Vacarme 34 / desseins

les territoires du droit

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Rebecca Gomperts, fondatrice de Women On Waves, présente la création de l’association comme une coïncidence. Elle est une femme, elle est médecin, elle est néerlandaise, elle est habilitée à pratiquer l’avortement aux Pays-Bas. Partie en mission comme médecin de bord pour Greenpeace, elle fait face, à Mexico, à la réalité des femmes qui avortent illégalement. L’idée de Women On Waves est née de cette expérience.

De tradition ancienne, les femmes privées de la liberté d’avorter dans leur pays choisissent d’en sortir. Le mouvement ici est inverse : parce qu’en Europe, le droit à l’avortement n’est pas uniforme, il s’agit d’amener la législation la plus permissive aux femmes qui n’en bénéficient pas et de leur permettre ainsi de mettre fin dans le respect des lois à leur grossesse non désirée. WOW se propose donc de contourner les frontières de la loi en étendant celles des Pays-Bas par le biais d’un bateau.

Le mécanisme élaboré est ingénieux : il suffit d’affréter un bateau-clinique sous pavillon néerlandais. Ce bateau traverse la mer en direction de pays où l’avortement n’est pas, ou très restrictivement, autorisé. Les femmes désirant avorter montent à bord et le bateau repart à destination des eaux internationales. Une fois hors des eaux territoriales sur lesquelles l’État riverain exerce sa pleine souveraineté, la loi néerlandaise s’applique au bateau, de sorte que l’avortement des femmes qui le désirent peut être effectué en toute légalité, avant un retour à quai.

Avorter en mer

Dans la pratique, cependant, l’association réalise un nombre réduit d’avortements, et ce pour deux raisons principales. D’une part, le gouvernement néerlandais ne lui a octroyé qu’un droit sérieusement réduit de pratiquer l’interruption volontaire de grossesse. En effet, alors que la loi néerlandaise autorise les femmes à avorter jusqu’à 24 semaines de grossesse, Women on waves n’a pas le droit de pratiquer des avortements au-delà de six semaines. Pour quels motifs ? L’avortement médicamenteux jusqu’à six semaines est considéré comme un traitement courant ; en revanche, il est nécessaire d’obtenir une autorisation officielle pour procéder à une interruption de grossesse une fois ce délai passé. Bien que Women On Waves remplisse toutes les conditions prescrites par la loi, il a fallu pas moins d’un an de négociations et de pressions sur le gouvernement pour que ce dernier reconnaisse enfin à l’association le droit de délivrer la pilule abortive. Quant à l’autorisation de procéder à des avortements entre 6 et 24 semaines, WOW s’est pourvue en justice pour l’obtenir : l’affaire a été portée devant la Cour Suprême néerlandaise, qui devrait statuer définitivement au cours du mois de décembre 2005. D’autre part, le faible nombre d’avortements pratiqués par WOW a une raison matérielle, à savoir le coût de location du bateau. C’est pour ce motif que l’association, financée de façon exclusive par des dons particuliers, limite son champ d’action à l’Europe : ainsi s’est-elle rendue en Irlande en 2001, en Pologne en 2003 et au Portugal en 2004.

Si le bateau-clinique fonde son action, il s’inscrit également dans une stratégie d’action plus large. Force est en effet de constater que même si l’ensemble des femmes portugaises qui le souhaitaient avaient pu embarquer sur le navire de WOW en 2004, la question de l’avortement au Portugal n’aurait pas pour autant trouvé de réponse satisfaisante et définitive. La pratique d’avortements effectifs ne constitue donc que le premier aspect de l’action de Women On Waves.

Rendre aux femmes la capacité de disposer de leur corps

Plus général, le second objectif poursuivi par l’association consiste à donner une visibilité accrue à la -situation des femmes, en sorte de persuader l’opinion de la nécessité d’une pleine légalisation de l’avortement. Dans cette perspective, le site Internet de WOW joue un rôle essentiel. Il sert en effet de plate-forme aux campagnes d’information et d’explication impulsées par l’association mais aussi de lieu d’écoute et de dialogue. Près de 30 000 personnes visitent ce site chaque mois. Des bénévoles de l’association répondent à une dizaine de messages par jour. On y apprend comment mettre un terme à une grossesse par le simple moyen d’un médicament, jusqu’à six semaines, comment se protéger des maladies sexuellement transmissibles, etc. Depuis 2004, trois visiteurs sur quatre sont portugais, signe de la complémentarité du site et des campagnes maritimes.

Au-delà du travail de relais et d’accueil pratiqué sur son site, WOW se distingue par sa détermination à mener ses actions en étroite collaboration avec les associations féministes des pays concernés. Plus précisément, le bateau de Women On Waves ne se déplace jamais sans être invité. Rebecca Gomperts parle à cet égard d’« extra solidarity ». Parce que les campagnes qui précèdent et accompagnent l’arrivée du bateau sont délibérément très médiatisées, l’agitation qu’elles suscitent rejaillit sur les activistes locales et leur permet de mieux faire entendre leurs revendications. En ce sens, WOW se veut un outil au service de l’action de ses partenaires.

Women On Waves contre l’armada portugaise

C’est d’ailleurs en partenariat avec les associations portugaises que Women On Waves a saisi la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la Commission européenne pour faire condamner l’intervention des autorités de Lisbonne lors de la campagne de 2004. À peine entré dans les eaux territoriales portugaises, le bateau de WOW avait en effet été accueilli par des navires de guerre. Comment ne pas être surpris par la violence d’une telle réaction ? Ces femmes représentent-elles une menace telle qu’elles déclenchent une simulation de guerre ? Ou s’agit-il, de la part du gouvernement portugais, d’une manifestation agressive de l’humiliation qu’il éprouve face à ses propres manquements — notamment par rapport aux engagements pris devant les institutions européennes ? Toujours est-il que WOW n’est pas le bras armé d’un État étranger et que, pour sa part, elle ne viole aucune loi. Bien au contraire, l’association prend soin d’agir dans une stricte légalité, en dépit des contraintes que ce légalisme sourcilleux implique.

En outre, WOW ne considère pas que son action constitue une ingérence dans les affaires des pays qu’elle visite. Aux yeux de sa fondatrice, il s’agit seulement d’offrir un exercice réel du droit à l’avortement, droit que Rebecca Gomperts tient pour universel, en le soustrayant au principe de territorialité que certains de ses détracteurs lui opposent. Ce que l’association contribue à apporter, c’est donc la possibilité d’un choix pour les femmes. Ce sont au contraire les gouvernements qui bafouent le droit d’avorter dont on peut dire qu’ils s’ingèrent abusivement dans la vie des femmes.

L’intervention de l’armada portugaise met l’accent sur la spécificité de la question de l’avortement et, plus généralement, celui des droits des femmes. Tandis que les navires affrétés par des sociétés commerciales se déplacent librement, la territorialité et ses frontières se redessinent dès lors qu’un bateau portant le pavillon du féminisme demande à accoster. Il reste que le simulacre de bataille navale auquel s’est livré le gouvernement portugais a présenté d’indéniables avantages pour WOW. Du point de vue de la médiatisation de la campagne et des revendications qu’elle portait, on peut avancer que les bateaux de guerre ont été coulés. Reste à connaître l’issue judiciaire de la bataille et son impact sur la modification de la législation portugaise.