Vacarme 34 / manières

Les territoires du droit sur quelques aspects du secours juridique associatif dans les centres de rétention

par

La philosophie voit tantôt dans l’État une force, la violence d’un pouvoir paré des oripeaux du droit, et tantôt une forme, déployant son idéalité à travers ses institutions et ses procédures. Tablant sur la distance entre protocole policier et procès judiciaire, la Cimade joue, elle, la forme contre la forme : elle situe sa quête du juste non dans une impossible extériorité, mais dans le disparate des modes de l’État.

La question de l’accès au(x) droit(s) des populations socialement les plus fragiles est un objet d’analyses récent en sciences sociales [1]. Elle implique un déplacement dans l’étude du rapport entre droit et action associative dans la mesure où l’expertise juridique n’y est pas le support public de la constitution d’un sujet politique au sens où l’entend Jacques Rancière. L’enjeu de l’accès aux droits se place en effet à la fois en aval et en amont de cette problématique : il ne s’agit pas ici de dépasser par la contestation le processus de désaffiliation sociale auquel sont renvoyés les groupes marginalisés, mais de saisir ceux-ci dans leur marginalisation et de constater que, comme tels, ils sont déjà objets d’action publique et d’une reconnaissance de la part de l’État. Les « droits » invoqués — droits des précaires, des chômeurs ou des étrangers demandeurs d’asile — constituent des droits spécifiques mais qui portent la trace d’une revendication de citoyenneté : s’ils se déploient au cœur d’un espace de marginalité, c’est pour y effectuer un travail de réaffiliation sociale consistant non à réclamer la reconnaissance juridique de l’État, mais bien à activer une reconnaissance déjà existante. Autrement dit, l’accès aux droits concerne des droits situés pour des individus situés, qui ne forment pas un sujet-citoyen abstrait et universel mais qui se rapportent néanmoins à l’idée d’une pleine reconnaissance.

Terrain privilégié pour l’action associative, l’accès au(x) droit(s) implique donc un rapport particulier à l’État : les droits étant déjà reconnus, il s’agit de les rendre effectifs — c’est-à-dire, d’organiser leur traduction pratique. C’est à ce titre que les acteurs associatifs ont participé, de façon croissante depuis les années 1970, à la mise en œuvre de l’action publique, en coopérant avec les administrations. Toutefois, obtenir une traduction matérielle des droits déjà acquis implique aussi de se confronter à l’État en visant à convoquer sa force : comme chez Max Weber, la réalité du droit subjectif n’est pas le texte, mais la possibilité matérielle pour un acteur qui s’y réfère d’obtenir avec succès une intervention publique en sa faveur, donc, en l’occurrence, de mobiliser la contrainte étatique dans un contexte de marginalité où cette intervention est improbable [2].

Ce rapport à l’institution étatique se complexifie encore si la marginalité résulte de l’action publique elle-même : les acteurs associatifs deviendront alors les opérateurs d’une protection publique de populations paradoxalement mises à l’écart par l’État lui-même — mais une autre version de l’État, l’État de police. Ce dernier et l’État de droit sont alors deux modes d’exercice de la force publique entre lesquels les militants jouent le rôle de pivot.

Les tributaires de cette situation sont non seulement des demandeurs d’asile, mais les étrangers en général. Alors que leur mise à l’écart, avant même d’être socio-économique, était avant tout juridique, les mouvements de contestation de la décennie 1970 ont largement pris pour thème l’opacité et l’incertitude de leur condition d’objets de « police » pour lui opposer la revendication d’un statut officiel et stable, thématisée en référence à l’État de droit [3]. De ce cause lawyering, on a souvent noté les limites : forcées à sortir du non-droit au nom même des principes dont elles se réclamaient, les administrations ont apparemment mis fin à la contestation en légalisant et en encadrant les actes de police. Il reste que la construction progressive d’une protection juridique des étrangers depuis les années 1970 a également ouvert de nouveaux espaces de lutte en greffant sur des institutions, y compris répressives, des dispositifs étatiques visant directement la protection des étrangers, ou en amenant ces mêmes institutions à inclure leurs propres instances de contrôle.

