Europe mode d’emploi

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Vendredi 30 avril 2004 : « Ceux qui vivent ici savent vraiment les choses... », nous répète Boris devant la place de la Transalpine, interdite à la circulation pour cause de chantier et de préparatifs de fête : le 1er mai, dix pays, dont la Slovénie, entrent dans l’Union Européenne. La cérémonie aura lieu sur cette place où se rejoignent les villes de Gorizia, italienne, et de Nova Gorica, hier yougoslave, aujourd’hui slovène. Depuis une semaine, les télévisions italiennes et slovènes affluent. Les journaux locaux et nationaux suivent le président de la Commission européenne, Romano Prodi, qui doit conclure ici sa tournée transfrontalière par un discours. « La nouvelle Europe commence à Gorizia », « une Europe sans murs » titrent les quotidiens. Au milieu des travaux, les badauds continuent d’affluer.

Gorizia et Nova Gorica ont de quoi donner le tournis. Ce territoire, d’abord austro-hongrois, fut repris par l’Italie au terme de la première guerre mondiale, puis partagé entre l’Italie et la Yougoslavie après la seconde guerre mondiale. Le nouveau tracé de la frontière prive la partie orientale de centre urbain et administratif : Nova Gorica est alors construite de toutes pièces par les brigades de la jeunesse yougoslave [1]. Le 26 juin 1991, la Slovénie déclare son indépendance ; le lendemain, l’armée fédérale yougoslave traverse le pays pour assurer le contrôle de ses frontières extérieures. À Nova Gorica, une étrange « petite guerre » oppose la défense territoriale slovène et l’armée fédérale, préambule à la dissolution de l’État yougoslave. Quelques heures plus tard, pris entre fusillades et jets de pierre, les chars de l’armée fédérale sont immobilisés. Aux postes-frontière qui séparent Gorizia et Nova Gorica, les drapeaux slovènes remplacent définitivement la bannière de la Fédération des Républiques Socialistes de Yougoslavie. [2]

Cette histoire, c’est sans doute la place de la Transalpine qui l’incarne le mieux. Avant qu’elle ne devienne la vitrine de l’élargissement européen, une étoile rouge, placée sur le toit de la gare de Nova Gorica, la surplombait. Une barrière la traversait, et une borne indiquait d’un côté Italia, de l’autre Slovenija ; on devinait encore sous le ciment une inscription plus ancienne : Socialistiàna Federativa Republika Jugoslavia. La barrière et la borne ont disparu, remplacées par une mosaïque symbolisant l’entrée de la Slovénie dans l’Union Européenne.

Le soir du 30 avril, dans la cuisine de Boris, nous suivons à la télévision italienne la cérémonie qui se déroule sur la Transalpine. Les maires de Gorizia et Nova Gorica se congratulent ; Romano Prodi célèbre l’Europe « qui croît comme un grand arbre, dont les racines sont dans notre âme collective, et dont les branches croissent toujours plus ». De l’autre côté, dans l’angle mort des projecteurs et des caméras, à Nova Gorica une manifestation s’achève, bloquée à la frontière par la police slovène.

« Pour les gens rien ne change, au moins jusqu’en 2007 : il faudra encore montrer sa carte d’identité pour passer d’une ville à l’autre », nous dit Boris. De la fenêtre, nous regardons le bouquet final du feu d’artifice : la cérémonie de l’élargissement est terminée. Conclusion sèche et ironique de Boris : « Et voilà, c’est fini ! ».

À la place de la fête

Février 2005. La place de la Transalpine a repris son aspect de tous les jours. Le bus qui traverse Gorizia y finit de nouveau sa course, empruntant la via Carpin, déserte comme à l’habitude. Côté slovène, sur le tracé de la ligne qui reliait autrefois, à travers les Alpes, Vienne au port de Trieste, l’imposante gare de la Transalpine. Les trains arrivent et repartent vers Ljubljana. Quelques rares curieux viennent se photographier sur la mosaïque. Comme avant, tournant le dos à la place, les deux villes semblent s’ignorer.

La haie métallique qui délimitait les deux territoires nationaux est pourtant définitivement démantelée. Plus rien ne justifie le curieux manège frontalier qui s’exerce encore ici. Au milieu de la place, la frontière d’État a été « aplatie ». Seule en demeure la trace, sous la forme d’un médaillon en acier : d’un côté « Republika Slovenija », de l’autre « Italia », sous chaque nom deux dates : « 1947-2004 ». Entre ces deux mentions quasi-funéraires, un repère de cartographe en forme de trait d’union. Prolongé par une ligne de pavés partageant la place, il marque la séparation actuelle des deux États, même si elle ne semble jouer ici qu’un rôle commémoratif. Pourtant, sur quatre étranges panneaux installés après le 1er Mai sur le pourtour de la place, un mode d’emploi en forme d’avertissement, en grandes lettres et en trois langues (anglais, italien, slovène) : « State border, crossing prohibited, the circulation of pediestrans is stricly limited to the square ». Un 4x4 de la police slovène stationne sur la place ; les patrouilles italiennes se contentent, elles, de simples rondes.

