the space between Poésie, cinéma, histoire. Entretien avec Susan Howe
par Omar Berrada
Ce qui suit est une version remaniée d’un entretien réalisé par téléphone, en janvier 2005, pour une émission intitulée « Les poètes et l’histoire » sur France Culture. Aristote, dans sa Poétique, opposait le travail du poète à celui de l’historien. Aujourd’hui, tout en reconnaissant la difficulté d’être à la fois historien et poète (Charles Olson), certains refusent de se satisfaire du « récit des vainqueurs » : Susan Howe inscrit les formes novatrices de son écriture dans les trous laissés béants par l’histoire officielle. Dans ses livres de poésie comme dans ses essais-poèmes, elle redonne vie à des voix perdues, oubliées, écrasées. Elle se réapproprie une tradition confisquée pour, selon le voeu de Walter Benjamin, « s’emparer du souvenir à l’instant du danger ». « Mon patois figure mon rapport à un lieu », disait Michel de Certeau décrivant l’opération historique. C’est une histoire locale, celle de la Nouvelle Angleterre, que Susan Howe remonte poétiquement, à la recherche des ruptures fondatrices. Ce voyage dans le temps est aussi un voyage entre les arts, au cours duquel l’écriture de Susan Howe révèle ses affinités formelles avec les documentaires poétiques de Harun Farocki ou de Chris Marker. C’est d’ailleurs en diffusant une lecture par John Cage de ses mésostiches écrits « à travers Finnegans Wake de James Joyce » que nous avions commencé.
Traduit de l’anglais par Omar Berrada.
« L’œuvre de Joyce est et a toujours été fondamentale dans ma vie de lectrice et d’écrivain. Lorsque j’étais adolescente, ma mère a mis en scène des passages de Finnegans Wake qu’elle avait adaptés pour le ‘Poet’s Theatre’ à Cambridge dans le Massachusetts. Donc les incroyables jeux de mots de Finnegan étaient tellement présents à la maison qu’ils ne m’ont jamais semblé étranges ou difficiles. Plus tard, j’ai pratiqué la peinture à New York dans les années 60 et 70. John Cage, dont le travail traversait les frontières entre les disciplines, avait alors une grande influence sur les artistes visuels, mais aussi les poètes, les danseurs, les musiciens. Je me souviens d’une exposition au Whitney Museum où il y avait des dessins de Cage constitués de mots et de lettres. J’ai été immédiatement attirée par l’idée que les mots pouvaient être des dessins ou qu’ils pouvaient être encadrés et accrochés à un mur. Cela semble banal aujourd’hui mais à ce moment-là son énergie, son audace, son intelligence m’ont libérée et ont fécondé mon travail de manière décisive.
Vous dites pourtant dans votre dernier livre, The Midnight, que « le mot et l’image sont essentiellement rivaux ».
Je crois que cette remarque se voulait empreinte d’ironie ou de paradoxe. Malgré leurs affinités esthétiques, Cage est d’abord un compositeur, Agnes Martin une peintre, et Joyce un maître prosateur. Ce qui m’intéresse c’est l’espace entre. Sonder cet entre-deux vous ouvre les yeux sur d’autres interdépendances dynamiques - nuances, frontières floues, seuils, ambiguïtés. William James dit que la vie est dans les transitions. Ce qui m’a toujours fascinée, c’est cet espace dans le pli entre deux pages d’un livre, ou l’espace entre un poème et le suivant dans une série. Je vois un lien entre les poèmes, et même si je ne peux contrôler ce que le lecteur perçoit, il y aun lien. Dans l’étrange contingence de la dissolution ou de la transformation il est presque invisible ; mais pas tout à fait.
Cela renvoie à votre intérêt pour les marges et les parenthèses.
Oui. C’est pour cela que j’aime beaucoup les derniers romans, préfaces et nouvelles de Henry James. Cette façon qu’il a de mettre des parenthèses partout semble imprégner jusqu’à la structure de ce sur quoi il essaie d’écrire : le non-dit, que l’écrivain doit présenter de telle manière que même non dit on puisse le repérer. Quant à mon intérêt pour les marginalia : les notations marginales dans les livres sont un autre type d’écriture. Une sorte d’écriture sans mots. Elles sont plus proches du dessin ou de la langue des signes.
En plus des notations marginales et des parenthèses comme signes typographiques, vous vous intéressez également aux marges de l’histoire, que vous décrivez comme le récit des vainqueurs.