Depuis 1984, les militants de la Cimade interviennent au cœur d’une des plus symboliques de ces « zones d’ombres » de la police des étrangers : les centres de rétention administrative institués en 1981 pour l’enfermement des étrangers en instance d’éloignement du territoire [4]. Privilégiant traditionnellement la coopération critique avec les administrations, l’association a assuré dès l’origine une prise en charge des étrangers « retenus », ainsi qu’une mission de contrôle et d’expertise, puis de contre-expertise, et parfois de dénonciation par la publication de rapports et d’analyses portant sur les conditions d’enfermement [5].

Il ne s’agira pas ici de détailler les multiples activités des militants de la Cimade dans les lieux de rétention, mais de revenir sur un aspect aujourd’hui central de leur intervention, le secours juridique. Celui-ci renvoie à un autre effet majeur des luttes en faveur des étrangers : le développement des droits qui leur sont reconnus, notamment contre la menace de l’expulsion, et en conséquence la démultiplication des recours juridiques et des « passes » permettant d’y faire obstacle. Désormais chargés d’assurer « l’exercice effectif de leurs droits par les étrangers maintenus » [6], les militants de la Cimade concrétisent ces possibilités, en ajoutant au simple accès au(x) droit(s), l’accès à la justice, au sens de la justice procédurale [7]. La tension, ici, s’exerce entre le lieu d’enfermement et l’arène judiciaire, conçue non comme une arène publique de dénonciation, mais comme le lieu de déploiement d’une procédure contradictoire. Son introduction au sein de l’espace de rétention revient alors à superposer deux « procédures » clairement hétérogènes : la procédure d’éloignement du territoire, relevant d’une logique administrative et organisationnelle — et dont le centre de rétention est un relais — , et la multitude de procédures juridictionnelles qui « importent » au cœur même de ces agencements étatiques la possibilité d’un contrôle assuré par un juge. Deux inflexions possibles de la force de l’État, irréductibles, mais néanmoins superposées dans les centres de rétention.

Les « équipiers » [8] Cimade sont les opérateurs de cette superposition. Celle-ci fait moins obstacle à la force de l’État qu’elle ne la reconfigure en la démultipliant, lui donnant d’autres formes et d’autres relais, lui imposant certaines limites tout en lui concédant de nouveaux espaces. La résistance ainsi opposée à la « police » s’appuie sur la logique de la gouvernementalité libérale, laquelle suppose précisément de modérer le contrôle policier, en dépit des limites rencontrées. C’est à cette nouvelle géométrie des rapports de forces que l’on va maintenant s’intéresser.

la rétention et la police de l’éloignement comme arènes cloisonnées

La rétention manifeste une double mise à l’écart des étrangers. Le centre, par définition, constitue une arène fermée et soustraite à l’espace public. Mais il contribue également à fermer sur elle-même une arène plus vaste délimitée par un réseau d’institutions, de procédures et de pratiques — contrôle d’identité, garde à vue, décision d’éloignement, assignation à résidence ou encore emprisonnement —, par lequel l’État « saisit » les étrangers « éloignables » du territoire, les gère et les produit, dans tous les sens du terme. L’éloignement et la rétention rejoignent les « territoires policiers » de gestion de la délinquance en ceci qu’ils marquent la saisie étatique d’une population qu’il s’agit de « discipliner » et de rendre manipulable [9]. Cependant, ils s’en distinguent en associant des populations diverses, où les marginaux et délinquants relevant de la « clientèle policière » côtoient une majorité d’étrangers dépourvus d’autorisation de séjour, mais reliés à des degrés divers à leur société d’immigration par des liens d’affiliation, qu’il s’agisse d’un emploi, d’un logement ou d’attaches familiales dont la possession s’accommode de la « discrétion » dont ils font preuve dans l’espace public. C’est donc ici l’État qui transforme le migrant en clandestin en le reléguant dans une marginalité radicale. Déjà insérés dans ce réseau de surveillance, les « retenus » sont quant à eux en butte à un second enfermement directement physique, qui ne fait qu’accentuer la dépossession dont ils font l’objet.

