Vacarme 34 / desseins

desseins : avant-propos

La pratique de la politique non gouvernementale demande de se soustraire aux tentations symétriques d’un retour aux enjeux gouvernementaux et d’un retrait, moralisant ou expert, de la politique. Cette double contrainte n’implique toutefois pas nécessairement que celles et ceux qui se l’imposent renoncent à inscrire leur engagement dans un « grand dessein » — même si une telle inscription n’est pas davantage requise. Dans les années d’après-guerre froide, trois visées de ce type sont ainsi parvenues à aimanter l’activisme non gouvernemental.?Largement issue de la sensibilité anti-totalitaire des années 1970, la première d’entre elles enjoint à ses adeptes d’œuvrer à l’épanouissement mondial de sociétés civiles suffisamment autonomes pour conjurer à la fois l’emprise de l’État et leur propre désintégration en communautés exclusives. Les ONG et associations d’étudiants auxquelles les observateurs prêtent un rôle décisif dans la chute d’un certain nombre d’autocrates post-soviétique — en Ukraine, en Georgie et déjà en Serbie — figurent parmi les plus récents champions de cette première cause. Pour sa part, le deuxième grand dessein autour duquel gravitent aujourd’hui les activistes non gouvernementaux réside dans la réalisation — ou du moins dans la stimulation — d’un « autre monde » que celui où le néolibéralisme règne en maître. Cri de ralliement de ceux que l’on appelle, avec plus ou moins de pertinence, les militants « altermondialistes », et dont les Forums sociaux sont les lieux de réunion privilégiés, cet appel à soustraire la planète et ses habitants à l’empire des marchés rassemble non seulement les rescapés de l’anti-impérialisme d’avant 1989 mais surtout une génération de militants à peu près aussi déçus de la démocratie libérale que leurs prédécesseurs immédiats l’avaient été de la révolution socialiste. Enfin le troisième grand dessein, dont le pouvoir de mobilisation ne laisse pas d’inquiéter — tant du côté des amis de la société civile que chez les promoteurs d’un autre monde —, n’est autre que celui d’une société humaine arrachée aux corruptions du siècle et rendue à Dieu. Portée concurremment par des militants chrétiens et musulmans, cette volonté apparemment assez peu moderne de précipiter l’avènement du Royaume des fins ou de rétablir les conditions de l’Islam des origines se révèle néanmoins capable d’intégrer avec bonheur l’ordre néolibéral et de conquérir des populations jadis sensibles au tiers-mondisme.

Si le partage des sensibilités non gouvernementales entre libéralisme politique, radicalisme anti-capitaliste et réaction religieuse présente une certaine valeur heuristique, force est néanmoins de constater que le paysage, en ce début de millénaire, comporte davantage de complexité. Outre les étonnantes capacités d’adaptation des organisations fondamentalistes, les textes rassemblés dans cette dernière section montrent comment certains usages de la société civile et certaines flexions de la critique anti-néolibérale soulignent ce qui est peut-être le trait le plus distinctif de l’activisme des gouvernés, à savoir son implication simultanée dans des conflits toujours spécifiques et dans une relation dépourvue de terme avec les gouvernants. Mouvants et interminables, les litiges relatifs au genre et à la sexualité sont à cet égard particulièrement exemplaires. D’une manière générale, on peut alors affirmer que si la politique non gouvernementale ne manque pas d’objectifs, le domaine qu’elle dessine n’en est pas moins celui d’une politique sans fin.