C’est probablement parce que je suis une femme. L’histoire a toujours été ma matière préférée à l’école. Je dévorais les romans historiques et les biographies. Malheureusement, dans les années 40 et 50, cela revenait à lire des vies et des aventures d’hommes. Dans les premiers chapitres, généalogiques, c’était toujours untel fils d’untel fils d’untel avec, très rarement, une lignée maternelle si elle en valait la peine. L’Histoire appartenait aux hommes. La première fois que j’ai été passionnée par un roman, au point d’espérer qu’il ne se termine jamais, c’était Le Comte de Monte Cristo. J’avais onze ans. Ensuite, j’ai lu Les trois mousquetaires, Le vicomte de Bragelonne, La tulipe noire, puis plusieurs romans de Sir Walter Scott, des aventures marines du Capitaine Marryat, entre autres. A tel point qu’aujourd’hui mon oreille est accordée à ces longues phrases du XIXème siècle. Je les trouve apaisantes. Mais en même temps je ne peux m’empêcher d’y voir un type de langage particulier, dont les femmes sont exclues. Mon intérêt pour l’histoire est lié à une fascination pour cet espace d’indétermination où se cache une certaine énergie négative.
Vous écrivez, dans la préface à The Europe of Trusts : « si seulement je pouvais tendrement arracher au flanc obscur de l’Histoire des voix anonymes, ignorées — in-exprimées. »
J’ai toujours envie de retourner en arrière. Je ne me projette pas vraiment dans le futur. Je suis toujours ramenée plus en arrière. Parfois c’est quelque chose d’étrangement télépathique : une personne d’un autre temps qui vous appelle. J’ai écrit quelque part : « Je lui écris en silence. C’est une figure de l’autre, elle a la finesse du papier. » C’est dans les lettres et les livres que sont conservées les traces du passé. C’est pour cela que j’adore les archives et les bibliothèques.
Vous caractérisez votre travail comme une « poétique de l’absence interposée. » Peut-être pouvons-nous donner des exemples. Vous avez consacré un livre à Emily Dickinson [1], qui n’est pas une voix oubliée puisque c’est un des noms les plus connus de la poésie américaine. Mais selon vous c’est une fausse image d’elle qui a cours.
Loin de l’icône familière — une vieille fille agoraphobe vêtue de blanc transcrit incessamment sur le papier toutes les effusions qui surgissent dans son esprit — Dickinson était une lectrice passionnée qui faisait un usage très judicieux de ses lectures. Elle était également, au plan de la prosodie, une technicienne précise et exigeante. La forme de sa poésie est aussi hétérodoxe que celle de Whitman, et cette hétérodoxie inquiétait ses premiers éditeurs. Un des éléments les plus intéressants dans le travail de ces deux poètes est leur intuition que la ligne de démarcation entre prose et poésie se déplace constamment. Dickinson est aussi sobre que Whitman est extravagant. Durant les années de guerre civile, ils écrivent tous les deux comme poètes de guerre. Une des différences est que la forme de pensée de Dickinson (bien qu’elle soit fondée sur le son) est liée à l’activité physique d’écrire. Ce qui apparente son travail au dessin. Pour moi certains de ses derniers fragments sont des dessins, à la manière de Cage. Plus j’essayais de comprendre les problèmes d’édition que présentent ses manuscrits, plus je me voyais remonter le cours des histoires locales de l’ouest du Massachusetts et de la vallée du fleuve Connecticut où elle a passé sa vie. Il me semblait que la structure de ses poèmes et de ses lettres, ses coupes de fin de vers, son usage de variantes, sa ponctuation très particulière, les espaces blancs et les majuscules, les hésitations, les bégaiements et les intensités provenaient du lieu où elle avait vécu. Je sais que j’ai peut-être tort ; c’est pourquoi j’ai intitulé mon livre My Emily Dickinson. Mon modèle était Call me Ishmael, étude de Melville par le poète Charles Olson [2]. Il me semble que la structure de Call me Ishmael est proche de celle des lettres d’Emily Dickinson telles que les a éditées Thomas H. Johnson dans les années 50. Si la prose de Dickinson ressemble à celle d’Emerson et si son cadre de référence calviniste s’apparente à celui de Melville, on les retrouve aussi dans la voix d’Olson. Ses interrogations sur Melville l’ont conduit au Journal de John Winthrop (1630-1649) qui, au fur et à mesure de sa progression, d’un document privé se transforme en exposé public de la fondation de la colonie de la Baie du Massachusetts. Ou encore au Magnalia Christi Americana de Cotton Mather, livre admirable de tension, bégayant, ampoulé, baroquement bostonien.