Si l’on peut évoquer un État de droit malgré tout, c’est que cette gestion policière s’est trouvée progressivement atténuée depuis les années 1970. Ainsi, certains liens entre les étrangers frappés d’éloignement et la société française ont-ils été progressivement reconnus comme pouvant faire obstacle à l’éloignement. Mais surtout, les étrangers éloignés se sont vus ouvrir des voies de recours contre les décisions de l’administration [10]. À l’origine, en effet, le double enfermement des « éloignables » retenus se rapproche plus directement de celui des délinquants, dans la mesure où leur situation juridique est elle aussi marquée par la forte improbabilité d’un contrôle juridictionnel des pratiques de police. Un tel contrôle était même proscrit, l’expulsion ayant longtemps relevé — littéralement — de l’acte de gouvernement non susceptible de recours administratif. Pareillement, la gestion de l’enfermement au quotidien a longtemps renvoyé aux « mesures d’ordre intérieur » trop fugitives et insignifiantes pour faire l’objet d’un contrôle, lors même qu’elles pouvaient affecter la capacité des reclus à faire valoir leurs droits [11].

Pour autant, la physionomie actuelle du dispositif d’éloignement, et particulièrement de la rétention administrative, continue à s’intégrer dans une logique de police. L’impératif de maniabilité et d’efficacité administrative dans l’organisation de l’éloignement place ses différents aspects sous le signe de l’urgence, restreignant d’autant la possibilité d’un accès au juge. Si la gestion de la double arène de l’éloignement et de la rétention peut désormais fonder un grief, la « prise » de l’arène juridictionnelle reste donc pour le moins limitée, soumise à de strictes limites de temps et d’efficacité du contrôle. C’est dans ce contexte d’État de droit « sous contrainte » que la Cimade a intégré le secours juridique à la mission de contrôle des conditions de rétention qu’elle exerçait dès l’origine.

de la prison de police au lieu de droit

Commençons par planter le décor. Celui de la rétention s’inscrit dans l’histoire déjà longue des camps que la République a réservés tout au long du XXe siècle à ses « indésirables ». Mais sa réactivation au début des années 1980 ne s’opère qu’à la condition que lui soit adjoint un contrôle multiforme. Un rapide retour historique sur l’avant et l’après-1981 nous permettra de préciser cette inflexion dans le gouvernement des migrants.

Premier retour, et premier paradoxe, illustrant l’enchevêtrement du gouvernement étatique et de sa critique associative : les centres de rétention dans leur forme actuelle sont nés de la contestation dont leurs prédécesseurs ont été la cible. En 1975, dans un contexte d’intense dénonciation de la reprise des expulsions d’étrangers, l’existence d’un lieu de rétention « clandestin » à Arenc, sur le port de Marseille, est rendue publique par un journaliste [12]. Sans retracer ici en détail la mobilisation qui réclame jusqu’en 1981 l’interdiction de cette pratique encore dépourvue de nom, il faut insister sur la forme de la dénonciation et sur son issue. Pour le collectif mobilisé contre Arenc, cette « prison de police » accentue des abus inhérents à la condition des étrangers : soustraction des victimes à l’espace public, soumission par conséquent à un « régime d’exception » policier qui confirme le caractère infra-juridique de leur condition ordinaire. C’est donc en référence à l’État de droit que l’existence d’Arenc est dénoncée... jusqu’à l’institution officielle des centres de rétention par le premier gouvernement Mauroy, à travers la loi du 29 octobre 1981.

Cette légalisation d’une rétention auparavant stigmatisée comme hors-droit revêt une forme bien particulière. Conséquence de la participation du parti socialiste et de ses réseaux associatifs d’alors dans la réflexion collective sur l’État de droit au cours de la décennie précédente, la loi de 1981 réorganise toute la législation sur les expulsions en y faisant systématiquement intervenir le pouvoir judiciaire, au détriment du ministère de l’Intérieur. Dans le cas de la rétention, la présence du juge est marquée par l’instauration d’un contrôle judiciaire du placement en rétention, le retenu passant régulièrement devant l’actuel juge des libertés qui peut prolonger sa rétention ou l’assigner à résidence [13]. Il s’agit donc d’une étrange intervention judiciaire. D’une part, elle n’abolit pas le contrôle mais évalue seulement l’opportunité ou l’excès de la cœrcition d’État ; d’autre part, son objet n’est pas tant la rétention elle-même que l’arène de l’éloignement du territoire : à savoir, un espace de mise à l’écart géré de manière différentielle par la rétention et par l’assignation à résidence. Une fois la rétention légalisée, se pose la question de la présence associative auprès des retenus : c’est à partir de 1982 que la possibilité en sera évoquée, dans un contexte où les associations de défense des étrangers se font volontiers les relais des politiques publiques ; quant à la première convention entre la Cimade et le ministère des Affaires Sociales, elle est signée en 1984.

