Bhopal : catastrophe et résistances durables
par Bridget Hanna
Faire l’histoire de Bhopal, c’est voir se nouer des alliances au long cours : les noces désespérantes, dans la gestion politique de la crise, de la souveraineté et de l’alignement sur les intérêts d’un grand groupe. Mais la synthèse, aussi, entre exigence sanitaire, refus de la pauvreté et lutte pour les droits, dans un combat où l’activisme des rescapés croise, sans s’y dissoudre, la mobilisation internationale.
les moments d’une catastrophe
1973. Union Carbide Corporation (UCC) projette d’installer une usine à Bhopal pour y produire le Sevin, son nouveau pesticide. À l’époque, la République indienne est une jeune démocratie, partagée entre volonté d’industrialisation et d’accueil des investissements étrangers et désir de manifester son indépendance nationale et son autonomie économique. La multinationale américaine voit en l’Inde un marché potentiellement important pour le Sevin et décide d’implanter son unité de production dans la capitale du Madhya Pradesh (MP), Etat géographiquement central, parmi les plus vastes et les plus dynamiques du pays. Elle choisit un emplacement en bordure de la vieille ville, sur une terre pauvre.
La même année, le parlement indien entérine le Foreign Exchange Regulation Act qui limite la participation en capital des groupes étrangers dans les projets industriels et encourage le transfert de technologies plutôt que la simple production et vente de produits. Le texte a pour but de favoriser à terme la nationalisation des technologies importées. UCC, qui entend conserver le contrôle tant du projet que des technologies qu’elle a mises au point, décide de limiter les coûts de construction et de transférer à Bhopal une technologie bas de gamme et « non fiable », moins gênante en cas de nationalisation. Or, si le Sevin lui-même est considéré comme sûr, la nocivité et l’instabilité très fortes de certains de ses composants auraient dû imposer de porter une attention particulière à la construction et à l’exploitation de l’usine.
D’un point de vue économique, l’usine de Bhopal répond à la demande en pesticides suscitée par la « révolution verte » des années 1960 et 1970, importante mutation des pratiques agricoles organisée conjointement par le gouvernement indien, les multinationales et les organisations internationales. Au nom de l’éradication des pénuries alimentaires, la « révolution verte » met délibérément fin à l’agriculture biologique à cultures multiples, manuelle et locale, pratiquée en Inde depuis des millénaires, pour lui substituer une agriculture chimique de monoculture, mécanisée et à grande échelle. La « révolution verte » ne viendra toutefois pas à bout de la malnutrition, et à la fin des années 1970 nombreux sont ceux qui ne croient déjà plus à ses promesses. Ses principales victimes sont les fermiers chassés de leurs lopins de terre par une monoculture mécanisée qui nécessite de très vastes terrains. Condamnés à migrer vers les villes, ils s’installent notamment à Bhopal, dans les faubourgs où se situe le terrain convoité par UCC. Rassemblés dans des colonies (bastis) dépourvues d’infrastructures publiques telles qu’égouts, canalisations d’eau ou routes, la plupart de ces déplacés ne possèdent en outre aucun papier officiel, qu’il s’agisse d’actes de naissance, de certificats de mariage ou de cartes d’électeur. En 1980, alors que la construction de l’usine UCC s’achève, les bidonvilles s’étendent jusqu’au pied de ses murs.
3 décembre 1984 à minuit. Alors que presque toute la ville dort, une cuve de 40 tonnes d’isocyanate de méthyle (MIC), le composant le plus dangereux du Sevin, cède. Les six systèmes de sécurité de l’usine, dont celui qui assure le refroidissement du très réactif MIC, sont en panne ou arrêtés par mesure d’économie. Le gaz mortel commence donc à se répandre — restant au niveau du sol car il est plus lourd que l’air — parmi les 600 000 personnes endormies aux alentours d’UCC. La majorité des habitants des vieux quartiers seront touchés, le lac et l’altitude protégeant la ville nouvelle. Le nombre des morts cette nuit-là, tout comme le nombre des personnes affectées par des maladies chroniques et des malformations génétiques, est aujourd’hui encore controversé. Alors que très peu de victimes étaient susceptibles d’avoir sur elles une pièce d’identité et que beaucoup d’entre elles ont été sommairement enterrées dans des fosses communes ou immédiatement incinérées, le gouvernement n’a comptabilisé que les individus identifiés. Le nombre officiel des morts ne dépasse donc pas les 3 000. En revanche les estimations basées sur la quantité de linceuls funéraires et de bois de crémation achetés suite à la catastrophe portent les chiffres à 15 000 au moins, tandis que l’UNICEF, présent sur les lieux, évalue les décès à 25 000.
