les plis de la frontière entretien avec Enrica Rigo

En quoi le récent élargissement à l’Est de l’Union Européenne offre-t-il un laboratoire privilégié pour observer les transformations juridiques et territoriales en cours en Europe ?

L’élargissement a d’abord été un laboratoire pour le développement des politiques européennes d’immigration. Depuis le début des années 1990, avec les accords de Schengen et la convention de Dublin, les pays limitrophes de l’Europe à l’Est sont devenus des éléments actifs dans la gestion des frontières européennes, par exemple avec la qualification de « pays tiers sûrs » pour les politiques d’asile. Il y a aussi la valeur symbolique de la frontière orientale, qui a toujours marqué l’idée d’une Europe inachevée et donc d’une Europe coupée. De ce point de vue, les termes d’élargissement ou d’européanisation ne sont absolument pas neutres. Ils donnent l’idée non de deux espaces qui se conjuguent, mais au contraire d’une Europe qui veut s’achever sur une autre, l’Europe orientale, toujours considérée comme en retard. En même temps, il y a l’idée que l’« Europe », en tant que projet politique et territorial, resterait, au regard d’une culture européenne commune, inachevée sans sa partie orientale. Même de ce point de vue, l’idée d’un dépassement de l’identité nationale à travers l’élargissement est fausse, on le voit bien dans la matérialité de l’Europe : l’élargissement n’est pas advenu sur un espace lisse, un espace qui, depuis la chute du Mur en 1989, se serait libéré des cartographies étatiques. On a demandé à ces pays de se « faire État » avant d’entrer dans l’Europe, selon l’idée qu’on ne peut pas devenir européen si on ne passe pas par un processus d’identification nationale. C’est précisément ce qu’il faut percevoir dans le processus d’« élargissement » ou d’« européanisation », où la construction, la reconstruction et la consolidation des frontières nationales jouent un rôle décisif. Comment interpréter, sinon, la nécessité pour les pays candidats de modifier toutes leurs lois en matière d’immigration et de reconstruire des frontières plus stables que celles issues de la transition post-communiste ? C’est un élément fondamental pour comprendre en quoi l’Europe ne dépasse pas sa tradition du dix-neuvième siècle. En réalité, elle ne sort pas de la modernité par un processus d’intégration supranationale, mais elle l’emporte complètement avec elle. L’expérience de l’élargissement en est un exemple paradigmatique.

L’entrée d’un pays comme la Slovénie dans l’Union Européenne illustre bien cette ambiguïté de l’élargissement, avec une perte de droits pour de nombreux citoyens de l’ex-Yougoslavie vivant sur le sol slovène, mais aussi le renforcement du contrôle de ses frontières.