Ce double encadrement, juridique et associatif, participe d’une même logique gouvernementale. Le mouvement contre Arenc était toujours en cours lorsque, s’exprimant devant quelques-uns de ses animateurs, Michel Foucault esquissa les grandes lignes de cette logique — précisément repérables selon lui dans les propositions socialistes de l’époque [14]. On retrouve dans ses propos deux traits du nouveau régime de rétention : tout d’abord, la mise en évidence d’un nouvel agencement des rapports de pouvoir qui prend pour relais les formations de contre-pouvoirs — syndicaux, associatifs — tout en continuant à les différencier de l’appareil d’État. Ensuite et surtout, un changement qualitatif dans l’objet dont s’occupent ces nouveaux relais du gouvernement : ainsi, dans le cas exemplaire du contrôle judiciaire, le « judiciable » visé par la décision du juge de la rétention n’est plus tant un sujet saisi et sanctionné dans ses actions passées que le rapport entre le sujet et un milieu spécifique, soit ce que Michel Foucault nomme des populations-cibles — au rang desquelles il place d’ailleurs les « émigrés » (sic) — dont l’environnement fait également des populations à risque [15].

La Cimade assure dans ce contexte un contrôle associatif sur un milieu d’enfermement qui rend particulièrement vulnérables les populations qu’elle gère. Qu’il s’agisse de protéger les étrangers contre l’éloignement ou de les faire libérer par le juge des libertés, son action se situe en amont de toute arène judiciaire. Reste alors, au cœur du milieu « rétentionnaire », à concrétiser l’accès aux juges compétents. Ce qui suppose pour les équipiers d’introduire des pratiques inédites dans leur secours quotidien aux retenus.

l’accès à la justice comme rupture

Lorsque les équipiers Cimade débutent leur intervention en rétention, en 1984, l’accréditation de l’association ne concerne aucunement le secours juridique aux retenus. Son action, d’abord évoquée comme « accompagnement social », se voit ensuite requalifiée en « information juridique et assistance sociale » dans un décret de 1991. Mais il faudra une mobilisation inter-associative au cours de l’année 2000 pour que la présence des équipiers soit reconduite par un nouveau texte en 2001, et confirmée par le récent décret du 30 mai 2005, ces deux textes l’habilitant enfin explicitement à s’occuper de l’exercice effectif des droits des retenus. On ne reviendra pas en détail sur cette évolution, déjà analysée par Jérôme Drahy [16]. Il faut toutefois prêter attention au changement qui s’opère lorsqu’au droit d’offrir une information juridique succède la reconnaissance d’une relation de conseil : ce qui s’y joue en effet, c’est le passage d’une mission de contrôle du centre de rétention comme milieu à une fonction d’intercesseur en vue d’un accès à la justice, autrement dit à une fonction de connexion avec une arène juridictionnelle extérieure au centre.

Dès les années 1980, l’idée qu’il existait des droits des retenus, propres au centre comme espace de prise en charge, avait été exprimée par les différents services chargés de les exercer : droit aux soins par une équipe médicale, hébergement « humanisé » confié à l’administration pénitentiaire. Le décret de 2001 accède d’ailleurs à la revendication ancienne d’un règlement type pour les centres prévoyant ces différentes aides, et transfère l’accompagnement social de la Cimade à l’Agence Nationale de l’Accueil des Etrangers et des Migrations (ANAEM, ancien Office des Migrations Internationales). S’il y a ici inscription du retenu dans la société d’immigration, elle est avant tout saisie au prisme de son éloignement (liquidation des comptes en banque, récupération des bagages), et trouve son complément dans l’établissement de contacts avec le pays d’origine.

