Éloge du prêt

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Le prêt est la forme détachée du don : l’emprunteur rend l’objet, mais en garde par-devers lui la substance, le profit de sa lecture, sa jouissance, sans être redevable au prêteur. Mais aujourd’hui, le prêt coûte cher. Éditeurs et industries de l’information rongent la notion de domaine public, et s’attaquent aux droits d’usage. Aux bibliothèques, aux usagers, redécouvrant la valeur du prêt, de résister.

1. Le prêt relève de, est d’une certaine façon la sociabilité du livre elle-même. C’est sa forme de circulation la plus naturelle, au moins depuis qu’on est (que vous êtes, que vos enfants sont, que nous sommes) passés d’un mode de lecture intensif (la Bible, quelques livres de dévotion, l’almanach) à un mode de lecture extensif : vers la fin du XVIIIème siècle le mouvement est joué, on lit beaucoup dans les milieux instruits, des romans et des journaux surtout, lus une seule fois pour se distraire, qu’on jette ou qu’on laisse ensuite pour d’autres lecteurs [1]. Mais l’impulsion du prêt (de la « communication », disent les bibliothécaires) remonte bien au-delà. Dans les jardins d’Aristote, on laissait le livre achevé dans une niche aménagée à cet égard. Avant même l’invention de l’imprimerie, les bibliothèques privées de la Renaissance s’ouvrent au public, par souci de mettre leurs richesses in communem utilitatem. Au XVIIIème siècle les bibliothèques accessibles au public peinent à suffire : des libraires ouvrent des cabinets de lecture attenants à leur boutique, les chambres de lecture et les sociétés littéraires se multiplient, les musées proposent eux aussi des cabinets où l’on peut lire, avec périodiques, dictionnaires, livres choisis. À la fin du XIXème, la Bibliothèque Nationale, prise d’assaut par un public hétéroclite, n’en finit plus de faire face aux problèmes de sa salle de lecture et d’hésiter entre ses fonctions de conservation et de prêt. Une bibliothèque ne se laisse pas patrimonialiser sans résistance, il faut que ses livres soient lus. Et il ne s’agit pas que de chereté ou de rareté. Aujourd’hui, avouons-le, on prête peu de choses à ses amis : exceptionnellement un pull, parfois une perceuse ou un batteur à oeufs, presque jamais son vélo. On ne prête vraiment, au fond, que ce qui se prête dans les bibliothèques : des livres, de la musique, des films. Et on le fait avec soin, avec plaisir, parfois avec appréhension — que le livre ne touche pas son but, qu’au contraire il ne revienne pas. Même dans les milieux les plus « faiblement » lecteurs, comme disent les sociologues de la lecture, ceux qu’on ne voit pas dans les bibliothèques justement, les livres et les films circulent, entre amis, dans la famille. On prête ce qu’on aime aux gens qu’on aime. Parfois on se prend de passion aussi pour le bricolage. Dans certaines bibliothèques américaines on ne trouve pas que des livres et des vidéos, mais aussi des outils de jardinage et de bricolage.

