur de Berlin en 1989, c’est-à-dire au plus fort de l’enthousiasme pour les nouvelles technologies de la communication, il est vrai que l’appellation « médias tactiques » a vieilli. Cependant, même si son utilité doit être réévaluée dans le contexte d’une doctrine militaire obsédée par les réseaux et de l’exploitation stratégique de la menace cyberterroriste, je l’emploie ici moins pour ses connotations guerrières que pour la vision de l’organisation sociale qu’elle implique. Souvent accusés de « fétichiser » la spontanéité, les « médias tactiques » sont pourtant loin de se cantonner à des actions anarchistes de perturbation (électronique) — actions dont on ignore si elles sont réellement susceptibles d’ouvrir de nouveaux espaces politiques. S’il est vrai qu’ils se définissent par un refus d’inscription dans des schémas institutionnels durables, c’est pour cette raison même qu’ils entrent dans la description du spectre des effets produits par les « technologies du commun ». À l’incorporation des acteurs non gouvernementaux dans les régimes impériaux de gouvernance, les « médias tactiques » opposent en effet l’esquisse de ce qui pourrait devenir un espace pour la pratique autopoétique de créations et d’inventions collectives. Relevant moins de la logique patrimoniale de « l’œuvre » et de la « communauté » que de la logique virtuose de la performance, une telle pratique tisse une socialité communicative dégagée des enjeux de la reconnaissance et de la représentation. Envisagés comme un instrument heuristique plutôt que comme l’incarnation d’une ligne politique, les « médias tactiques » s’inscrivent bien dans le champ d’une ontologie politique « processuelle », c’est-à-dire dans l’éventail des effets des techniques du commun allant de la représentation au refus, de l’incorporation à l’autonomie et du discours expert au langage quotidien.

considérations conjoncturelles

Recourir à la notion de « médias tactiques » a en outre pour vertu de soustraire l’idiome conceptuel et organisationnel de la société civile à l’orbe d’un grand projet néolibéral. L’accusation de complicité entre société civile et néolibéralisme constitue en effet l’axe principal des critiques « radicales » adressées à tous ceux qui célèbrent la renaissance de la première et son influence prétendûment croissante sur les affaires intergouvernementales. En même temps, dégager la société civile du soupçon de néolibéralisme n’implique pas de souscrire à son élévation au statut d’idiome de référence, car une telle exaltation compromet la perception de la politique en général et des paradoxes de la non gouvernementalité en particulier.

Etienne Balibar a proposé une brève description de la conjoncture actuelle en faisant référence à « trois après » : après la fin du totalitarisme, après la crise de l’État-providence, après le retour de la guerre. Il se demande si le processus de transformation de l’État associé à la crise de l’État-providence « n’allait pas entraîner une accentuation de l’imbrication du national et du social qui mènerait finalement au paradoxe (peu viable) de sociétés qui sont « économiquement » ouvertes sur le monde, mais « fermées » du point de vue des droits sociaux et de l’organisation de la citoyenneté » [11]. Comme on le sait, une telle évolution est aujourd’hui avérée — et Balibar lui-même l’a analysée à travers une série de réflexions sur le processus d’intégration européen [12]. L’effort pour combler ce « fossé démocratique » entre inclusion économique et exclusion culturelle et sociale a de plus en plus été pris en charge, me semble-t-il, par la société civile, conférant à ce concept, à sa dynamique organisationnelle et aux sites d’interventions auxquels il s’identifie, une nouvelle signification « conjoncturelle », qui dépasse de loin le cadre organisationnel des sommets intergouvernementaux et les formes de gouvernance qui y sont représentées.

De même, la vive controverse autour de la « démocratisation » de la société civile censée passer par l’adoption de nouveaux mécanismes capables de garantir responsabilité, représentativité et transparence, pourrait être analysée à partir des désirs et des angoisses qu’elle exprime, plutôt que pour elle-même. Ainsi, le paradoxe apparent d’une « non gouvernementalité » (le transfert d’une logique gouvernementale à des acteurs non gouvernementaux) pourrait bien être le signe d’une aspiration nouvelle et d’un moment de transition. Elle offrirait un arrêt sur image conceptuel sur une démocratie représentative en mouvement, mais où les spectateurs ne perçoivent qu’une logique de dévolution et de subsidiarité caractéristiques du processus de transformation de l’État néolibéral et de l’abandon par l’État souverain des lieux de prise de décisions qui lui sont traditionnellement associés. Peut-être que le débat sur la « société civile » est aussi vif parce que la demande de « ?comptes à rendre ? » — par-delà la mise en ligne des rapports annuels ou la création de nouvelles catégories pour l’évaluation des projets — vise à nommer et à retrouver l’insaisissable essence de la démocratie représentative au moment même où le processus de « démocratisation » de la société civile vient illustrer les limites de la représentation démocratique.

Quoi qu’il en soit, la « société civile » continuera d’être un vecteur de recherche utile pour explorer la question de la démocratie dans un contexte impérial. Néanmoins, s’il est vrai que la « société civile » joue à présent le rôle que j’évoquais plus haut, alors on ne devrait pas se contenter de l’étudier dans le cadre d’une relation stable à l’État et au marché, ou dans les termes limités de la formalisation rigide des politiques et des procédures propres aux ONG. Encore faut-il l’aborder à travers la perspective des « technologies du commun » qui sont à l’œuvre dans sa structuration.

Traduit de l’anglais par Bruno Poncharal

Notes

[1Seán Ó Siochrú, « Will the Real WSIS Please Stand-up ? The Historic Encounter of the « Information Society » and the « Communication Society » », Gazette - The International Journal for Communication Studies 66.3-4 (June July 2004) ; voir aussi UNESCO, Towards Knowledge Societies, UNESCO World Report (2005), http://unesdoc.unesco.org/images/00...

[2La seule initiative directement liée à la question du développement a été la création d’un « Fonds de solidarité numérique » (Digital Solidarity Fund) ; voir, www.dsf-fsn.org

[5Richard Falk et Andrew Strauss, « Toward Global Parliament », Foreign Affairs (Jan/Feb 2001).

[6Voir par exemple Wolfgang Kleinwaechter, « Multistakeholderism, a new form of interaction in the emerging global diplomacy of the 21st century », intervention à la première réunion du Group of the Friends of the Chair(GFC), Genève (20 Septembre 2004), www.crisinfo.org/content/view/full/494.

[7Sur le « blanchiment politique » intergouvernemental, voir Gus Hosein, « Walking on the dark side : International cooperation is not all it’s cracked up to be », Index on Censorship 3 (2005), www.eurozine.com/articles/2005-10-2....

[8David Harvey, A Short History of Neoliberalism, Oxford University Press, 2005.

[9Voir Walden Bello, « The Global Crisis of Legitimacy of Liberal Democracy », discours à Dalhousie University, St. Francis Xavier University, et York University, Canada (Octobre 2005), www.focusweb.org/Article707. Html.

[10Joanne Richardson, « The Language of Tactical Media », subsol (2002), http://subsol.c3.hu/subsol_2/contri....

[11Étienne Balibar, « What is a Politics of the Rights of Man ? », Masses, Classes and Ideas, New York, Routledge, 1994, p. 205-226.

[12Étienne Balibar, We, the People of Europe ? Reflections on Transnational Citizenship, New Haven, Princeton University Press, 2004.