Vacarme 34 / manières

drogues sur la ville

western urbain et invention démocratique

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Réduire les risques liés à l’usage de drogues, c’est d’abord affirmer la primauté de la survie dans les enjeux de santé publique et mettre en évidence la nécessaire acceptation d’un hiatus entre ces enjeux et les stricts dispositifs légaux (soumis aux conventions internationales) qui encadrent l’usage de stupéfiants. Pourtant, à l’échelle locale des villes ou des quartiers, qui est celle à laquelle s’exerce nécessairement cette politique, décliner la réduction des risques c’est surtout la confronter à la question du territoire, de son partage, de ses appropriations et réappropriations... Une logique de western à la lumière de laquelle le hiatus originel tend naturellement à se polariser. Réduire les risques dans la ville nécessite en effet de s’engager sur les terres de ce qu’il est convenu d’appeler des « scènes » (de trafic et de consommation) pour finir de souligner la perception dramaturgique des phénomènes de toxicomanie. Ces lieux hors-la-loi, souvent d’une grande visibilité, matérialisent la tension entre une demande sécuritaire et normative croissante de la part des classes moyennes, et l’émergence d’un lumpenprolétariat urbain exclu de toute norme [1].

Partout où s’exerce cette tension, c’est-à-dire dans la plupart des quartiers populaires des grandes agglomérations, mais aussi au sein de certaines de leurs périphéries et de nombreuses villes moyennes, les modèles ronronnant d’équilibre démocratique sont mis à mal. Incompréhension, peur, honte et pitié, sentiments diffus d’abandon, brusques fièvres de rejet : les symptômes communs aux quartiers touchés par la toxicomanie de rue sont, par les contradictions qu’ils portent, le cauchemar de l’élu local. Aucune intervention répressive, aucune volonté de traitement socio-sanitaire ne seront à même d’apaiser globalement le mélange de souffrance et de défiance né de la confrontation avec l’inconnu familier qu’est l’usager de drogue marginalisé. Car si la répression est réclamée, elle est également source de tensions dans des quartiers souvent paupérisés qui connaissent d’autres fragilités. Quant au traitement socio-sanitaire, il n’est pas de dispositif qui fasse le pari d’aller au devant de cette population sans risquer d’être, à son tour, l’objet d’une fronde locale, éventuellement doublée d’une forte pression médiatique, et finalement de cristalliser et faire converger de multiples sources d’opposition.

Cette aversion, dont sont victimes tous les lieux d’accueil pour usagers de drogue, remet violemment en question les modes d’intervention, ou plus exactement les modes de décision en matière d’intervention. Les processus décisionnels souvent figés dans une grande verticalité, notamment en France [2], dès qu’il s’agit d’action sociale « dure » (par opposition à des actions d’animation socio-culturelle par exemple), et, plus encore d’intervention sanitaire, sont strictement inopérants en matière de traitement territorial de la toxicomanie. Ce d’autant plus que l’institution elle-même, confrontée au conflit ou l’anticipant, n’est pas exempte de contradictions sur les finalités et les modes d’intervention. Un malaise insoluble en résulte, en l’absence de nouvelles constructions politiques privilégiant le partage horizontal des responsabilités entre l’ensemble des acteurs, visant à la fois la confrontation et le consensus. Professionnels du soin, de l’intervention sociale, juges, policiers mais aussi usagers de drogues et simples habitants sont invités à se positionner directement sur un terrain, celui de la décision politique, habituellement réservé aux récipiendaires de la délégation élective. Mais ce positionnement, par définition chaotique, nécessite pour aboutir l’invention collective de nouvelles instances de dialogue opératoires qui admettent a priori l’égalité de valeur des points de vue et, partant, consacrent ces formes respectives d’expertise en même temps que leur complémentarité.

Le développement d’instances de démocraties participatives répond évidemment à une demande qui dépasse très largement les questions d’usage de drogues, mais il n’est pas innocent que nombre des expériences les plus novatrices aient été lancées autour de ces problématiques. Et c’est souvent à travers de telles expériences que s’est opérée l’incontournable refonte horizontale des systèmes décisionnels dans de nombreuses grandes villes d’Europe [3], même s’il n’est pas d’endroit où cette évolution ne se soit accompagnée de douloureux conflits locaux, voire de véritables crises institutionnelles. Lia Cavalcanti (tête et voix de l’association Espoir Goutte d’Or à Paris) parle volontiers de « pédagogie du conflit » pour décrire ce mécanisme. Plutôt que de penser les situations d’affrontement comme annonciatrices d’un échec, il s’agit de les envisager comme des étapes nécessaires dans la construction de réponses acceptables par l’ensemble de la communauté. Mais, pour faciliter ce processus vertueux, il convient d’anticiper le conflit, voire même de le mettre en œuvre, en tout cas de lui donner un cadre. Le dispositif anglo-saxon de citizens’ jury répond à cette nécessité en proposant un retournement de la logique consultative pour sortir de l’éternel schéma, paralysant, qui oppose les tenants identifiés de l’intervention socio-sanitaire à la masse cachée de ses opposants potentiels. Les « simples citoyens » ne sont plus consultés par les experts du champ mais deviennent au contraire les investigateurs qui auditionnent les seconds avant d’établir des propositions destinés aux décideurs.