2. Le prêt des bibliothèques, c’est le don temporaire pour usage, sans dette ni potlatch. Nul compte à rendre, pas de question au retour du document. Ni don ni vol, mais entre les deux. Parfois des amateurs de bibliothèques empruntent des livres qu’ils posent en pile au bord d’une table sans y toucher pendant les semaines qu’on les autorise à les garder. Ils les emportent pour le seul plaisir d’emprunter, les posent là pour le seul plaisir de pouvoir théoriquement les lire, puis ils les ramènent. Ou viennent lire le journal dans le coin d’une salle de lecture, pour le plaisir d’observer tous les affairements des uns et des autres autour de ces rangées de livres ou de disques, toutes ces transactions et ces échanges non monétaires. D’autres ont un usage très utilitariste et têtu des collections : ils viennent voler ce qu’ils peuvent. « Moi, dans la bibliothèque », disait un lecteur à un sociologue enquêtant sur sa « satisfaction » de lecteur, « je cherche ce que je trouve ». Si le vol de savoir constitue bien un modèle anthropologique d’apprentissage, avec l’enseignement (je te délivre ce que je sais), la maïeutique (je t’aide à extraire ce que tu sais) et l’héritage (je lègue à ton inconscient de classe), la bibliothèque peut bien représenter, avec la planque derrière la palissade de l’atelier, le lieu par excellence de l’appropriation de savoirs réservés ou laissés de côté par le maître. Les enfants des vallées népalaises se cachent dans des buissons pour comprendre quelle est cette technique de tressage qu’on a décidé de ne pas leur montrer, les « petites mains » placées chez la couturière pour apprendre louchent pour saisir au passage la découpe d’un patron qu’on ne leur enseignera pas, les déçus de l’école tentent une nouvelle chance à la bibliothèque, en toute liberté. « L’autodidacte est la justification la plus éclatante de la bibliothèque », se flattent les bibliothécaires [2]. On le laisse voler tout ce qu’il veut. Le bibliothécaire, ici, est pur médiateur. C’est sa fonction que multiplier les transactions sans échange financier ni dette symbolique. Il n’a par conséquent que de toutes petites préoccupations : faire en sorte que le livre revienne entier et utilisable, pour pouvoir recommencer cette opération très simple qu’est le prêt.

3. Prêter en ligne ou en étoile ? Les bibliothèques qui prêtent ont cette particularité d’être à la fois lieu de conservation (gardiennes des collections qu’elle ont constituées, elles doivent permettre à leurs usagers d’accéder à chacun de leurs éléments, aujourd’hui ou demain) et d’émission (elles lâchent, elles prêtent, les livres se promènent). D’où ce lien en étoile avec les 17% d’inscrits (c’est une moyenne) de la population qu’elles desservent : les documents, c’est la règle, reviennent à leur point de départ avant de repartir. Il faudrait pouvoir représenter cette étoile ou cette constellation, l’éclatement des 41 210 documents répartis aujourd’hui jeudi 9 juin 2005 entre les 9 644 habitants de telle grande ville familière qui fréquentent ses médiathèques. Le bookcrossing, quant à lui, prête en ligne plutôt qu’en étoile. En cela il semble hériter des réseaux qu’on disait « échangistes » au début du siècle précédent [3] : de 1890 à 1945 environ, des réseaux mi-corporatistes mi-commerciaux permettaient aux voyageurs de commerce, pour quelques centimes seulement, de troquer le livre qu’ils venaient d’achever contre un autre dans les hôtels où ils descendaient. Les livres circulaient, l’offre de chaque bibliothèque changeait au gré des déplacements des lecteurs, on lisait ce qu’offrait le hasard. Le principe du bookcrossing est proche et très simple : laisser des livres dans la nature, et suivre leur parcours grâce au net. Les bookcrossers sont actuellement cinq mille en France. Ils parlent de « partager » les livres. Ils organisent des « lâchers de livres ». Ils les abandonnent à un itinéraire qui échappe à la propriété. Ensuite ils les tracent, recueillent des commentaires, parfois les perdent de vue, parfois les retrouvent. Les bibliothèques, elles, ne gardent pas mémoire des itinéraires, ni des gens, ni des documents qu’elles prêtent ; leurs principes d’anonymisation et la CNIL leur interdisent. Elles conservent juste le tracé de l’étoile à un jour J, et des bribes d’itinéraires des livres, dans un passé très proche.