incompétence. Dans les jours qui suivent l’accident, un essaim d’avocats américains débarque à Bhopal. Ils « recrutent » des victimes par milliers, leur faisant miroiter des dédommagements considérables, s’emparant souvent des seuls documents officiels dont elles disposent, et allant même jusqu’à embaucher des gros bras locaux pour les forcer à recourir à leurs services. Pour mettre fin à ce type de pratiques, mais aussi pour accélérer le processus juridique (car UCC entend prolonger indéfiniment la procédure en exigeant que les plaignants comparaissent un à un devant le tribunal), le gouvernement indien promulgue le Décret de 1984 sur le Traitement et les Plaintes du Gaz de Bhopal, qui désigne à titre de parens patriae un seul et unique représentant et négociateur gouvernemental pour la totalité des victimes. Ces dernières sont ainsi déclarées « juridiquement irresponsables », statut habituellement réservé aux enfants et aux malades mentaux [1].
Le gouvernement indien porte alors plainte contre UCC devant le deuxième tribunal fédéral de première instance de New York, arguant lamentablement que « dans l’intérêt de la justice, le cas devrait être jugé aux États-Unis, au motif que le système juridique indien est arriéré, dépassé quant à ses procédures, inadapté aux actions collectives et aux litiges par représentation, écrasé par l’héritage du colonialisme, et soumis à d’importants délais en raison de retards bureaucratiques endémiques. » Dès lors que la justice américaine semble pouvoir s’appliquer aux rescapés de Bhopal, le gouvernement indien se donne donc pour stratégie d’avouer l’incapacité de ses propres institutions à prendre en charge les conséquences de la catastrophe. Le juge Keenan, président du tribunal, va rejeter l’argumentation, conscient du précédent que cela constituerait pour d’autres communautés étrangères victimes d’entreprises américaines. Le message est clair : les tribunaux américains sont faits pour les citoyens américains. Il n’est donc pas question que des actes criminels perpétrés à l’étranger par des ressortissants des États-Unis permettent d’accorder à leurs victimes des droits équivalents à ceux de victimes américaines.
résolution. En 1989, sans qu’aucun rescapé n’ait pu témoigner ou être représenté, le gouvernement et UCC soldent le litige civil devant la Cour suprême indienne en s’accordant sur une indemnisation de 470 millions $US (soit environ 500 $US par personne pour blessure irréparable ou infirmité) ; le traitement, la recherche ou la réhabilitation à long terme ne font, quant à eux, l’objet d’aucune stipulation. La Cour met également fin aux poursuites pénales pour homicide volontaire contre UCC et son ancien PDG, Warren Anderson. En 1991, la pression des militants et le retentissement international du scandale vont amener la Cour suprême à réviser son jugement. Mais, plutôt que de tirer parti de cette réouverture de l’affaire pour réclamer davantage de dommages et intérêts, le gouvernement va préciser qu’au cas où l’indemnisation serait réévaluée il reviendrait à l’État indien de payer la différence. Par ailleurs, alors que par cette même décision les poursuites pénales sont rétablies contre UCC et Warren Anderson, les autorités indiennes n’ont jamais fait preuve d’une grande énergie pour traduire cette inculpation en procès [2].