Pour la Cimade au contraire, la mission d’accompagnement social est inséparable dès 1984 d’une assistance juridique plus directe, supposant à la fois l’aide à la rédaction des recours contre la mesure d’éloignement et la présence d’équipiers à l’audience pour assister les retenus. Le refus opposé à l’époque par l’administration — au profit d’une simple information juridique — est significatif. L’information, en quelque sorte, ne sort pas du centre. L’audience par contre, plus qu’une arène publique de dénonciation, représente surtout l’espace extérieur et pacifié où se déploie le contradictoire, c’est-à dire-le mouvement propre au droit [17]. Elle permet comme telle de saisir l’organisation administrative même et les scripts qui orientent son action dans la forme codifiée de la procédure, tout en lui demeurant extérieure [18]. A travers l’action de la Cimade, le centre se voit donc investi par une logique hétérogène à la gestion étatique des deux arènes « imbriquées » de la rétention et de l’éloignement.

En se proposant d’être présents à la fois au centre et au tribunal, les équipiers quittent donc leur rôle de gestionnaires de l’enfermement pour intégrer la logique codifiée du prétoire. Plus que d’une nouvelle tâche, il s’agit de l’activation d’une forme spécifique de lien à l’État se démarquant des autres formes de prise en charge. Alors que la demande d’asile peut se relier directement à une prise en charge humanitaire et immédiate, qui facilite la construction d’un récit de vie, le contentieux de l’éloignement n’accepte en effet pour véhicule que les attestations et documents susceptibles d’être produits devant une juridiction. Comme tel, il s’arrache au milieu de rétention. Le contraste est résumé par une équipière d’un centre de la région parisienne : « L’OMI [ANAEM], c’est pour ceux qui veulent partir. La Cimade, c’est pour ceux qui veulent rester. »

les limites d’un droit en urgence

Devenue peu ou prou un droit pour les retenus [19], la possibilité d’un accès à la justice contentieuse constitue désormais un aspect essentiel de leur prise en charge par les équipiers. Reste cependant à spécifier la forme particulière de cette prise en charge. Celle-ci s’opère en effet sous une double contrainte, puisqu’elle s’efforce de ménager un accès matériel au droit au sein d’un espace fermé et dans le cadre d’une procédure d’urgence identique pour tous les types de contentieux.

La première de ces deux contraintes signifie que l’accès au juge passe par l’accès à la Cimade [20]. Quant à la seconde, la logique de l’urgence, elle rend le tri des demandes difficile à effectuer en amont des entretiens menés par les équipiers : un usage « humanitaire » du recours suppose en effet de proposer le secours juridique individuel à un maximum de retenus. Aussi la question de la sélection se voit-elle déplacée au moment même de l’entretien, au prix d’une inversion de la relation entre droit et police : plutôt qu’à faire entrer matériellement la procédure juridique dans l’arène fermée de la rétention, le travail des équipiers consiste au contraire à traduire dans le langage du droit ce qui peut l’être des récits de retenus renvoyant à la mise à l’écart dont ils sont victimes, mais offrant parfois peu de prise aux catégories juridiques susceptibles d’être retenues par le juge — administratif ou judiciaire — à l’audience.

Bien plus, parce qu’une telle nécessité domine la conduite de l’entretien, c’est la relation classique entre les partenaires du secours juridique qui se trouve inversée : celui-ci est habituellement décrit comme la mise en forme d’un grief par l’expert en droit, ouvrant sur une montée en généralité devant l’institution judiciaire [21]. Or, on l’a vu, le rapport à cette institution est ici donné — il est même le seul moyen pour l’interaction équipier/retenu de sortir de la simple gestion du centre au quotidien. De même, l’objet des griefs est cadré a priori — sur l’éloignement qui renvoie à un réseau d’institutions dans lequel le retenu s’est trouvé saisi et qui demeure l’horizon immédiat. Dès lors, ce sont les passes et les marges de manœuvre procédurales — elles-mêmes réduites du fait de l’urgence — qui vont primer dans l’interaction entre l’équipier et le retenu.

Alors que les retenus, le plus souvent, n’expriment pas en priorité les griefs les plus saisissables et jugeables à l’audience, l’aide d’urgence suppose de continuer l’entretien pour approfondir la « prise » du droit. Autrement dit, les entretiens avec les retenus ont pour fin de rendre saillant cet espace de mise à l’écart pour mieux chercher à le saisir en droit. Ils impliquent littéralement une descente dans les détails de l’espace social d’éloignement — détails d’une désaffiliation qui seront, d’un récit à l’autre, plus ou moins qualifiables pour une audience.

