un portrait
le lobbying venu du Sud
par Gaëlle Krikorian
Signe distinctif : Third World Network (TWN) est l’une des rares ONG issue des pays en développement à mener une action de lobbying à la fois sur les gouvernements et les institutions internationales. Son objectif : la révision des règles de gouvernance mondiale, particulièrement dans le domaine du commerce. Sa tactique : produire de l’expertise à partir du terrain et imposer la voix des populations du Sud auprès des instances internationales et dans les négociations entre États.
À l’origine de Third World Network (TWN), il y a la tenue en 1984 d’un séminaire réunissant des ONG d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Organisé en Malaisie par l’Association des consommateurs de Penang (CAP) — voix particulièrement critique des modes de gouvernance nationaux et internationaux —, il se clôt par la création du TWN : une nouvelle entité chargée de tisser des liens et des alliances avec les organisations actives sur le terrain et de faire entendre leurs positions auprès des institutions et dans les négociations internationales.
La question de la gouvernance mondiale, particulièrement dans le champ du commerce international, occupe une place centrale pour TWN. Parce que le système en vigueur est biaisé, il favorise essentiellement les intérêts des pays développés et des multinationales qui en sont originaires, aux dépens des pays en développement dont il sape la souveraineté. Le groupe prône la révision des règles qui président au commerce international ; il s’agit de faire en sorte que celui-ci devienne un instrument de développement équitable et durable, et non plus une fin en soi. Ce principe est décliné sur les différents terrains d’engagement de l’organisation, en réponse aux sollicitations des ONG partenaires. À partir de TWN se créent et se développent des réseaux de travail et de mobilisation sur des thématiques spécifiques : l’ingénierie génétique, la biodiversité, l’OMC, la propriété intellectuelle, la déforestation, les financements internationaux, l’accès aux médicaments, l’emploi, etc. En Asie, le dossier sur les forêts tropicales traite, par exemple, aussi bien des conséquences de la politique de déforestation sur l’environnement — l’impact sur la biodiversité, l’érosion accrue des sols, etc. — que des répercussions sociales pour les populations : celles qui vivent dans les forêts et les voient disparaître, celles qui sont établies dans les zones rurales et dont les réserves d’eau se trouvent polluées par les sédiments, celles qui sont installées dans les villes et subissent les inondations dues à l’accélération et l’accroissement des écoulements d’eau en l’absence de couverture végétale.
Le partage d’informations et l’analyse collective des situations permet de dresser la cartographie des problèmes vécus par les populations et d’en identifier les causes. Le réseau s’efforce d’établir un lien entre les maux et leurs sources (qu’elles soient le produit de politiques nationales, internationales ou comme c’est le plus souvent le cas, de la conjonction des deux), mais aussi entre les mobilisations et mouvements locaux, et les différents lieux où s’élaborent les politiques.
L’une des premières cibles du réseau sera la Banque mondiale et ses programmes dits « d’ajustement structurel ». Si la politique menée par cette institution est semblable d’un pays à l’autre, ses effets le sont également, ce qui en fait un adversaire de prédilection.
TWN privilégie l’action sur les organes gouvernementaux ou multilatéraux au détriment des campagnes contre les entreprises privées — sans que cela interdise à certains de ses partenaires de mener pour leur compte ce type de stratégie. En même temps, TWN ne revendique aucune vision idéologique et ne souhaite pas s’impliquer dans des débats politiques partisans. Pour son porte-parole, Martin Khor, le réseau « n’est hostile, ni aux multinationales, ni au marché ni à l’État ». TWN s’efforce de peser sur les politiques gouvernementales, ainsi que sur le droit et les réglementations nationales ou internationales : projets de la Banque mondiale, programmes bilatéraux européens ou encore traité de l’Organisation mondiale pour le commerce. À chaque fois, les cibles sont choisies en fonction des effets négatifs que l’organisation les accuse d’engendrer. Une fois le diagnostic posé, l’objectif est de peser sur les institutions responsables en exposant et en expliquant les conséquences néfastes des projets, politiques ou réglementations incriminés, tant pour la vie des populations que pour le statut des pays concernés. C’est ainsi que TWN, allié à d’autres groupes, est parvenu à infléchir la politique de la Banque mondiale sur les forêts.
D’abord conçu comme une branche particulière de l’Association des consommateurs de Penang, TWN s’est progressivement autonomisé et doté de structures propres. Deux bureaux en Asie et en Afrique regroupent chacun environ vingt-cinq personnes, un troisième en Amérique latine, installé au sein d’une plus grande organisation, compte cinq à sept personnes ; enfin, depuis environ cinq ans, un bureau établi à Genève, haut lieu d’implantation des institutions internationales, compte trois salariés. S’il n’existe pas de statut de membre institutionnalisé et offrant un contrôle direct sur la structure, les secrétariats régionaux de TWN sont en contact permanent avec les ONG et mouvements partenaires qu’ils consultent et avec qui ils élaborent leurs stratégies.