La description que l’État indien a donnée de son propre système juridique va malheureusement s’avérer exacte. Structurellement enclin, par ses déclarations de 1991, à minimiser l’ampleur de la catastrophe — puisqu’il s’était institué en unique payeur — le gouvernement s’y est en effet employé, en présumant de la compétence de ces mêmes institutions qu’il avait précédemment critiquées. Alignant ses intérêts sur ceux d’UCC, il a voulu faire de Bhopal un événement ponctuel pouvant être résolu en Inde par les autorités indiennes et d’une manière propre à rassurer les investisseurs nationaux et étrangers. En voulant couvrir la compagnie et prendre en charge un problème plus complexe qu’il ne voulait l’avouer, le gouvernement indien s’est donc engagé dans un projet d’aide sociale et de réhabilitation sans précédent, qu’il n’a eu ni la volonté ni la capacité d’assumer.
éveil et développement de l’activisme
revendiquer ses droits. Le gouvernement a tenté de résoudre le problème des rescapés du gaz selon un schéma classique. Il a d’abord ouvert des droits à des indemnités en nature ou en espèces, mais a distribué celles-ci de manière inefficace ou injuste ; il s’est lancé dans des projets d’aide aux rescapés sans les mener à bien ni se soucier de savoir s’ils étaient adaptés aux besoins de ces personnes. Ainsi, les veuves de la catastrophe, qui souffrent pour la plupart de problèmes respiratoires graves, ont été logées dans des immeubles de quatre étages à la périphérie de la ville. D’autres projets de constructions ont été engagés mais jamais achevés. Le gouvernement a fait construire un ensemble hospitalier pour y soigner gratuitement les affections liées au gaz, mais il y a toléré de hauts niveaux de corruption et n’a pas financé la recherche nécessaire pour déterminer l’étiologie singulière de l’exposition à l’isocyanate de méthyle. Le traitement prescrit est la plupart du temps néfaste ou inefficace [3]. La Cour suprême a déclaré en 2002 que l’État était tenu de fournir de l’eau potable aux 20 000 personnes obligées de boire l’eau contaminée par l’usine UCC ; pourtant, à ce jour, l’eau potable n’est toujours pas arrivée. Cette dynamique reflète partiellement l’incompétence du gouvernement indien, mais traduit aussi la conception particulière que les autorités se font de leur rôle par rapport à la pauvreté. Constatant que la plupart des pauvres vivent en Inde dans de mauvaises conditions sanitaires, le gouvernement estime en effet que si les victimes du gaz peuvent demander compensation à ce titre, elles ne sont pas pour autant en droit de réclamer un niveau de vie décent. Autrement dit il serait de la responsabilité du gouvernement de soigner ou de dédommager ceux qu’il a rendus malades, mais pas de les sortir de la pauvreté. Or, à Bhopal la pauvreté est un obstacle constant au traitement des victimes, de sorte que les deux problèmes sont inextricablement liés. L’insistance sur ce lien et la détermination à le faire reconnaître sont sans doute les contributions les plus importantes du mouvement des rescapés de Bhopal.
Les associations de rescapés ne se sont pas formées spontanément après la catastrophe, mais plutôt à travers un processus de politisation né de la gestion gouvernementale de la catastrophe et de ses conséquences. En 1985 le gouvernement du Madhya Pradesh crée 28 projets de réinsertion économique, pour employer les femmes victimes du gaz, pour la plupart sans sources de revenus et trop faibles pour des travaux manuels lourds. Le gouvernement n’offre pas d’emploi aux hommes, au prétexte que beaucoup d’entre eux ont sombré dans l’alcoolisme. Dans les ateliers, les femmes apprennent l’imprimerie, la fabrication de tasses et d’assiettes, le travail du cuir, la couture. Mais en 1986 le gouvernement ferme ces usines, au motif qu’elles n’ont plus d’utilité. Six cents ouvrières d’un site vont alors s’organiser et lutter avec succès pour la réouverture des ateliers, obtenant des emplois pour 2 300 femmes ; leur organisation, le Syndicat des Ouvrières Victimes du Gaz de Bhopal (Bhopal Gas Peedit Mahila Udhoyog Sangathan, BGPMUS), devient la plus importante association de rescapés du gaz à Bhopal, forte de dizaines de milliers d’adhérentes.