Ce processus a touché presque tous les pays issus de la transition post-communiste. C’est plus évident là où il y a eu de véritables re-créations d’identités étatiques, dans les pays de l’ex-Yougoslavie, mais c’est aussi évident pour la Pologne ou la Hongrie. Dans ce processus, il y a une superposition de niveaux : d’un côté une Europe qui a exigé le renforcement de ses propres frontières extérieures (et donc aussi nationales), de l’autre une Europe orientale qui a toujours été caractérisée par des frontières très mobiles. C’est le cas de la Slovénie et d’autres États où vivent en dehors de leurs propres frontières ce qu’ils appellent des « minorités nationales » [1]. Par exemple, en Hongrie mais aussi en Pologne, des lois ont attribué des statuts de semi-citoyenneté ou des statuts privilégiés aux minorités vivant de l’autre côté des frontières. Ces lois ont été âprement critiquées par les élites libérales européennes, parce qu’elles renvoient à un principe national, au jus sanguinis, comme critère d’attribution de droits, et seraient donc contraires à l’esprit universaliste censé guider l’Europe. Mais ce n’était sans doute pas la seule contradiction gênante. En réalité, la raison première de ce type de mesures réside dans la volonté de remédier à l’une des conséquences de l’adhésion de nouveaux pays à l’Union européenne : la fermeture et le renforcement des nouvelles frontières orientales de l’Europe. Ces lois ont d’ailleurs produit des résultats paradoxaux. En Roumanie, par exemple, on a dénoncé le fait que beaucoup de Roumains se faisaient passer pour Hongrois pour avoir cette semi-citoyenneté hongroise, qui leur aurait ensuite permis un accès plus facile à l’Europe élargie. Autrement dit, il faut moins voir dans ce type de phénomènes une quelconque identification à des éléments nationalistes qu’une revendication de liberté qui, en Europe de l’Est après la chute du Mur, a été une promesse vraiment éphémère. Autre exemple significatif : interviewant une syndicaliste polonaise, je lui ai demandé pourquoi l’immigration ukrainienne, par exemple à Naples, avait autant augmenté ces dernières années, alors que l’immigration polonaise était restée stable, voire avait diminué. Elle m’a répondu : « Tu sais, avant ils allaient en Pologne, mais la Pologne a fermé les frontières et ils ont compris qu’on pouvait venir en Italie... » Ce type de réponse, qui semble banal, montre bien que les stratégies institutionnelles ont à composer avec des comportements qui, par leur subjectivité, sont positivement imprévisibles. Pour reprendre l’exemple de l’immigration ukrainienne l’objectif n’était pas d’indiquer aux migrants un autre chemin vers l’Europe occidentale. Autrement dit, le fait que les frontières se décomposent et se recomposent continuellement doit s’entendre de deux façons : ce n’est pas seulement le résultat de stratégies institutionnelles, mais aussi celui d’une renégociation continue. Il y a un lieu qui m’a beaucoup impressionnée : le stade de Varsovie (qui n’a d’ailleurs jamais été utilisé comme stade), énorme marché en plein air au centre de la ville, est pleinement la métaphore d’une frontière. Il y a des Ukrainiens et des Biélorusses venus faire du commerce transfrontalier lors de brefs voyages de quelques jours, mais aussi des Africains qui vendent exactement la même chose que sur les marchés de Naples. C’est cela, « l’Europe, pays de frontières » dont parle Etienne Balibar [2], parce que ce sont justement les migrants eux-mêmes qui décomposent et recomposent différemment les frontières à l’intérieur de l’Europe. Ce ne sont pas seulement des frontières au sens métaphorique : dans ces lieux se reflètent aussi bien les frontières extérieures de l’Europe que la matérialité, la brutalité et la violence de ses frontières intérieures. Le marché de Varsovie est l’une des zones les plus patrouillées quotidiennement par la police des frontières : autrement dit, celle-ci n’a plus son quartier général sur un poste-frontière mais au centre de Varsovie, qui apparaît ainsi comme une frontière, au même titre que les centres de détention pour étrangers qu’on trouve partout en Europe.

Cela signifie-t-il que la notion de frontière devient inadéquate pour penser un espace comme celui de Schengen ?

Il faut donner une autre définition de la frontière que celle du sens commun : la fonction de la frontière n’est pas tant de tenir les intrus à l’écart que d’assigner les individus à des espaces politiques, sociaux et juridiques diversifiés. La frontière ne doit plus être considérée comme une ligne géopolitique de répartition, mais comme cet instrument qui régule le flux et les mouvements des personnes et qui, par nature, est donc portée à se déplacer et à suivre ces mêmes mouvements [3]. On le voit bien avec l’élargissement : les transformations des législations nationales des États membres en matière d’immigration ne sont pas le fait du hasard ou de choix politiques contingents, mais replacent l’étranger dans une position différenciée au sein du cadre juridique européen. Les frontières de Schengen sont en réalité des frontières virtuelles, dans la mesure où il s’agit d’un système de contrôle diffus : les individus sont contrôlés bien avant les frontières géographiques, par exemple lors de la demande de visa ou de l’embarquement sur un ferry. La frontière de chaque État devient en réalité la frontière des 15 pays, qui en 2007 sera celle des 25 pays. C’est ce qui se passe aux frontières externes de l’Europe, quand un migrant est refoulé parce qu’il représente une menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale de l’un des États membres. C’est ce qui se passe aussi aux frontières internes : pour peu qu’il y ait reconnaissance réciproque des décisions sur les expulsions et identification dans le Système d’information Schengen, être expulsé de l’un des pays européens c’est être expulsé des 25. Être « clandestin » dans un des pays de l’Union Européenne, c’est comme avoir traversé les frontières de tous les autres, et, prisonnier de sa propre condition, être automatiquement clandestin dans les 24 autres pays.

