Vacarme 34 / manières

les Yes Men à Bhopal entretien avec Andy Bichlbaum, Mike Bonanno et Sathyu Sarangi

Le 3 décembre 2004, à l’occasion du vingtième anniversaire de la catastrophe de Bhopal, Jude Finesterra, intervenant comme représentant de la société Dow Chemical, reconnaissait en direct sur la BBC International la pleine responsabilité de sa firme dans le désastre. Douze milliards de dollars seraient versés pour dédommager les victimes et décontaminer le site. Dow financerait toutes les recherches nécessaires et publierait ses propres études sur les effets de l’isocyanate de méthyle, le gaz qui a fui.

Jude Finesterra ne représentait pas Dow, mais les Yes Men, duo d’activistes connu pour ses « rectifications » des discours des entreprises et des partis politiques. Ce piratage est exceptionnel dans l’histoire de l’activisme contre les multinationales ; l’intervention télévisuelle de sept minutes a fait chuter l’action de Dow et coûté deux milliards de dollars à la compagnie. Tandis que la panique gagnait les dirigeants de Dow, à Bhopal on a pleuré de joie... l’espace d’une heure. Dans l’entretien qui suit, les Yes Men reviennent sur leur action et rencontrent pour la première fois Sathyu Sarangi, activiste historique de Bhopal.

Sathyu Sarangi est le fondateur du groupe pour l’Information et l’Action à Bhopal, du centre de Documentation et de la clinique Sambhavna.

Pouvez-vous dire de quelle façon chacun d’entre vous s’est retrouvé impliqué dans la catastrophe de Bhopal ?

Sathyu Sarangi : Je suis arrivé à Bhopal le lendemain du désastre, en décembre 1984. Engagé avec des associations de rescapés, j’ai pris part aux secours, contribué à rendre public ce qui se passait à Bhopal et essayé de favoriser l’accès de la population locale à l’information venant de l’extérieur. J’ai participé aux travaux de documentation sur la catastrophe et ses conséquences ainsi qu’aux actions en justice. Depuis huit ans, je travaille à la clinique Sambhavna, qui soigne gratuitement les rescapés de Bhopal et les victimes de l’eau contaminée des nappes phréatiques. Enfin, je mène, avec les associations de rescapés, la « campagne pour la justice à Bhopal ».

Andy Bichlbaum : Depuis quelques d’années, nous animions le site internet rtmark.com. Nous y soutenions et relayions les actions qui dénonçaient les méfaits de grandes entreprises. C’est dans ce cadre que nous avons commencé à construire de faux sites. Nous en sommes ainsi venus à faire celui de George W. Bush (www.gwbush.com), un faux site de campagne dont on a beaucoup parlé. On nous a ensuite donné l’idée de gatt.org, le faux site de l’OMC. Enfin, des amis écologistes nous ont suggéré d’en faire un sur Dow, et c’est ainsi que dowchemical.com (parodie de www.dow.com) puis dowethics.com (dowchemical.com ayant été fermé par Dow) sont nés.

Mike Bonanno : Avant que ces militants ne viennent nous convaincre de nous en prendre à Dow, ni Andy ni moi, qui résidions aux États-Unis, ne savions que le site de Bhopal n’avait toujours pas été décontaminé, que la population qui a subi l’accident industriel le plus dramatique de l’histoire n’était toujours pas correctement dédommagée. L’objectif du site était donc de forcer Dow à assumer sa responsabilité dans la catastrophe.

Le piratage a commencé lorsqu’un journaliste de la BBC a pris par erreur le site de Dowethics pour le vrai site de la société Dow Chemical et a envoyé un message pour recueillir la réaction de Dow au vingtième anniversaire de la catastrophe. Qu’avez-vous pensé lorsque ce journaliste vous a contactés ?

AB : Nous avons aussitôt contacté les amis avec qui nous travaillions depuis un certain temps sur dowethics.com pour discuter de la stratégie à adopter. Nous avons hésité entre un discours du type « Nous comprenons maintenant que c’est notre devoir de dédommager les gens », et une déclaration qui aurait brutalement exposé le véritable point de vue de Dow :« Nous n’avons aucune obligation envers ces gens ; seuls nos actionnaires nous intéressent ; nous sommes une société qui n’a pas d’autre devoir que le profit, etc. ». Nous avons finalement opté pour la première solution car elle obligeait Dow à prendre position publiquement et à apporter un démenti. Cela attirerait donc beaucoup plus l’attention des médias, ce qui était notre but : aux États-Unis, la plupart des gens ignore complètement ce qui s’est passé à Bhopal ; et parmi ceux qui savent, beaucoup n’ont pas conscience du fait que le site n’a toujours pas été décontaminé et que les gens continuent à mourir à cause des nappes phréatiques empoisonnées. Nous avons tous considéré que le meilleur moyen de décrocher le plus d’articles était de forcer Dow à se positionner. Nous avons aussi discuté de la possibilité de contacter les gens à Bhopal pour les prévenir, mais la moindre fuite pouvait compromettre l’opération. Aussi y avons-nous renoncé, pour le meilleur ou pour le pire.

