petits arragements avec la gratuité
par Benoît Tuleu
La gratuité des services de base de la bibliothèque est inscrite dans tous les textes de référence qui servent de cadre déontologique à l’activité des bibliothèques : Charte des bibliothèques du Conseil supérieur des Bibliothèques, manifeste de l’UNESCO sur les bibliothèques publiques, etc.
La question est de savoir ce que sont le service de base, gratuit, et les services dérivés, pour lesquels une tarification est envisageable. Où place-t-on le curseur ? L’accès aux documents sur place doit naturellement être gratuit. Mais qu’en est-il de l’emprunt des livres à domicile ? Et si la gratuité s’applique au prêt des livres, pourquoi ne serait-elle pas étendue aux documents audiovisuels (CD audio, DVD) ? Que faut-il décider sur l’accès aux ressources Internet et aux cédéroms ?
Rappelons au passage une évidence : même si les bibliothèques sont gratuites, elles ont un coût, supporté par la collectivité. Les professionnels des bibliothèques, très majoritairement attachés à la gratuité totale des services, ne manquent pas de rappeler que dans une bibliothèque payante, l’usager paie deux fois : une première fois quand il paie ses impôts, une seconde fois au moment de s’acquitter de ses droits d’inscription.
Globalement, la gratuité de la plupart des services a d’ailleurs bien résisté à la demande croissante des tutelles de présenter des calculs de coûts par service : le calcul des coûts est un outil de gestion, la gratuité reste un choix politique. La tarification des services est du ressort de l’autorité politique, mais elle s’élabore dans la dialectique habituelle entre élus et fonctionnaires. L’avis des bibliothécaires pèse donc dans la décision, et tous s’accordent sur l’importance d’éviter le « paiement à l’acte » (acquittement d’un droit pour chaque document emprunté, comme dans un vidéoclub). Ce qui peut éventuellement être payant, c’est la carte annuelle qui permet forfaitairement d’emprunter les documents. Mais selon les convictions, les pratiques diffèrent dans la façon de conseiller les élus : défense pied à pied de la gratuité radicale, ou négociation selon le type de document, l’âge des lecteurs ou leur situation sociale. Ces petits arrangements avec la gratuité expliquent une grande disparité des politiques de tarification d’une bibliothèque à l’autre.
Enfin, dans certaines bibliothèques, le service payant est un choix assumé. En vertu soit d’une idée cynique selon laquelle le prix valorise le service, le vieux refrain « ce qui est gratuit n’a pas de valeur » (ce qui fait froid dans le dos sur la valeur de l’amour, de l’amitié, de la fraternité). Soit d’un pragmatisme surprenant : un élu PCF expliquait que « sa » bibliothèque serait payante tant qu’elle ne serait fréquentée que par 10% des habitants de sa ville, habitant de surcroît dans le centre-ville socialement privilégié, car il ne voyait aucune raison de faire payer des impôts locaux aux habitants défavorisés des faubourgs pour que les bourgeois du centre puissent gratuitement emprunter des livres... Retenons de cet exemple que rien ne sert de s’abriter derrière la gratuité, qui est une condition nécessaire mais pas suffisante du développement culturel ; et que la gratuité n’exonère pas d’une réflexion sur la proximité, les heures d’ouverture, la qualité des collections et des services de la bibliothèque.