la femme perdue
par Pierre Alferi
Refusant l’obstacle des films récents passables (American Beauty, Man on the Moon), notre chronique remonte le temps. Le curseur est tombé quelque part entre 1934 et 1940. Du jour au lendemain — dimanche à la cinémathèque, lundi dans l’une des nouvelles salles de Beaubourg — passèrent deux raretés mineures qui racontent la même histoire et partagent même un second rôle (un juge devenu curé). Dans Waterloo Bridge (La valse dans l’ombre) comme dans We Live Again (Résurrection), une ingénue voit son unique amour de militaire lui échapper pour cause de guerre des sexes et de guerre tout court, tombe dans la prostitution, le retrouve mais ne coupe pas à son destin tragique. C’est Mervin LeRoy qui réalisa le premier en 1940 ; on se souvient de lui plutôt pour I Am a Fugitive From a Chain Gang (1932), réquisitoire contre une société carcérale dans la veine désespérée des films réalisés par Lang lorsqu’il découvrait l’Amérique. Il s’agit là aussi de la geôle des poncifs, et cette fois c’est une prisonnière qui retient le plus l’attention : Vivian Leigh, sur qui pèse en plus le théâtre (comme sur son alter ego l’hystérique Laurence Olivier), mais dont le visage ne quitta pas l’enfance. Lui donne la réplique un Robert Taylor moins agaçant que dans la suite de sa carrière moustachue. À part eux, à part le pont de Waterloo en carton pâte montré par tous les temps et dont l’héroïne, l’ayant un peu trop vu, finit par enjamber la rambarde, il n’y a dans ce film pas grand-chose à se mettre sous la dent.
Passionnant en comparaison est le second, réalisé par Rouben Mamoulian en 1934 et situé dans une Russie pré-révolutionnaire étonnamment vraisemblable, malgré cette pseudo-datcha dont les pans de rondins jalonnent, de Moscou à la Sibérie, le parcours des héros de Tolstoï. L’ingénue, c’est Anna Sten, la fille au carton à chapeau de Boris Barnett, une vraie Slave à tresses, et le prince qui l’abandonne est joué par Fredric March, acteur double qui fit aussi, pour le versatile Mamoulian, le plus beau des Jekyll pour le plus laid des Hyde, et dont la France eut une doublure en la personne de Pierre Fresnay. L’histoire rebondit, la fille avorte, se vend, se voit condamnée à la suite d’une erreur de procédure dans une affaire d’empoisonnement, donne enfin voix aux damnés de la terre russe, et l’on se pince en voyant Hollywood plaider pour la réforme agraire et la collectivisation. Mais oui, c’est le film qu’Eisenstein aurait tourné si son transfert prévu à Hollywood avait marché : on retrouve la pompe de ses popes et un peu de l’ennui d’Alexandre Nevski ou d’Ivan le Terrible. Bref, un film surprenant jusqu’au bout, qu’auraient aimé même vos amis qui n’aiment pas les histoires d’amour, un film dont les copies, vu les sous-titres tchèques de celle que l’on a vue, doivent se compter sur les doigts d’une main.
L’intéressant dans les deux cas, et d’autant plus qu’il exaspère, est donc le poncif d’une certaine psyché masculine qui veut conjoindre la vierge, la pute et la martyre dans son éternel féminin. (Le cycle de Beaubourg s’intitule " Stars au féminin ".) La déchéance d’une pure jeune fille ne la rend pas, comme elle le craint, moins désirable. Pour les deux officiers qui la retrouvent au plus bas, c’est le contraire, ils vous le diront. Mais on lui refuse la grâce. L’amour a beau survivre à tout, elle finit au fond d’un fleuve et d’une mine de sel. Les hommes qui regardaient ces films, les hommes qui les écrivaient, les hommes qui les produisaient, les hommes qui les réalisaient devaient pleurer de joie devant l’exquise chair à fantasmes. Aujourd’hui, ils pleurent comme les femmes, de simple désespoir : quoi ? elles ni nous ne pouvons sortir de cette cage de stéréotype ? C’est heureusement plus compliqué. L’héroïne biface transcende son rôle de victime. Elle se révèle plus astucieuse, plus courageuse, plus scrupuleuse, plus lumineuse que son fiancé fier-à-bras gelé dans sa pose virile, et finalement moins aliénée. Ironie du poncif : mutilée par lui, comprimée dans l’emporte-pièce, la femme perdue a beaucoup plus de réalité que le garçonnet qui la rêve.