La création d’une base à Genève, cheville ouvrière du lobbying sur les institutions internationales, est le résultat d’un choix stratégique mesuré et constitue un investissement conséquent, tant pour la structure — le coût d’un seul salarié à Genève en représente dix ou vingt dans un bureau régional — que pour les individus — la majorité des activistes engagés dans leur pays sont réticents à le quitter et à renoncer à leur implication locale. Pour l’organisation, ce choix est un effort conscient, ce que Martin Khor appelle « un sacrifice coûteux, mais nécessaire : l’intervention locale seule est insuffisante, puisque les politiques menées localement, pour autant qu’elles sont le fruit de décisions nationales, sont aussi les conséquences de l’action d’acteurs étrangers et internationaux ».
TWN se place ainsi dans une position relativement inédite pour une organisation issue des pays en développement, puisqu’il dispose de la possibilité de s’immiscer au cœur des débats et négociations internationaux et d’exercer un lobbying quotidien sur les représentants des Nations unies ou des missions permanentes à Genève.
Ce lobbying s’appuie sur un travail de recherche destiné à mettre en évidence les difficultés rencontrées sur le terrain, à problématiser leurs causes et à formuler d’éventuelles solutions. Le groupe cherche à mobiliser l’opinion — certes avant tout celle d’un public d’avertis et d’experts, issus du monde gouvernemental et non gouvernemental. Son action s’organise ainsi autour de l’appropriation, de la production et de la diffusion de connaissances et de savoirs, qui contribuent en retour à la crédibilité du réseau.
La production écrite de TWN est en conséquence importante et alimente différents types de supports. Outre des comptes rendus de réunions, auxquelles le groupe participe ou dont il suit le déroulement, et qui sont diffusés sur des lettres de diffusion ad hoc, TWN produit deux magazines : le mensuel Third World Resurgence et le bi-hebdomadaire Third World Economics, ainsi qu’un bulletin quotidien consacré au commerce et au développement, le SUNS. Des livres et articles sont aussi régulièrement publiés.
La vente de ces publications est l’une des sources de financement du groupe. S’y ajoutent le paiement des souscriptions par les ONG qui lui sont affiliées ainsi que le soutien de diverses fondations caritatives et d’agences des Nations unies. L’enjeu du financement est important puisque c’est un argument utilisé par les gouvernements, notam-ment par le gouvernement malaisien, pour tenter de discréditer les ONG en les accusant d’être à la solde d’intérêts étrangers.
Des débuts de TWN jusqu’à aujourd’hui, les relations entre les ONG du Sud et leurs gouvernements ont évolué considérablement. Martin Khor rappelle qu’il y a quelques années encore il était impossible pour ces ONG de communiquer avec les gouvernements de leurs pays. « Beaucoup de dirigeants étaient de véritables dictateurs. Depuis, les formes de gouvernement se sont diversifiées, ce qui a ouvert des possibilités. » Lorsqu’il y a quinze ans TWN demandait pour la première fois de participer à une réunion des Nations unies, l’institution, prise au dépourvu, s’était tournée vers le gouvernement d’origine du réseau ?afin qu’il statue sur la requête ; celui-ci avait alors organisé une rencontre avec les représentants de l’organisation. À l’issue de la discussion, les deux parties avaient constaté qu’il leur était possible de dialoguer. Au-delà du cas malaisien, ONG et gouvernements du Sud sont entrés dans un nouveau mode de relation, porteur de la reconnaissance du droit du citoyen à s’adresser à son gouvernement.
TWN a ainsi acquis au fil des ans la confiance d’un nombre croissant d’agents gouvernementaux de pays du Sud. L’une de ses forces réside aujourd’hui dans sa capacité à organiser, conjointement avec des institutions nationales et internationales, et en impliquant des experts des ONG, des ateliers ou symposiums sur des sujets spécifiques. Progressivement, le réseau a également systématisé la tenue de réunions de briefing des représentants des pays, en amont de grandes conférences ou de sommets entre États. Offrant son expertise, il comble ainsi en partie les lacunes des délégations des pays en développement, dues tant aux manques de ressources financières qu’au manque de ressources humaines. Ce travail de conseil et d’information contribue à renforcer les relations de collaboration entre ONG et gouvernements et à légitimer le statut d’expert de l’organisation. TWN a d’ailleurs été consulté à de nombreuses reprises par différents gouvernements dans le cadre de la préparation de législations ou de politiques, notamment sur la biosécurité, la diversité écologique ou les ressources génétiques. Cette stratégie de lobbying qui prend des allures d’assistance technique est une façon d’influer sur la formulation de la position des pays du Sud tout en la renforçant, notamment face aux pays riches, puisqu’elle bénéficie ainsi d’un soutien de la société civile.