Un mini-Schengen

C’est par où la frontière ? Au sol, au milieu de la place, la trace d’une frontière d’État. On peut la franchir librement. Les deux États ont théoriquement repoussé leur frontière vers l’intérieur de leur territoire pour créer par défaut une zone commune. Rien d’égalitaire pourtant : les statuts des visiteurs sont différents, selon le degré d’intégration dans l’UE de l’État d’origine. On peut les classer ainsi : « Hôte permanent » si l’on est pleinement communautaire (français, italien, etc.), « invité permanent soumis à conditions » si on est demi-citoyen européen (membre de l’UE mais pas encore dans l’espace Schengen). Ou bien « visiteur exceptionnel sous visa » si l’on vient d’un pays candidat ; ce qui est toujours mieux qu’absolument étranger.

Schengen, dont les limites sépareront la Slovénie de l’Italie jusqu’en 2007 au moins, a déjà produit ici une nouvelle frontière. De 2000 à 2001, toutes les nuits, les Goriziens ont vu passer sous leurs fenêtres des groupes d’« extra-communautaires » venus d’Iran, du Kosovo, de Serbie, de Macédoine, de Bosnie, d’Irak, de Turquie. Au petit matin on retrouvait, au milieu des bosquets, sur la route, des bagages abandonnés à la hâte. Une frontière entre l’Europe et le reste du monde en quelque sorte, la Slovénie étant devenue l’une des portes d’entrée vers la zone Schengen. En réponse à ce « flux », les administrations slovène et italienne mettent en place de nouvelles mesures de surveillance, comme ces patrouilles mixtes italo-slovènes qui surveillent toujours les abords des deux pays.

Ici, il y a autant de manières d’exister qu’il y en a dans l’espace Schengen et à ses marges, partout où la construction européenne interfère. Sur la place comme aux postes-frontière limitrophes, San Gabriel et Salkan, prévaut la distinction entre communautaire et non-communautaire, même si elle est gommée par la forme commémorative de la place. Hypothèse : un mini-Schengen a vu le jour sur 200 m2, et toutes les nouvelles déterminations de la frontière produites par l’élargissement de l’UE sont ici repérables, de sorte que l’on pourrait décrire et enseigner les règles et la nature de l’espace Schengen à partir de la Transalpine.

Attention frontières d’États

« Ensemble en Europe » dit en slovène et en italien une plaque métallique posée à une extrémité de la place. « Frontière d’états. Limite infranchissable », disent en slovène, italien et anglais les panneaux plantés aux quatre coins. Ornés des trois drapeaux slovène, italien et européen, ils avertissent : « Vous êtes ici », « Espace de libre circulation », « Frontière d’états ». Sur les panneaux, un plan de la place : il est permis de circuler dans la partie indiquée en jaune, pas au-delà. On peut bien sûr faire demi-tour jusqu’aux postes-frontière voisins, à 200 mètres de là ; mais à condition d’être citoyen d’un pays de l’UE, sinon c’est quatre kilomètres plus loin qu’il faudra se rendre, au poste international Casa Rossa. Venant d’Italie on ne peut pas, sauf en s’arrangeant avec les policiers slovènes, pénétrer dans le bar de la gare. Il n’y a pourtant pas de mur, seules les marches d’entrée de la gare matérialisent la frontière. L’arbitraire prévaut : passeport français à l’appui, on peut franchir les limites de la place en demandant à accéder au bar de la gare slovène — dont la terrasse est en zone autorisée —, et l’entrée en Slovénie se fait par le petit couloir reliant la terrasse au bar. Le lendemain, même demande : cette fois-ci le policier slovène renvoie aux postes-frontière. Il y a frontière parce qu’un corps administratif surveille, prescrit les règles d’un espace qu’il contrôle, au-delà de la visibilité de frontières linéaires.