L’expérience participative anglo-saxonne, aux antipodes du modèle jacobin, reste résolument anecdotique dans l’éventail des processus démocratiques mis en œuvre par la politique de la ville à la française. C’est pourtant bien ce modèle qui a été développé, au début de l’année 2003, pour répondre aux difficultés rencontrées par le quartier parisien de la place Stalingrad. Importé du Royaume-Uni par des élus Verts, le dispositif des citizens’ juries (qui a ici pris l’appellation de panel citoyen) a en effet été proposé par la mairie du 19ème arrondissement pour répondre au malaise ressenti sur le site de la « scène historique » du crack à Paris. En offrant à une quinzaine de simples citoyens un lieu d’expression tout en les contraignant à fonder leurs propositions sur une réalité dévoilée dans toutes ses contradictions par de nombreuses auditions d’experts, l’institution délègue, pour partie, son pouvoir mais aussi les difficultés afférentes à son exercice.

La petite ville de Burnley, au Nord-Ouest de l’Angleterre, a utilisé le dispositif de citizens’ jury sur le thème du drug-related crime cinq ans avant le 19e arrondissement de Paris, soit en 1998. Il est intéressant de lister les différences entre ces deux processus pour comprendre le chemin restant à parcourir en France pour sortir réellement d’une vision centralisée de l’intervention publique. À la tête du dispositif de Burnley, Elham Kashefi [4], sociologue et activiste, ne cache pas son attachement à un certain idéal libertaire qui nourrit évidemment une vision puissante de la démocratie participative.

  • Représentation : en France le Panel Citoyen était proposé aux habitants sur la base du volontariat. La surreprésentation des classes moyennes intellectuelles y était acceptée comme un biais inévitable. S’il était bien un panel, c’était plutôt en terme d’opinion préalable sur le sujet que de représentation du quartier. A Burnley, au contraire, c’est sur la base d’un profilage précis que se sont opérés les recrutements. Elham Kashefi, pour répondre à la réalité du quartier, voulait tant de personnes sans revenu dont tant de femmes célibataires sans permis de conduire... [5] Elle avait également imposé que le jury comprenne à la fois des personnes usagères ou ex-usagères de drogue, des personnes ayant subi des cambriolages et des personnes ayant cambriolé.
  • Rémunération : pour permettre l’adhésion de représentants des classes sociales les moins favorisées, quel autre outil que la rémunération ? Elham Kashefi appuie même cette utilité technique par la nécessité éthique de rémunérer l’expertise (ou auto-expertise) des membres du jury. Si l’on délègue aux citoyens réflexion et décision, pourquoi ne leur délèguerait-on pas les moyens habituellement attribués à ces tâches ?
  • Formulation : à Burnley, ce ne sont pas seulement les réponses en terme de recommandations qui sont déléguées au jury mais également la formulation initiale des problèmes rencontrés par la communauté et des objectifs du processus. Ce qui sous-entend bien entendu qu’une analyse « verticale » des difficultés locales (notamment lorsque ces difficultés émanent pour partie de la communauté elle-même) constitue, en soi, un prisme qu’il convient de briser.

Ces contrastes entre deux démarches aux visées très similaires amènent d’abord à considérer avec prudence, sinon circonspection, le concept très générique de démocratie participative. Mais, dans un cas comme dans l’autre, ils illustrent la nécessité, sur une question aussi éminemment polémique, d’un réinvestissement de l’acte politique. Réinvestissement qui dépasse de très loin le confort de la délégation représentative mais n’a pourtant nullement l’élégance de la militance, du fait de la prédominance d’une nécessaire, mais froide, idéologie du consensus.

Notes

[1Sans doute, par son évidente présence, la figure de l’usager de drogue (ainsi que celle de la prostituée) compense-t-elle l’immatérialité du terrorisme dans l’architecture des peurs collectives.

[2En France, la toxicomanie (parce que définie comme un « fléau ») demeure de la compétence exclusive de l’État, malgré le constat partagé de la dimension locale ou micro-locale des principales difficultés rencontrées.

[3Le projet « Democracy, Cities and Drugs » porté par le Forum Européen pour la Sécurité Urbaine (et soutenu par la Commission européenne) tente actuellement de mettre en réseau ces expériences à l’échelle du continent. voir www.democitydrug.org.

[4Elham Kashefi et Maggie Mort, « Grounded citizens’ juries : a tool for health activism ? », Health Expectations 7, Blackwell Publishing (2004).

[5La question de la mobilité semblait assez centrale dans les difficultés rencontrées par le quartier très enclavé dans lequel se déroulait le processus.