4. À qui appartiennent les livres ? C’est la question posée par le procès des salariés de Renault, au Mans, qui ont emprunté en un jour la moitié des 28000 livres de la bibliothèque de leur comité d’entreprise, plutôt que la voir vendre. Aux salariés ? À la collectivité, ce qui n’est plus exactement la même chose ? Aux dirigeants de la collectivité, parce qu’ils se comportent en propriétaires ? Aux bibliothécaires, à qui on en a confié la gestion ? Curieuse inversion des rôles, dans le jugement rendu ici, qui veut que soient frappés d’amende ceux qui ont cherché à conserver des collections, par-dessus la décision de leurs tout nouveaux élus. En 1908, à l’aube des politiques dites de lecture publique en France, Eugène Morel, conservateur de la Bibliothèque Nationale à l’esprit libre et la langue bien pendue, prônait contre le modèle de « la Nationale » (la centralisation de la culture savante dans un monstre, « l’État entretenant [sa] ville favorite ») « l’effort libre de citoyens s’associant pour avoir des livres en commun », à l’échelle de leur ville. Là où elles résistent, les bibliothèques de comité d’entreprise sont sans doute celles qui sont restées les plus proches du modèle d’une propriété collective dédiée au droit d’usage, d’un régime de commons disent les Anglo-saxons, reprenant un terme usité dans les sociétés agricoles pour désigner les propriétés communales où chacun avait loisir de faire paître son bétail, ou aller chercher sa part de bois. Propriété indivisible, disponible à chacun, et à ce titre toujours susceptible d’être menacée : par la tentation, d’un côté, de se défaire de zones ou de services perçus comme improductifs, voire trop coûteux ; et par l’envie bien connue, de l’autre, d’étendre toujours un peu plus son champ, d’arriver enfin à plier tout l’espace aux lois de la propriété. L’introduction dans les bibliothèques de nouvelles technologies, et plus particulièrement d’internet, ravive aujourd’hui cette question des biens communs, jusque dans les établissements les mieux fournis et les plus incontestables, où la légitimité d’un usage collectif du savoir ne semblait plus devoir être mise en question. À qui appartiennent tout ce savoir, cette masse d’informations ? Alors que la dématérialisation des contenus de connaissance, séparés de leurs supports papier, vinyle, magnétiques ou autres, exacerbe un peu plus encore leurs caractéristiques de biens à la fois non-excluables (quand une connaissance ou une information existe, elle ne peut pas être interdite aux autres, ne serait-ce que par respect de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, qui garantit à chacun « la liberté et l’égalité d’accès à l’information et au savoir »), et non-exclusifs (si j’accède à une connaissance ou une information, je n’en prive pas pour autant les autres, notamment celui qui la « possédait » auparavant) [4], les industries de l’information tentent de modifier l’équilibre des droits de propriété intellectuelle en pesant sur les rares espaces laissés aux droits d’usagedes oeuvres et de l’information : remise en cause du droit de copie privée, toléré jusqu’à présent dans un souci d’égalité, et pour favoriser l’expansion de la connaissance ; restauration de droits sur les oeuvres tombées dans le domaine public, par l’entremise de leur numérisation et des méta-données qu’on leur associe ; verrouillage du stockage des données, de façon à pouvoir en vendre l’accès aux utilisateurs (et ce à des tarifs éloquents : 1000 ¥ par an pour l’accès d’une bibliothèque à un cours de Roland Barthes sans possibilité de stockage ; 1000 ¥ par poste individuel pour la consultation du Jurisclasseur [5]) ; remise en cause, aussi, du droit de citation, quitte à mettre en difficulté le ressort même de la recherche. La conquête du territoire, voilà tout l’enjeu du projet de « loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information » qui doit être examiné par l’Assemblée Nationale les 11 et 12 juillet 2005. Les industriels tentent de gagner du terrain. Les associations de bibliothécaires, documentalistes, archivistes ont par avance réduit leurs objectifs à la conservation des acquis. Il s’agit de pouvoir continuer à remplir leur mission quels que soient les supports d’information, sans sombrer sous le coût des surtaxations induites par la disparition des commons.