À la même époque Champa Devi Shukla et sa collègue Rashida Bee entament une lutte pour l’amélioration de leurs salaires et des conditions de travail dans leur atelier de cent ouvrières. Elles créeront le Syndicat des Employées de Papeterie Victimes du Gaz de Bhopal (Bhopal Gas Peedit Mahila Stationary Karmachari Sangh, BGPMSKS). Le BGPMUS et le BGPMSKS, deux mouvements de femmes (même si le BGPMUS est dirigé par un homme), sont progressivement devenus les piliers des organisations de rescapés. Les femmes, choisies dans le cadre des plans gouvernementaux pour l’emploi en raison de leur rôle traditionnel — c’est-à-dire, en fait, en raison du tabou culturel qui leur interdit de consommer de l’alcool — vont pourtant sortir de leur rôle : d’abord en allant travailler dans les usines ?ensuite et surtout quand elles en viennent à revendiquer leurs droits en tant qu’ouvrières.
Tels que les envisageait le gouvernement, les programmes de réinsertion avaient une fonction palliative plus que de transformation. Il reste que leur rôle dans la politisation des femmes a été déterminant. Les revendications des syndicats, qui ont d’abord porté sur le prix et les conditions du travail, se sont ensuite élargies à la réhabilitation, aux dédommagements, aux soins médicaux, et même à la responsabilité des multinationales. L’expansion de ce champ revendicatif s’exprime de diverses manières : ainsi, à chaque anniversaire de la catastrophe, UCC et le gouvernement indien sont brûlés en effigie, tandis que tous les samedis le BGPMUS organise une réunion dans un parc au cours de laquelle les militantes reviennent sur leur histoire et élaborent leurs stratégies de lutte. Des déléguées se sont par ailleurs à plusieurs reprises rendues chez les dirigeants et administrateurs d’UCC/Dow ?et leur ont remis des jhadoos,ces balais utilisés par les femmes, leur signifiant ainsi l’obligation de « nettoyer Bhopal ». Plus radicalement, lors de l’accord d’indemnisation, des syndicalistes ont pris le train pour New Delhi où elles ont saccagé les bureaux d’UCC. Enfin, et là est sans doute l’essentiel, en s’organisant les victimes de Bhopal ont décidé de rebaptiser leur mouvement : elles sont désormais des rescapées.
traduire la catastrophe. En 1984, la gauche organisée n’a guère de bases solides à Bhopal. Du fait de cette absence, combinée à l’extrême pauvreté et aux bas niveaux d’éducation dans les zones les plus touchées par le gaz, les premières initiatives militantes ont été portées par des activistes indiens issus des classes moyennes et venus d’autres villes. À bien des égards, ces activistes ressemblaient davantage aux fonctionnaires du gouvernement ou aux représentants de la compagnie qu’ils combattaient qu’aux Bhopalis pauvres auprès desquels ils luttaient, ce qui a parfois généré méfiance et tensions. Mais ces activistes venus d’ailleurs, maîtrisaient les différents idiomes nécessaires à l’intelligence d’une catastrophe véritablement internationale. Ils étaient donc en mesure de s’engager à tous les niveaux d’une lutte distribuée dans au moins deux pays, mettant en jeu plusieurs types d’expertise, dirigée contre des cibles privées et publiques et exigeant, outre la connaissance de l’anglais, une égale familiarité avec les langages de la science, de la technologie et du droit.
C’est pour répondre aux tensions inhérentes à la présence, indispensable mais problématique, de personnes extérieures et parlant au nom des rescapés que s’est formé le Groupe pour l’Information et l’Action à Bhopal (GIAB). Constitué en 1986, au moment où les rescapés commencent à s’organiser pour leur compte, ce collectif se donne pour mission de jouer un rôle d’interprète (au sens propre comme au sens figuré) entre Bhopal et le reste du monde. Le GIAB a également pour fonction cruciale de fournir les documents qui appuieront les revendications des rescapés dans les débats techniques. Son objectif — certes pas totalement réalisable — consiste à combler le déficit de savoir et d’informations entre les rescapés et leurs adversaires, les gouvernements de l’Inde, des États-Unis et UCC.