À titre d’illustration, on retiendra ici un cas récent, rapporté à propos du centre de la région parisienne dont il était question plus haut. La « descente » en particularité y atteint les limites mêmes de l’enfermement en rétention, et renvoie en cela à un trait de son actualité : le nombre croissant des étrangers « marginaux » arrêtés sur la voie publique et placés en rétention [22]. Il s’agit de Y., jeune homme de nationalité russe. D’un âge incertain (il affirme être mineur), Y. ajoute aux traits de l’arène d’éloignement telle qu’on l’a définie ceux de la « clientèle policière » pure et simple — sortant de prison, il est toxicomane et doit suivre un traitement de substitution à base de Subutex®. Il débute l’entretien en affirmant qu’il est « malade », puis récuse la nationalité russe. Face à lui, l’équipière Cimade épuise les possibilités de secours juridique : Y. n’a ni domicile, ni connaissances en France. Son parcours se réduit à une errance de foyers en foyers entre la France et la Belgique, lieux où il ne passe que de courtes périodes de quelques mois. L’équipière finit par s’enquérir de sa maladie ; car une pathologie grave protège l’étranger contre l’éloignement du territoire et lui donne droit à un titre de séjour, à condition que les soins ne soient pas possibles dans le pays d’origine. Mais il ne s’agit, en l’occurrence, que de troubles digestifs bénins.

Au fil de l’entretien, les différents liens d’affiliation qui pouvaient encore unir le retenu à la société d’immigration se dissolvent donc, jusqu’à ce que l’interaction ne trouve plus pour objet et pour « prise » d’une potentielle décision que le corps : c’est finalement à lui de passer une épreuve de vérité dont le résultat pourrait rendre sa liberté à Y. Encore cette décision sera-t-elle administrative, et non décidée par une juridiction : la gravité de la maladie doit être constatée par le médecin du centre, chargé de transmettre un rapport médical au médecin inspecteur de la DDASS du département, la décision d’annulation de la mesure d’éloignement étant finalement prise sur son conseil par le préfet. La définition juridique de l’urgence rejoint alors sa définition anthropologique, celle d’un rapport immédiat et corporel à autrui — dans les termes du droit, d’une décision de justice qui « fasse corps, sans interstice avec le fait » [23]. Si dans ce cas, il s’agit encore de reconnaître un droit, ce droit est rabattu sur le corps souffrant et sur l’évidence clinique de cette souffrance. Cette évidence abolit toute médiation juridique — ce qui se traduit significativement et spatialement par une transmission du dossier du retenu au service médical du centre, et non à une éventuelle action juridictionnelle de la Cimade [24].

Arenc - Coquelles et retour : entre fermeture au droit et droit enfermé

La limite ultime — de plus en plus souvent rencontrée par les équipiers — est donc ce corps exposé, progressivement « mis à nu » au cours de l’entretien et dont la mise à l’écart est en quelque sorte trop radicale pour permettre le « passage » du droit procédural : comme si les deux arènes cloisonnées de l’éloignement et de la rétention, par leurs effets sociaux de délaissement, débordaient la logique procédurale en rendant impossible la connexion à l’espace juridictionnel. Impossible alors de conclure sans évoquer l’autre menace contemporaine sur l’action juridique, qui en constitue le symétrique inverse : l’absorption de l’arène juridictionnelle elle-même par l’espace de rétention. C’est chose faite pour le juge des libertés, que la loi Sarkozy de novembre 2003 « autorisait » à siéger dans une salle d’audience éventuellement aménagée dans le centre même : la seule qui soit jusqu’ici en activité s’est ouverte à Coquelles à l’été 2005. Sur la base de cette audience « enfermée », c’est cette fois une dénonciation publique qui s’engage — on y retrouve les animateurs de la lutte contre Arenc, mais également ses thèmes, transposés sur la publicité de l’audience, et l’impossibilité d’un contradictoire dans un lieu physiquement et symboliquement renvoyé à une logique de police [25]. Entre la « vie nue » au cœur du centre et la dénonciation de l’exception juridique au risque de laquelle le centre demeure soumis, en tant qu’espace soustrait au public, la Cimade continue à se charger au quotidien d’un travail essentiel — bloquer l’empiètement sans cesse renouvelé du milieu « judiciable » sur l’espace propre au judiciaire.

