espaces communs avant-propos

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S’il est vrai que le monde est désormais engagé de plein pied dans l’ère de l’information, les bibliothèques devraient, en toute logique, y jouer un rôle central.

Certains, en un sens, s’accordent à le penser — en témoignent, parmi d’autres, au moins deux phénomènes, discrets mais tenaces. La bataille autour des droits d’auteur, tout d’abord, qui opposait hier les bibliothèques aux éditeurs, et les affronte aujourd’hui aux fournisseurs de documents numériques, dans une épreuve de force dont l’issue, assurément, déterminera le profil des bibliothèques futures (Gilles Éboli). L’évolution un peu sourde, ensuite, mais selon une pente marquée, de la perception des équipements de « lecture publique » par leurs principaux financeurs, les municipalités, et par leurs usagers. Construire une médiathèque n’est plus aujourd’hui le signe d’un engagement de gauche, plutôt celui d’un engagement dans la modernité — auréolé en outre, pour nombre d’élus de toutes tendances, du prestige que confère l’ouverture d’un monument laïque (entretien avec Gérald Grunberg). Les objectifs et les perspectives de l’offre se troublent à mesure des années. Qu’est-ce qui conduit aujourd’hui les politiques d’acquisitions des bibliothèques ? le désir de permettre de comprendre le monde, ou de s’y adapter ? de rendre honneur à l’immensité de la connaissance, aux audaces de la création, ou de répondre à la demande de catégories de populations de plus en plus aisées (Benoît Tuleu) ?

Pourtant le silence continue de dominer les rayons. Les bibliothèques se tiennent comme en réserve, à la marge, indécises ou plus ou moins inquiètes, la tête sous le sable ou attendant fièrement le sort qui va leur être fait. Le bibliobus bringuebale encore dans les rues, symbole d’une âpre conquête de la lecture sur le territoire. Mais on ne parle plus désormais que de Google (entretien avec Jean-Noël Jeanneney, Agnès Saal et Hervé Le Crosnier), les petites bibliothèques de recherche, peu à peu, doivent accepter de fondre leur spécialité dans des ensembles plus vastes (Marie-Dominique Mouton), les comités d’entreprise renoncent, les uns après les autres, à ce qui a été considéré un temps comme le fer de lance de la lecture publique (Sonia Gomar), et il y a fort à parier que nombre d’élus municipaux rêvent déjà, dans un mélange de cynisme et de nostalgie, à la disparition progressive d’équipements plus populaires sans doute que tout autre service culturel, mais qui pèsent d’un poids non négligeable sur le budget communal.

Cet écart entre la matérialité désuète et précaire des livres emportés dans le bibliobus et l’immatérialité présumée (mais quoi de plus concret qu’un texte trouvé sur la Toile ?) du catalogue infini des bibliothèques numériques est aujourd’hui leur impensé commun, le point aveugle des bibliothèques et de leurs élus : une propension partagée à se représenter l’un puis l’autre, mais jamais les deux à la fois, et à laisser l’écart se creuser.

Pendant ce temps, les usagers se promènent entre les deux, ravis. Mis à part l’espace de la Toile, connaissez-vous encore beaucoup d’espaces non marchands aussi fréquentés et à ce point populaires que ceux des médiathèques publiques (Aude Lalande) ?

Dossier coordonné par Aude Lalande & Benoît Tuleu.