Le GIAB devient bientôt le sas entre Bhopal et l’activisme international : dans le monde entier, nombre de gens se sont souciés non seulement de la situation à Bhopal, mais aussi de l’éventualité d’un pareil désastre près de chez eux. Les activistes étrangers ont ainsi permis aux associations locales de s’insérer dans un réseau plus large, d’accéder aux technologies de communication, et parfois d’atteindre des publics capables d’agir efficacement (les pressions sur les ambassades indiennes à l’étranger se sont souvent révélées plus fructueuses que celles qui s’exerçaient de l’intérieur du pays). Se sont alors ouverts aux rescapés de Bhopal des modes d’action et d’expression alternatifs aptes à compenser l’insuffisance de ce qui leur était concédé par les institutions nationales et internationales. Ainsi, en 1992, Bhopal a accueilli un Tribunal Permanent du Peuple sur les Risques Industriels et Écologiques et les Droits de l’Homme (TPP), qui a symboliquement tenté de pallier l’insuffisance de la réponse juridique à la catastrophe en appelant les rescapés à témoigner. De même, la Commission Médicale Internationale sur Bhopal — émanation du TPP regroupant des médecins indépendants soucieux d’évaluer l’ampleur des dommages dix ans après la catastrophe — a stigmatisé l’indifférence d’institutions telles que l’OMS face au plus grave accident industriel de l’histoire. Enfin, en réponse à la médecine palliative prescrite dans les hôpitaux gouvernementaux, inadaptée aux affections chroniques, Satinath Sarangi, un militant du GIAB, a fondé en 1996 la clinique Sambhavna [4]. Offrant une conception alternative des soins, elle propose un traitement sur le long terme, mêlant l’allopathie aux techniques traditionnelles de respiration yogique, qui ont fait leurs preuves contre beaucoup de symptômes de l’exposition au gaz. A l’inverse de l’opacité des hôpitaux, les initiatives de Sambhavna sont transparentes : elles intégrent la communauté dans le travail de santé publique, de recherche et de documentation nécessaire pour contrer les efforts gouvernementaux d’occultation de la crise sanitaire.
Bien qu’elle mène une action de réhabilitation, la clinique refuse tout financement de l’État, de multinationales ou de fondations d’entreprises, et fonctionne exclusivement grâce à des dons individuels, collectés pour l’essentiel au Royaume-Uni. Ce mode de financement, qui assure à la clinique un fonctionnement totalement indépendant du gouvernement ou des cahiers des charges des agences de développement et des fondations, permet de mettre en relation les donateurs et les rescapés, et de poursuivre l’interminable travail de traduction et de communication de l’expérience des survivants. Le fait que Sambhavna soigne de plus en plus de patients soulève toutefois la question de savoir si des traitements financés par le privé ne finissent pas par déresponsabiliser la puissance publique au lieu de la stimuler. Sambhavna se construit néanmoins, grâce à ses soins novateurs et à sa documentation précise, une réputation internationale qui lui permet de porter un discours informé et critique sur l’infrastructure sanitaire de l’État.
Pour les associations de rescapés, l’insertion dans un « réseau international » a des implications supplémentaires. D’un côté, elles ont noué des liens avec d’autres collectifs locaux et syndicaux : plusieurs rescapés de Bhopal ont notamment effectué une « tournée toxique » au Japon, en Hollande, en Irlande et aux États-Unis pour rencontrer d’autres communautés contaminées. D’un autre côté, elles ont également conclu des alliances avec de grandes ONG comme Greenpeace et Amnesty International. Intégrer les réseaux de ces organisations est indéniablement positif en termes d’impact et d’ouverture mais cela conduit aussi à situer les revendications dans un cadre différent de celui défini par les rescapés. Greenpeace, par exemple, privilégie la question de la contamination (sur lequel elle effectue un travail de fonds), plutôt que celles qui relèvent de la santé publique, de la justice ou de la réhabilitation économique. Amnesty International, pour sa part, voit dans Bhopal une question de « droits humains », parfois à l’exclusion de problèmes tout aussi pressants. À ces questions de formulation — importants dans la mesure où les rescapés insistent sur la solidarité de leurs revendications — s’ajoutent celles que posent les différences de classe et de moyens entre les rescapés et les membres d’ONG occidentales, ainsi que la méfiance persistante des Bhopalis à l’endroit d’étrangers longtemps assimilés aux représentants d’UCC et aux avocats venus tirer profit de la catastrophe.