Il y a pour vous, en littérature, quelque chose de typiquement américain dans l’hésitation, le bégaiement.
Oui, mais dans la violence aussi. Récemment j’ai lu Dispatches de Michael Herr [3], écrit pendant la guerre au Vietnam, et c’est encore la même voix. Herr se sert des douze vers de l’admirable pastorale subversive de Wallace Stevens, Anecdote of the Jar. Il n’avait pas échappé au poète que Tennessee est un nom de lieu d’origine indienne, et cela n’échappe pas non plus à Herr. Plus tard, dans un merveilleux essai, John Crowe Ransom Tennessean, Stevens écrit : « On se tourne avec quelque chose comme de la férocité vers une terre que l’on aime, à laquelle on appartient complètement, pour exiger qu’elle cède, qu’elle révèle cette chose en elle que l’on aime. C’est là une question vitale. Non pas une question qui engage les sentiments (comme cela peut-être le cas dans nos premiers poèmes), mais une question qui engage l’être tout entier (comme dans nos derniers poèmes), une question qui engage fondamentalement la vie, ou plutôt qui engage la vie fondamentale ; ainsi cet appel lancé, « O Jérusalem », devient petit à petit un appel à quelque chose de plus en plus proche, jusqu’à ce qu’enfin l’objet de l’appel soit un nom, un lieu, une chose vivants, et que dans l’appel on confesse ouvertement toutes les sécrétions amères de l’expérience. » Nous sommes un peuple violent. Stevens emploie les mots « férocité » et « vitale » en invoquant une terre natale et aimée.
« O Jérusalem. » Un cri. Malheureusement (comme on peut le voir en Irak aujourd’hui) les Américains sont toujours attachés à une idée missionnaire qui appelle à imposer un ordre sur la « wilderness », la nature sauvage. Le mot même de « wilderness » avec toutes ses couches d’attraction et de répulsion, ses couches de conflit et de beauté, de liberté et de terreur, est lié à notre hantise de n’être pas sophistiqué — d’être provincial. Mais si vous sondez les profondeurs de ce provincialisme, vous y trouverez quelque chose d’universel. Ce que fait Melville dans Moby Dick. La littérature américaine, dans ses plus grandes réussites, est à la fois féroce et bégayante, et elle touche à l’universel. Je sais que le mot « universel » est mal vu ces jours-ci, mais... il y a quelque chose, souterrainement, qui nous relie tous.
Et qui relie les États-Unis à l’Irlande... Souvent dans vos livres l’histoire irlandaise est, aux côtés de l’histoire américaine, très présente. Les raisons en sont partiellement biographiques : dans votre travail l’histoire personnelle et la « grande » histoire sont toujours étroitement mêlées.
Je suis née en 1937. Lorsqu’elle avait 25-30 ans, ma mère était venue ici passer quelques mois avec sa tante, et elle rencontra mon père, jeune avocat à l’époque. Après la guerre il devint professeur à la faculté de droit de Harvard et rédigea la biographie autorisée de Oliver Wendell Holmes Jr. Sa spécialité était le droit constitutionnel. Pour lui la constitution était sacrée. Peu de temps après ma naissance, ma mère et moi sommes retournées passer l’été à Dublin. En 1938, sur le chemin du retour, le bateau était plein de réfugiés fuyant différents pays européens. Après cela nous n’avons pu repartir pour l’Irlande avant 1947. Mon chez moi — par identification avec ma mère —, c’était l’Irlande. Mais pour mon père, qui s’engagea après Pearl Harbor et fut absent trois ans, son chez lui était le Massachusetts. L’Océan atlantique était l’obstacle entre. Ma mère, écrivain d’Irlande active sur la scène théâtrale irlandaise, avait un rapport particulièrement intense au langage. Je ne connais aucune autre langue, mais je connais bien l’anglais, et sais repérer les différences les plus infimes entre l’anglais américain, l’anglais anglais, l’irlandais américain et l’irlandais anglais. C’est là une des choses qui m’intéresse le plus dans l’histoire littéraire américaine : quand est-ce que l’anglais américain se sépare de l’anglais britannique ? Quelle est la différence ? A quel moment un type de prononciation se transforme en un autre ? Qu’est-ce que cela aurait été d’entendre parler John Winthrop ou Ann Hutchinson ? Cotton Mather, qui n’a jamais foulé le sol d’Angleterre, parlait-il comme son grand-père puritain John Cotton qui était célèbre pour ses sermons avant son exode ? Je suis fascinée par les accents. C’est mon côté anglo-irlandais, hérité de ma mère. Prenez Jonathan Swift, on l’a emmené (enlevé selon certains) d’Irlande lorsqu’il était enfant, élevé en Angleterre puis de nouveau exilé à Dublin. Cela a donné Les voyages de Gulliver. Etait-il anglais ou irlandais ? Et que dire d’Edmund Burke, un des premiers alliés des Etats-Unis dans les premières années de la Révolution ? James Joyce, James Clarence Mangan, même Bram Stoker, ces auteurs sont tous sensibles aux différences, jusque dans les phonèmes. Les lisant on fait l’expérience de leur langage, tout en ruptures et collages. Les frontières sont outrepassées. Le sens transgressé. Les subtilités abondent sous la forme de jeux de mots et d’anagrammes.