5. Aujourd’hui pourtant le prêt coûte déjà cher. Depuis 2003 notamment et la « loi sur la rémunération au titre du prêt en bibliothèque », son coût s’est singulièrement élevé. Aux charges d’équipements sinon gratuits du moins très largement subventionnés sont venues s’ajouter des interactions étranges avec le secteur marchand : du financement d’un service public, on glisse à l’émergence d’un nouveau secteur de profit. Soient les cas très différents mais emblématiques des livres et des vidéos. La loi du 18 juin 2003 met en place pour les livres et les imprimés en général (les partitions par exemple) un cumul des contributions : en plus de l’achat de livres, qui constitue en soi un soutien à l’édition (on ne reparlera pas ici du concours des bibliothèques au développement de la lecture, et par là de l’édition, phénomène maintes fois démontré et qui n’a plus à l’être), non seulement l’acheteur public (ou privé, dans le cas des bibliothèques de CE) est tenu de s’acquitter de droits de prêt — à hauteur de 6% du prix de vente public du livre — mais l’État s’engage à verser aux ayants-droit, auteurs et éditeurs, une contribution proportionnelle au nombre des inscrits dans les bibliothèques de prêt de l’ensemble du territoire. Les pouvoirs publics, État et collectivités locales confondus, paient donc trois fois l’accès à la lecture. Voire quatre si l’on ajoute à ces sommes les subventions versées par certaines villes, sur incitation financière du Centre National du Livre (CNL), pour compenser la perte de pouvoir d’achat représentée par ces droits de prêt. Ou cinq, si l’on prend encore en compte la taxe sur les photocopieurs versée depuis 1976 au CNL, au titre du « manque à gagner » des éditeurs. Pour les vidéos, le dispositif est différent mais d’une certaine façon plus pernicieux. Les droits de prêt, négociés éditeur par éditeur et film par film, nécessitent l’intervention de sociétés intermédiaires, oeuvrant à la constitution de catalogues de titres accessibles aux médiathèques. Et rien n’impose aux producteurs de concéder les droits en question, certains se gardant bien de mettre dans le circuit public des titres dont ils espèrent un rapport supérieur dans celui des clubs vidéo. Au poids des droits de prêt s’ajoutent donc le paiement des intermédiaires — les deux totalisant des surcoûts avoisinant entre 50% et 80% du prix public — et le coût de la restriction de l’accès au répertoire, qui dénature les objectifs d’encyclopédisme et d’égalité d’accès aux différents domaines de la création qui font la base des politiques d’acquisition des bibliothèques. Dans les deux cas, de fait, et dans un système qui dit mal son nom, les bibliothèques et leurs autorités de tutelle sont captives. Tantôt contraintes de s’en tenir à la part de marché qu’on leur ouvre ; tantôt tenues de sur-subventionner un secteur dont la fragilité paraît parfois toute théorique, et qui masque derrière un discours puissamment offensif les conditions exorbitantes de son équilibre : la façon dont les petits éditeurs, après les libraires, font les frais des restructurations successives ; ou le modèle économique d’industries construites sur l’externalisation quasi-totale du travail des auteurs, renvoyant la charge de leur rémunération aux aléas de succès commerciaux. Entraînées dans ce mouvement, les bibliothèques risquent de se trouver prises en ciseau entre un service de plus en plus coûteux et une offre en déclin ; ou piégées dans l’alternative d’un alourdissement des charges de leurs collectivités ou d’une hausse des contributions individuelles, en plus des contributions indirectes que sont les impôts. Au risque de voir se développer chez leurs usagers le sentiment qu’elles ouvrent droit à un service individualisé, plutôt que le plaisir de profiter des rares espaces communs qui subsistent. On se prend alors à rêver que les bibliothécaires se mettent à résister. Ou que les usagers s’en mêlent, à l’exemple des salariés de Renault.

Notes

[1Robert Darnton, « La lecture rousseauiste et un lecteur « ordinaire » au XVIIIème siècle, in Pratiques de la lecture, dir. Roger Chartier, Petite Bibliothèque Payot, 2003, pp.194-195.

[2Michel Melot, La sagesse du bibliothécaire, L’oeil neuf, 2004, p.93.

[3Les réseaux échangistes : le livre-échange et ses émules. Matériaux pour une histoire de la lecture et des ses institutions. Société d’histoire de la lecture, 2003.

[4Hervé Le Crosnier, Les bibliothécaires et les pouvoirs, 10 janvier 2005, document publié sous licence Creative Commons : by-nc-devNations