reconfigurer la catastrophe. Dans leurs revendications, les rescapés de Bhopal ont fait valoir des droits qui sont refusés à beaucoup d’Indiens. Suroopa Mujherjee, professeur à l’Université de Delhi, remarque : « Je n’arrête pas d’entendre : « Les bastis contaminés ne sont pas différents des autres bidonvilles en Inde. Qui boit de l’eau potable en Inde ? La plupart des femmes ne sont-elles pas anémiques ? Et si vous dites qu’il y a davantage de cancers à Bhopal, c’est peut-être que les Bhopalis sont de plus grands fumeurs ». » La stratégie du gouvernement et de la multinationale, qui a consisté dans un deuxième temps à empêcher la recherche et la documentation sur les effets de la catastrophe, a légitimé ce type de réaction. UCC a par exemple refusé de rendre publiques ses analyses médicales sur l’exposition au MIC, tandis que le gouvernement a prématurément mis fin, en 1994, aux 24 projets de recherche du Conseil Indien de la Recherche Médicale sur les effets de la catastrophe — contre l’avis du directeur du Conseil — probablement parce que ces recherches apportaient les preuves que la contamination a atteint une deuxième génération de Bhopalis.
Parallèlement à ce sabotage, tant par le gouvernement que par la compagnie, du travail de recherche et de documentation, UCC a lancé une campagne internationale pour convaincre le monde entier que Bhopal était une affaire classée. UCC a englouti des sommes considérables dans cet effort [5], avant d’être rachetée en 2001 par Dow Chemical, première entreprise de chimie mondiale. Cette absorption n’a toutefois pas suffi à soulager l’industrie chimique du fardeau de Bhopal : bien au contraire, le rachat d’UCC a renforcé le mouvement des rescapés en le reliant à un vaste réseau de victimes de Dow. Les Bhopalis sont désormais solidaires des victimes de l’Agent Orange au Vietnam, de celles du Nemagon au Nicaragua ou de la dioxine au siège de Dow à Midland, dans le Michigan. Cette acquisition a par ailleurs offert un nouvel angle d’attaque juridique aux activistes de Bhopal : des rapports de la Commission des Valeurs Mobilières américaines ont permis de poursuivre Dow en justice pour avoir sous-évalué le passif d’UCC au moment de l’achat — à la suite de quoi, lors de l’assemblée générale annuelle de Dow, des actionnaires ont souhaité que la compagnie honore sa dette vis-à-vis de Bhopal, motion qui a recueilli 6% des votes. Des militants ont ensuite livré de « l’eau de Bhopal » au domicile des administrateurs de Dow.
Les rescapés et leurs soutiens ont récemment remporté deux victoires : d’abord, la cour de Bhopal a envoyé une assignation à Dow (qui a des activités en Inde), lui demandant d’expliquer pourquoi elle ne pouvait pas produire la société fugitive, UCC, devant la justice ; ensuite, sous la pression des militants, la Compagnie Indienne de Pétrole, entreprise d’État, a résilié un contrat d’achat de technologie de plusieurs millions de dollars auprès de Dow, au motif que la compagnie les avait trompés en ne révélant pas que la technologie en question avait été développée par UCC. À ces succès, s’ajoute l’étonnante réussite, lors du 20e anniversaire de la catastrophe, du canular des Yes Men (voir l’entretien ci-après).