Un de vos livres traduits en français, Marginalia de Melville, a été écrit à partir des notations marginales des livres de la bibliothèque de Melville. Vous y développez en particulier l’hypothèse que le poète irlandais James Clarence Mangan (que vous venez de citer) a été l’inspiration de Melville pour le personnage de Bartleby.
Je pense vraiment que j’ai raison là-dessus. S’agissant d’influence littéraire, la traversée de l’océan peut se faire dans les deux sens. Mangan a peut-être été influencé par Poe. Leurs travaux étaient souvent comparés dans les revues littéraires du XIXème siècle, à la fois à Dublin et à Manhattan. A-t-il modelé sa vie sur celle de Poe ? C’est une question récurrente dans les études consacrées à Mangan. J’aime bien cette perplexité parce que Poe est toujours une sorte de fantôme dans la littérature américaine. Chez Hawthorne, chez Melville, même chez James. Donc Mangan a fait irruption comme un fantôme dans mon texte, et Poe pourrait bien être l’autre fantôme de Bartleby. Je vous renvoie à la préface de Marginalia de Melville pour les détails plus concrets. Pour aller vite, Bartleby est un scribe, il travaillait dans un cabinet d’avocat et semblait sans domicile. Clarence Mangan était bibliothécaire et scribe, et on a souvent dit qu’il n’avait pas de domicile. Tous les deux sont littéralement morts de faim. Melville a couvert de notations marginales son exemplaire des poèmes de Mangan, y compris l’introduction qui résume la vie de l’auteur.
Mangan était bibliothécaire. Vous passez vous-même beaucoup de temps en bibliothèque, à consulter des manuscrits. Vous vous décrivez quelque part comme un « cormoran de bibliothèque [4] », en référence à Coleridge. Mais comment vos séries de poèmes émergent-elles de ce type de travail, qui ressemble, à première vue, à un travail universitaire ?
Je trouve intéressant que tant d’auteurs de romans gothiques soient anglo-irlandais. Je me demande parfois si mon attirance pour les bibliothèques n’est pas vampirique. Comme si j’y allais pour chercher dans les livres le sang qui me maintient en vie. Pour le dire de manière moins lugubre, j’imagine parfois la bibliothèque comme une forêt. Surtout les bibliothèques universitaires, les grandes bibliothèques, celles qui possèdent des étages entiers de rayonnages (les « stacks ») où il n’y a presque personne, où dans le silence et l’obscurité vous êtes seul et libre de vagabonder. De telles bibliothèques ne m’étaient pas accessibles quand j’étais petite, ni plus tard, puisque j’ai fait une école d’art plutôt que l’université. A présent, j’ai accès à une grande bibliothèque, à Yale, et je le ressens comme un privilège incroyable. Je ne peux concevoir ni ma poésie ni mes essais critiques sans la possibilité d’errer dans les rayonnages, qui est comme la liberté d’errer dans la forêt. Le calme, la verticalité des étagères, les passages étroits qui les séparent. La poussière, la lumière voilée, l’odeur de vieux cuir, le sentiment que dans ces lieux éloignés peu de gens s’aventurent. Vous suivez l’ordre alphabétique à la recherche de quelque chose et vous trouvez encore mieux. Vous découvrez des connections mystérieuses, d’étranges coïncidences. C’est un espace télépathique, un espace de paix, ouvert au hasard. Mais — John Cage le savait bien — le hasard obéit à des lois. Il y a toujours un mélange de détermination et d’indétermination, un champ non hiérarchique organisé alphabétiquement. Une fois que vous avez trouvé quelque chose, vous devez à cette chose soit de la laisser cachée, soit de suivre les faits jusqu’au bout.