MB : Nous avions anticipé le désarroi que nous risquions de causer, mais nous pensions que le dommage serait minime parce que le démenti arriverait assez vite. Nous considérions que notre objectif en tant qu’activistes était d’attirer l’attention sur ce problème, pas de nous faire des amis.

Que s’est-il passé quand vous êtes arrivés à la BBC pour faire le communiqué ?

MB : La situation était très insolite. Recevoir l’invitation, aller à la BBC, passer en direct : chaque étape nous paraissait incroyable. Le sujet qui ne devait pas excéder 5 minutes, a finalement duré 6 ou 7 minutes. Andy a ainsi expliqué tout ce que Dow ferait si nous étions dans un monde parallèle où une telle entreprise assumait ses responsabilités. La surprise a été que la BBC ne comprenne pas que c’était un canular et n’interrompe pas la retransmission. Ensuite, nous avons été pris dans un raz-de-marée émotionnel. Au début, nous étions très contents que tout se soit passé au mieux. Le malaise a commencé 2 ou 3 heures plus tard, quand nous avons vu l’effet que cela produisait à Bhopal. Il nous a fallu environ deux jours pour aller mieux : le résultat dans les médias américains était évident, de nombreux articles avaient été rédigés. Sans le piratage cela n’aurait jamais eu lieu.

SS : Je crois que cela a permis d’ouvrir les yeux aux gens du réseau international de Dow. Lors de nos rencontres avec leurs représentants, en Europe et dans d’autres pays, nous avions été choqués de découvrir qu’ils ne savaient rien de la catastrophe de Bhopal. Même les plus âgés étaient surpris d’apprendre qu’Union Carbide, qui a fusionné avec Dow, continuait de se soustraire à la justice à Bhopal. Pour ces représentants, cela a dû être une révélation sur leur propre société. Dans le monde entier, ils ont dû recevoir des appels de gens qui voulaient savoir si ce qu’on disait était vrai.

Pouvez-vous nous dire comment les choses se sont passées sur le terrain, à Bhopal ?

SS : La marche commémorative organisée jusqu’à l’usine venait de s’achever. Des milliers de personnes étaient présentes, et l’effigie de Dow Chemical était en train de brûler. Tout à coup l’équipe de la BBC, présente depuis le début de la journée, court à ma rencontre, caméras en marche, et m’annonce que des correspondants de la chaîne se sont entretenus avec un porte-parole de Dow et que l’entreprise s’engage à donner douze milliards de dollars aux rescapés pour honorer une fois pour toutes ses responsabilités.

Au début, je n’arrivais pas à y croire. Puis, quand j’ai compris, je n’ai pu me retenir et me suis mis à pleurer. L’importance de la somme rendait la chose exceptionnelle. À ce moment-là, ce que je ressentais le plus fortement, c’est que tout cela aurait pu être fait il y a bien longtemps, évitant ainsi beaucoup de souffrances. Mais je voyais aussi les possibilités que cela ouvrait pour Bhopal : des soins médicaux de qualité et un assainissement convenable de la contamination toxique. Avec tout cet argent, Bhopal deviendrait une autre ville.

Entre-temps, une foule d’activistes locaux s’était rassemblée autour de nous. Comme nous parlions en anglais avec la BBC, ils ne comprenaient pas ce qui se passait, mais ils avaient saisi qu’il s’agissait de quelque chose de capital et ils voulaient savoir quoi. J’ai traduit en hindi, ils ont couru le répéter. Tout le monde criait, pleurait, s’embrassait — certains restaient bouche bée, d’autres essayaient de convertir douze milliards de dollars en roupies, d’autres encore voulaient avoir plus de détails. Pendant ce temps, comme les gens de la BBC nous filmaient, d’autres journalistes venaient à nous. Tout cela a duré une heure environ.

Les journalistes de la BBC ont déclaré qu’ils voulaient interviewer beaucoup de monde en direct et ils ont commencé à s’installer. Au bout d’un certain temps, ils sont revenus nous voir : c’était un piratage, Dow avait démenti. Là, tout s’est effondré.