Notes

[1Spyros Franguiadakis, Edith Jaillardon, Dominique Belkis, En quête d’asile. Aide associative et accès au(x) droit(s), Paris, LGDJ, 2005.

[2Voir Catherine Colliot-Thélène, Etudes webériennes, Paris, PUF, 2001.

[3Voir Liora Israel, « Faire émerger le droit des étrangers en le contestant : ou l’histoire paradoxale des premières années du GISTI », Politix, n° 62, vol. 16, 2003, p. 115-143.

[4La notion d’« éloignement » sera utilisée dans ce qui suit pour renvoyer à l’ensemble de la population des étrangers qui, pour des raisons très diverses, ne peuvent prétendre au séjour sur le territoire français et sont pour cette raison susceptibles d’être placés en rétention et renvoyés dans leur pays d’origine.

[5Voir par exemple CIMADE, Centres et locaux de rétention administrative. Rapport 2004, Paris, Cimade, 2005.

[6Article 11 du décret du 30 mai 2005 relatif à la rétention administrative et aux zones d’attente, J.O. du 31 mai 2005.

[7Sur la distinction entre accès au(x) droit(s) et accès à la justice, voir Franguiadakis, Jaillardon, Belkis,op. cit.

[8Le terme désignait les permanents Cimade dans les camps d’internement français lors de sa création à la fin des années 1930, et s’est trouvé réactivé symboliquement en 2000 pour désigner les militants intervenant en rétention.

[9Sur la constitution de territoires policiers comme mode de gestion et de mise à l’écart de la « clientèle policière », voir Fabien Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2001.

[10Notamment avec la mise en place en 1990 d’un recours administratif permettant aux étrangers en situation irrégulière (majoritaires dans les centres), de contester la mesure de reconduite à la frontière qui les frappe, en suspendant provisoirement son exécution.

[11Pascal Monfort, Le contentieux de la rétention administrative des étrangers en instance d’éloignement, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 51-54.

[12Alex Panzani, Une prison clandestine de la police française (Arenc), Paris, Maspéro, 1975.

[13C’est le cas après 48 heures d’enfermement et au bout de 15 jours (la durée de rétention étant aujourd’hui de 32 jours au total). L’assignation à résidence suppose de l’étranger qu’il présente des garanties de représentation, essentiellement une adresse en France, et remette également son passeport à la police. Le juge s’est également déclaré compétent pour remettre en liberté le retenu en cas de vice de procédure.

[14Michel Foucault, « La redéfinition du judiciable. Conférence au Syndicat de la Magistrature », Vacarme, n°29, automne 2004, p. 54-57. Le Syndicat de la Magistrature était membre du collectif d’Arenc à l’époque de l’intervention de Foucault(1977).

[15Sur le milieu comme objet spécifique de la gouvernementalité libérale, Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 236-237.

[16Jérôme Drahy, Le droit contre l’État,Paris, L’Harmattan, 2004, p. 121 sq.

[17Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2005, p. 92.

[18Ibid., p. 296-297.

[19Bien que les règlements qui les prévoient n’aient encore suscité aucun contentieux, dans lequel le « droit » à accéder à la justice aurait pu être invoqué.

[20Autrement dit, il faut qu’à l’intérieur des centres, la Cimade dispose d’un bureau et d’une ligne téléphonique — détail essentiel inclus dans le décret, qui permet aux équipiers de faxer les recours.

[21Voir par exemple Wiliam L. F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat, « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer... », Politix, n°16, 1991, p. 41-54.

[22Op.cit. p. 120-121.

[23Philippe Théry, « La justice entre l’exigence de la durée et la contrainte de l’urgence », Droits, n° 30, 2000, p.?89-95.

[24Sur les dispositifs contemporains de reconnaissance de ce « droit » attaché au corps, voir les travaux de Didier Fassin ; entre autres « Le corps exposé. Essai d’économie morale de l’illégitimité », in Didier Fassin et Dominique Memmi dir. Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004, p. 237-266.

[25Voir l’appel « Contre la délocalisation des audiences et contre une justice d’exception pour les étrangers », signé par huit organisations dont la Cimade et accompagné d’un argumentaire juridique, juin 2005.