Les faits et ce que vous nommez télépathie semblent chez vous indissociables. Dans un essai sur Chris Marker [5], vous parlez de la poésie comme d’une « télépathie factuelle ».
Certains poètes sont proches de Marker par leur usage du montage et leur sensibilité aiguë au mystère temporel des phénomènes simultanés. Même si La Jetée est composé principalement d’images fixes, la concentration de l’appareil sur des tours de contrôle réelles, sur une architecture d’aéroport moderniste et utilitaire réelle, suggère une représentation non-fictionnelle de faits. Je crois que Marker cherche dans les archives de films documentaires de la même façon que je cherche dans les bibliothèques, ou que John Cage cherche dans le I ching. Marker appelle La Jetée un ciné-roman. La plupart des spectateurs appellent cela de la science fiction. Mais en un sens profond ce film et Sans soleil sont tous les deux fondés sur et hantés par des faits spécifiques des années de guerre. Par « années de guerre » j’entends la seconde guerre mondiale et la guerre froide.
A côté de cette base historique, factuelle, il y a le montage. Ce que vous disiez des bibliothèques me fait penser à un petit essai de Harun Farocki (autre réalisateur qui travaille le genre du documentaire poétique) intitulé Qu’est-ce qu’une salle de montage [6] ?
Absolument. Pour Farocki, le travail sur la table de montage, par opposition au scénario et aux plans de tournage, relève de la magie. Dans une salle de montage on se trouve « entre deux », et « chaque coupe est un travail exceptionnel — qui révèle quelque chose, et ce quelque chose tire à lui celui qui travaille ». Je ressens la même chose à propos de chaque vers dans un poème, et de chaque poème dans une série. T.S. Eliot a écrit que quels que soient la profondeur et le désintéressement des lectures d’un poète, « c’est au bout des doigts qu’elles ressortent, et dans l’action du burin, du pinceau, ou de la machine à écrire qu’elles connaissent leur accomplissement. »
Dans les années 70 et 80, je produisais et montais des émissions de poésie pour la radio WBAI à New York. WBAI dépendait du soutien de ses auditeurs. Elle était à gauche politiquement, ce qui fait que même si elle avait beaucoup d’auditeurs pendant les années Vietnam, elle recevait peu de subventions et les budgets étaient serrés. Farocki compare les salles de montage aux cabines où habitent les contremaîtres dans les usines ou sur les chantiers de construction. Les espaces où nous montions les bandes, même ceux où se passaient les enregistrements, ressemblaient à cela. On était là, penché sur l’appareil de montage, avec les bandes magnétiques, un casque, un rasoir pour couper, de l’adhésif pour coller. Bien sûr, contrairement au cinéma, on ne s’occupait que de son. Farocki dit que quand on est assis là, à manipuler et dérouler la bande, on finit par connaître le film comme on connaît une personne. C’est à la table de montage qu’on découvre cette nouvelle chose que l’on ignorait poursuivre. En montant des entretiens et des lectures de textes j’ai appris que chaque écrivain avait un tic ou des habitudes langagières particulières, une façon d’accélérer, d’hésiter. Avec sur la tête un casque rassurant, enveloppant, je percevais ces voix enregistrées comme un nouveau monde intérieur.
Notes
[1] My Emily Dickinson, North Atlantic books, 1985.
[2] Traduit en français par M. Beerblock sous le titre Appelez-moi Ishmael, Gallimard, 1962.
[3] Traduit en français par Pierre Alien sous le titre Putain de mort, Albin Michel, 1980.
[4] cf. « Submarginalia », in « Cette île est la mienne » — écrivains et poètes de Nouvelle Angleterre, Théâtre Typographique, 2004.
[5] « Triage des faits », in Deux et, trad. Bernard Rival et Bénédicte Vilgrain, Théâtre Typographique, 1998.
[6] cf. Reconnaître et poursuivre, Théâtre Typographique, 2002.