Plus tard, quand nous avons compris que les Yes Men étaient à l’origine du piratage, nous avons cessé d’être en colère. Je crois que les ressentiments se sont totalement dissipés lorsque les activistes et les dirigeants des associations de rescapés ont découvert pourquoi cela avait été fait et l’effet que cela avait eu.

MB : Avant tout, nous voudrions sincèrement nous excuser. Nous n’avions vraiment pas l’intention de vous faire subir tout cela, même pour quelques heures.

AB : Sathyu, vous dites que vous n’étiez pas si déçu que cela quand vous avez appris que c’était un piratage. Est-ce seulement de la politesse de votre part ?

SS : Non, non. D’abord parce que c’était trop beau pour être vrai ; j’étais donc un peu sur mes gardes. Tout s’est passé très vite quand les journalistes de la BBC nous ont annoncé la nouvelle, et toute forme de rationalité a disparu. Une fois que j’ai su que c’était un piratage, j’ai imaginé les problèmes que cela devait causer à Dow dans le monde entier. Et puis, à Bhopal même, la plupart des gens ignorait tout de l’affaire.

Cela dit, dans les jours qui ont suivi, on s’est beaucoup interrogé sur ceux qui avaient pu faire une chose pareille. Des choses très dures ont été dites sur les Yes Men, sans savoir qui ils étaient, ni pourquoi ils avaient agi. Plus tard, les journaux ont repris toute l’histoire, expliquant que le piratage prenait place parmi d’autres activités subversives, et les gens ont alors beaucoup mieux compris.

Au début, nous nous sommes vraiment inquiétés pour l’Appel au Soutien Médical de Bhopal. Tous nos financements viennent des campagnes de publicité dans les journaux anglais, et nous craignions qu’en lisant notre encart — qui paraissait aux alentours du jour anniversaire — nos donateurs potentiels se disent : « A quoi bon envoyer plus d’argent ? » Heureusement, le piratage n’a pas eu cet effet, parce que la vérité a rapidement été connue.

Cette expérience a-t-elle eu une incidence sur la façon dont vous envisagez vos actions, ou sur ce que vous voulez faire à l’avenir ?

MB : Si d’autres occasions du même type se présentaient, nous les saisirions certainement. Nous considérons que le piratage de Dow est notre projet le plus réussi à ce jour, parce que nous sommes parvenus à attirer l’attention sur une question qui nous préoccupait. Pour ce qui est de l’avenir, nous allons poursuivre notre action, continuer sur Dow Chemical à Bhopal.

Mais monter ce genre de canular n’est qu’une partie de notre travail — l’autre consiste à les documenter et les diffuser auprès de nouveaux publics. C’est ce que nous allons faire avec le piratage de Dow.

Comment concevez-vous le type d’activisme que vous pratiquez ?

MB : Nos méthodes ont deux objectifs. Il s’agit, d’une part, de montrer qu’un autre monde est possible et de poser les premières bases de cet autre monde ; d’autre part, de choquer les gens pour qu’ils prennent conscience de ce qu’il y a d’horrible dans le consensus actuel. Mais nous ne pourrions pas le faire si d’autres formes d’activisme n’existaient pas par ailleurs. Certains militants, par exemple, se consacrent à la réflexion sur des modèles alternatifs d’organisation économique ou de gouvernement. Nous prenons appui sur leur travail pour déterminer ce que nous voulons proposer. C’est ce que nous avons fait pour le projet Dow en collaborant avec des activistes qui travaillaient sur la question depuis longtemps — parce que nous avions besoin de leurs lumières pour imaginer le type de solution que nous pouvions proposer.

AB : Au fond, notre travail est plus proche d’une forme d’éducation que de l’activisme pur et simple. Ce dernier est assuré par les personnes qui, sur le terrain, mettent leurs corps ou leurs esprits en jeu pour se battre, changer les lois, faire de la recherche et apporter aux gens les outils qui leur permettront d’agir. Nous faisons de la vulgarisation, en quelque sorte... Et encore, notre film sur le projet de l’OMC n’était même pas de la vulgarisation — plutôt une tentative d’intéresser les gens à ces questions.

SS : Pour moi, le piratage de Bhopal illustre la façon dont ces deux types d’activisme se nourrissent l’un l’autre. Si vous mettez de côté les quelques heures de déception, ce piratage a été très positif en termes d’éducation et de prise de conscience ; il a incité des gens à devenir acteurs du changement et à s’engager. Andy et Mike nous permettent de découvrir tout ce qu’on peut faire avec un texte intelligent et un costume d’emprunt. Ils montrent que l’activisme peut prendre des formes très variées, qu’il peut être à la fois subversif et divertissant.

Traduit de l’anglais par Juliette Volcler

[liens]