autopsie d’un faux ami
par Yves Pagès
Un vieux mot, tombé en disgrâce, refait aujourd’hui surface : l’« incivilité ». On a connu pareil phénomène, il y a une décennie, avec le retour en force d’« équité » en lieu et place d’« égalité ». Ces rivalités langagières abondent et méritent attention. Les organisateurs de colloques thématiques et autres brainstorming conceptuels en savent quelque chose, eux qui s’affairent des années durant pour substituer à un mot familier son faux ami ou quelque transfuge lexical. Sur ce champ de bataille virtuel, chaque vocable semble un mercenaire typographique qu’on déplace à la manière d’un soldat de plomb. Communiquants et décideurs - pour employer deux néologismes récemment contrefaits -, sont peut-être les derniers à croire aux puissances performatives du langage. Il savent d’expérience combien le prisme du vocabulaire anamorphose les mentalités, combien chaque non-dit produit de l’invisibilité, chaque terme technique remet à distance l’amateur, chaque appellation sédimente le réel en surface et refoule d’anciennes couches en deçà de la mémoire commune. A tel point que le rayon d’action des gouvernants (sphère privée et publique confondues) n’excède quasiment plus le périmètre d’un champ lexical donné. Mesurer ses paroles, c’est le B-A-BA de ce qui reste de l’exercice audiovisuel du pouvoir.
Ainsi le substantif féminin « incivilité » a-t-il surgi comme de nulle part à l’aube du troisième millénaire pour envahir la prose mimétique des journaux, des télé-débats et des décrets législatifs. Il y a du barbarisme dans ce signifiant-là, mais aussi l’écho assourdi d’un signifié archaïque, facile à décrypter, l’intuition étymologique étant mieux partagé qu’on ne croit. Ce mot d’« incivilité », vérification faite, se serait perdu à la fin du XVIIe siècle, remplacé par « impolitesse » dont l’usage perdure. Ce terme - sous deux acceptions parallèles : manquement aux lois et manque de courtoisie - figurait encore dans le Littré (©1877), mais plus dans mon édition fétiche du Petit Robert (©1982). Par quel concours de circonstance est-il revenu en vogue ? S’il faut jouer au détective linguistique, disons que la piste la plus fiable nous conduit Outre-Atlantique. Pour assurer son élection à la mairie de New York, un certain Giuliani avait, il y a quelques années, recentré sa campagne autour du mot d’ordre mnémotechnique : « No incivility ». Reprenant à son compte les thèses de psychosociologues étazuniens sur le lien entre transgression mineure et sentiment d’insécurité, il proposait de remonter à la source du moindre écart de conduite : abus de boisson, saleté vestimentaire, grossièreté verbale et graffiti sur la voie publique. Cette politique de répression préventive (et réciproquement), dite de « tolérance zéro », allait conduire à l’expulsion manu militari de tous les sans logis de Manhattan, la traque au faciès des clandestins et des bavures homicides de triste mémoire. Quelques symposiums bi-latéraux plus tard, et la notion d’« incivility » prenait pied en Grande Bretagne, avant de s’exporter dans les cabinets ministériels de l’Hexagone. Dès lors, l’adoption de cet anglicisme d’ancien français ne connaîtrait plus de limite. Sur les ondes radiophoniques, un député parisien (d’obédience socialiste) alla jusqu’à dénoncer l’« incivilité des chiens ». Mieux encore, une pédiatre crut bon de stigmatiser, au cours d’une interview télévisuelle, la passivité des parents face aux manifestations d’’« incivilité des enfants de 2 ou 3 ans ». La greffe conceptuelle venait de prendre, au-delà de toute espérance.
Avec le temps, on finirait presque par oublier en quoi ce joker d’emprunt brouille les cartes et change la donne. Le tour de passe-passe est pourtant enfantin : en amont de la délinquance, les incivilités ordinaires sont désormais identifiées comme les souches dormantes d’un péril conçu en des termes épidémiologique. Chaque marque d’agressivité, décelée avant même son passage à l’acte, tient du symptôme comportemental. Un crachat, un tag, l’omission d’un « merci », tels sont aux yeux des néo-moralistes d’Etat, les virus en puissance qui, après incubation, dégénèrent en psychopathies criminelles. On décèle ici deux lieux communs des sciences humaines made in USA : le béhaviorisme social et la psychiatrie normative. Mais en adoptant le point de vue du « no incivility », on en adopte aussi la philosophie subliminale. Ainsi les écarts de conduite ne seraient plus les effets d’un dysonctionnement global, mais sa cause première. Seul le dépérissement de la politesse romprait le lien social, et non le mode de consommation, d’habitation, de survie induit par un ordre socio-économique dominant. Inutile d’imputer la misère à quelque injustice que ce soit, puisqu’elle souffre plutôt d’un manque de courtoisie. Autrement dit, la violence en régime démocratique n’est qu’affaire de moeurs, bonnes ou mauvaises. Il n’y a pas de seuil critique de la pauvreté, comme le prétendent des matérialistes mal lunés, seulement une crise spirituelle du savoir-vivre en société. Quant aux boucs émissaires d’une telle révolution morale ? Ils sont, chez nous, tout désignés : banlieusards et fils d’immigrés ayant perdu respect et correction. Sont-ce de nouvelle classes dangereuses ? Non, juste des bandes de mal élevés qui salissent la dignité des pauvres et empêchent la middle-class de dormir. L’urbanisme n’est pas en cause, mais le défaut d’urbanité de gosses sans éducation. CQFD.
On se souviendra que c’est sous Louis XIV que s’instituèrent simultanément l’absolutisme politique, la police administrative et la politesse de Cour. Contrairement aux apparences, ces trois mots n’ont aucun rapport étymologique. Ils ont seulement pris racine à la même époque. La politique devenant une manière de tout gouverner, la police un organe centralisé chargé de maintenir l’ordre partout et la politesse un moyen pour le monarque de soumettre une noblesse frondeuse à sa seule autorité. Doit-on s’étonner que cette trinité d’Ancien Régime, non pas abolie mais réaménagée par cinq Républiques d’affilée, revienne aujourd’hui nous hanter ? Et que l’idéologie moribonde du civisme civilisateur affiche soudain, comme par lapsus, son goût pour des civilités d’un autre âge.