Malgré ces victoires ponctuelles, Bhopal demeure en crise. Des initiatives comme Sambhavna et le TPP ne peuvent fonctionner que comme exemples de ce qu’il faudrait faire et ne se substituent en aucun cas à l’action des institutions nationales et internationales. Pour obtenir justice et mettre un terme au désastre médical et économique qui se poursuit, de profonds changements seront nécessaires. Mais, comme l’atteste la lenteur de la montée en puissance de l’activisme des rescapés depuis 21 ans, cela prendra du temps. Le gouvernement indien devra reconnaître la persistance et la complexité du désastre, et faire pression à la fois sur Dow/Carbide et sur le gouvernement des États-Unis afin d’obtenir les financements et les expertises nécessaires à un processus de réhabilitation véritable.
La catastrophe de Bhopal est exceptionnelle mais peut néanmoins servir de leçon. Il est donc fondamental de prendre la mesure des difficultés comme des surprenantes opportunités nées des réactions à la catastrophe. Premièrement, l’inadaptation de la réponse du gouvernement indien a incité les collectifs de rescapés (et plus spécifiquement des collectifs de femmes) à développer un discours au rayonnement désormais international et portant sur les droits ; ils ont ainsi pu préciser leurs revendications et orienter leur combativité, leur savoir-faire et leur colère vers les responsables du désastre, y compris les plus lointains. Deuxièmement, dans leur effort pour surmonter les très fortes inégalités structurelles constitutives de la catastrophe, les rescapés et les militants se sont trouvés piégés par elles — quand le gouvernement leur objecte qu’il n’est pas de sa responsabilité de les guérir de leur pauvreté — mais aussi investis du pouvoir de les modifier et de les subvertir — à la fois en se constituant en travailleurs rescapés et en s’insérant dans des réseaux internationaux. Parce que ses collectifs militants se sont efforcés de traduire la catastrophe d’une culture et d’une classe à une autre — ce qui leur a en particulier permis de défier l’expertise des institutions scientifiques et juridiques — Bhopal s’est imposé comme un lieu d’inventivité en termes de communication et de militantisme. Enfin, Bhopal a déplacé et redessiné les frontières de l’engagement, tant sur les questions des risques chimiques que sur celles de la responsabilité des multinationales : les militants ont en effet systématiquement contrecarré les efforts déployés par UCC/Dow et le gouvernement indien pour confiner la catastrophe à un « événement » discret. On peut certes se demander si l’activisme autour de Bhopal réussira à révolutionner la justice internationale, la politique environnementale et la responsabilisation sociale et juridique des multinationales. Mais une chose est certaine, les rescapés continueront de se battre pour l’ensemble de ces objectifs. n
Traduit de l’anglais par Juliette Volcler
Notes
[1] Comme le souligne Veena Das « ont été déclarées irresponsables non pas le gouvernement ou la multinationale, mais, ironiquement, leurs victimes. » in The Bhopal Reader : Remembering Twenty Years Of The World’s Worst Industrial Disaster (1984-2004), Apex Press, 2005, Bridget Hanna, Ward Morehouse et Satinath Sarangi (eds), p.56.
[2] Ce n’est qu’en 2002 que le gouvernement indien remet le mandat d’arrêt contre Warren Anderson au ministère de la Justice des États-Unis. Six mois plus tard, en dépit d’un traité d’extradition bilatéral entre les deux pays, celui-ci refusa d’extrader Anderson.
[3] Le gouvernement a également ignoré les recommandations de plusieurs rapports médicaux affirmant qu’une structure de soins s’appuyant sur la communauté plutôt que sur l’hôpital serait sans doute plus efficace à Bhopal, étant donné que la plupart des maladies y sont chroniques plutôt qu’aiguës.
[4] Sambhavna signifie « l’espoir » ou « le possible ».
[5] Chaque bibliothèque municipale aux États-Unis dispose d’une copie du film de propagande d’UCC, Les Raisons d’une tragédie, qui impute celle-ci à la faute d’un ouvrier.