Superposition de frontières

Deux types de frontières s’entremêlent sur la Transalpine. Celle, officielle, rappelée au sol par une ligne de pavés : la délimitation territoriale de deux États Nations. Celle que les deux États ont repoussée à l’intérieur de leur territoire pour garantir la libre circulation sur la place. Si l’argument de frontières d’États s’affiche d’abord sur le panneau (« State border »), les limites italienne et slovène de la place sont en fait communes, comme le suggèrent le règlement et le plan du panneau : « Circulation limitée strictement à l’intérieur de la place ». À ses bords, la frontière retrouve pourtant son rôle classique de barrière fermée entre deux États, d’autant que la place de la Transalpine n’est pas un poste-frontière. Si vous entrez sur la place par la Slovénie, c’est par la Slovénie que vous devrez en ressortir ;idem si vous venez d’Italie. Même si la Slovénie ne fait pas encore partie de l’espace Schengen, elle en éprouve le fonctionnement général, à échelle pédestre, sur cet espace ouvert. Elle en a reçu ici un échantillon, et en applique déjà les règles envers les pays de l’ancienne Fédération yougoslave. Ironie de la construction européenne : elle repose sur les frontières et les administrations nationales pour déployer ses « branches ». L’effacement tout relatif de la frontière sur la Transalpine a en effet un contrechamp plus au sud, en termes de « fortifications » et de politiques de visas. À travers l’administration nationale slovène, l’Union Européenne négocie les conditions d’entrée et de circulation sur son territoire à partir de ses marges. Le policier slovène en poste sur la Transalpine le confirme volontiers : « Quand nous arrivons à prouver leur provenance, nous renvoyons les personnes interceptées à nos frontières. Notre seul problème, c’est qu’il nous faudra attendre 2007 pour le système informatique d’identification de ceux qui nous demandent l’asile. » La place de la Transalpine nous relie à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe. Archive de l’histoire européenne, elle rappelle aussi les espaces et les statuts différenciés qui se combinent sur le continent : peut-être est-ce là sa véritable nature de symbole.

Élargissement ?

Le vendredi soir, des anciens du No border social forum [3] se retrouvent sur la terrasse du café de la gare. Les boissons sont servies en Slovénie, à l’intérieur du bar, toujours inaccessible aux visiteurs arrivés par la via Carpin. Ils viennent discuter des paradoxes de ce territoire, titiller son curieux règlement, tandis que l’absence d’un véritable espace de circulation commun sépare toujours Gorizia et Nova Gorica. Ils sont peut-être héritiers d’une histoire gorizienne devenue légende, la domenica delle scope (le dimanche des fétus de paille).

Nous sommes le 13 août 1950. Aucun accord sur la frontière entre l’Italie et la Yougoslavie n’est encore signé, les alliés se partagent toujours les zones tampons entre l’Italie et la Yougoslavie. Au matin, la simple corde qui tient lieu de limite entre les deux États au poste-frontière de Casa Rossa cède devant « une multitude de yougoslaves », comme le relate la presse nationaliste italienne. Les « affamés » entrent à Gorizia, non pour des embrassades mais pour réclamer tout : la liberté de circulation des personnes et des marchandises. Ce qui manque le plus, du côté yougoslave, c’est la paille ; à Gorizia, ce dimanche d’août, les commerçants ouvrent, exceptionnellement. Les bras chargés de paille, les « affamés » rentrent en Yougoslavie, après avoir ré-institué momentanément la continuité de ce territoire. [4]

Aujourd’hui il reste deux ans avant l’ouverture de cette étrange zone-frontière qu’est devenue la Transalpine, deux ans pour, le vendredi soir à la terrasse du café, donner suite à la domenica delle scope. Au sud, de Zagreb à Skopje, les effractions sont soumises à un temps indéfini : pays candidats, en négociation, en reconstruction, en attente ; à des titres différents aux prises avec l’institution européenne, ses frontières, son élargissement.

Portfolio

  • La place de la Transalpine
  • Schéma de la place de la Transalpine

Notes

[1En 1947, les puissances victorieuses signent le Traité de Paris. L’Italie doit céder l’Istrie et Zara à la Yougoslavie. Le traité définit ce qui deviendra la frontière entre l’Italie et la Yougoslavie à Gorizia, même si « jusqu’à ce que les bornes frontières ne soient posées, les habitants étaient habitués à déplacer les piquets pour récupérer une parcelle de terre d’un côté comme de l’autre de la frontière. » (Bozo Repe, « confine aperti e stile di vita in Slovénia dopo la seconda guerra mondiale », Qualestoria, n°1, juin 1999).

[2Pour une chronique de la fin de la Fédération yougoslave et de la « petite guerre de Slovénie » : Paul Garde, Vie et mort de la Yougoslavie, Fayard, 1992.

[3Le collectif No border social forum est né en 2001 pour réagir aux campagnes xénophobes à Gorizia suite à l’arrivée de nombreux migrants. Il a organisé des journées d’informations sur les nouvelles lois d’immigration, ainsi qu’un défilé transfrontalier entre Gorizia et Nova Gorica qui s’était conclu de manière festive sur la place de la Transalpine.

[4En 1955, une fois conclu le litige autour de leur ambitions respectives sur Trieste, l’Italie et la Yougoslavie signent un accord relatif à la circulation dans leurs zones frontalières, le premier de ce type entre des pays des deux blocs. Le droit de franchir la frontière est alors étendu aux habitants vivant dans une aire frontalière de 10 kilomètres. Comme le raconte Bozo Repe, le passage de la frontière « devint alors un phénomène de masse », confirmé par la signature du Traité d’Osimo en 1975 (op. cit).