Comment faut-il alors percevoir ce nouvel espace qui est en train de se constituer ?

C’est un espace de circulation, mais surtout un espace de gouvernement de la circulation, non pas de libre circulation, mais de gestion de la circulation : assurer, garantir mais aussi gérer la circulation des personnes, en plus de celle des biens. La particularité de l’espace européen, par rapport aux territoires nationaux, c’est d’être un espace dédié à ceux qui circulent. L’objectif de la libre circulation des travailleurs étrangers est donc un objectif tout aussi fondamental que la circulation des citoyens. Mais il ne faut pas se laisser berner par le mot « liberté », car, en réalité, ce qui est à l’oeuvre en Europe c’est le monopole de la circulation légitime, comme c’était le cas à l’intérieur des territoires nationaux. Pour gouverner un tel espace, il est désormais moins important d’en définir les frontières, ou les délimitations territoriales, que de le positionner parmi d’autres espaces de circulation. Vis-à-vis des pays d’Europe de l’Est, l’Union Européenne s’est donc mise dans une position instable, qui implique une prise de pouvoir progressive sur ces nouveaux espaces à gouverner. Cela se reflète en termes de droits : les citoyens « non actifs » des pays récemment entrés peuvent circuler, mais ceux qui veulent exercer une activité économique doivent obtenir une autorisation de travail. Quant aux citoyens des pays candidats, ils restent en grande majorité soumis à l’obligation de visa pour travailler. La hiérarchisation subsiste donc entre différents statuts. L’Europe ne suit pas un développement téléologique vers une situation d’égalité des droits, à l’instar de ce qui définissait classiquement la citoyenneté nationale. C’est important, car on regarde habituellement les migrants comme s’ils se trouvaient dans une condition de transit par rapport à un point d’arrivée qui serait celui de la citoyenneté, d’un travail stable, etc., dans le passage d’un dehors vers le dedans. En dépit de l’efficacité politique des instruments de pouvoir dont l’Union Européenne s’est dotée, des rhétoriques de l’« Europe forteresse » ou de la lutte contre l’immigration clandestine, l’enjeu n’est déjà plus de gouverner un dedans et un dehors, mais de gouverner une circulation qui traverse des espaces différents de celui qui est identifié et défini comme l’espace de la « libre circulation » européenne. Même dans les rhétoriques officielles, l’institution frontalière n’est plus vue comme une ligne défensive, ses fonctions changent et se restructurent en fonction des stratégies mises en actes par les migrations. Il est important de ne plus voir seulement les migrants en situation de transit, pour les considérer au contraire comme les citoyens par excellence de cette Europe. S’ils sont les premiers soumis aux instruments et dispositifs de pouvoir par lesquels l’Union Européenne gouverne son espace, ils sont aussi ceux qui, en tant que sujets actifs, défient continuellement ces instruments.


repères

Accords de Schengen aux dates des 14 juin 1985 et 19 juin 1990, ils ont été signés par quinze États européens. Ils sont destinés à « supprimer les contrôles aux frontières communes et à les transférer à leurs frontières externes ». La préoccupation initiale de ces accords était de faciliter le transport des marchandises en levant les contrôles douaniers aux frontières. Mais cette ouverture des frontières fut très vite contrebalancée par un renforcement des contrôles à l’égard des étrangers. Ont alors été mis en place une politique commune de visas et un fichier relatif aux « indésirables » : le Système d’Information Schengen (SIS). Les dix nouveaux pays entrés dans l’UE en 2004 ont été soumis à une période transitoire de trois ans minimum afin d’intégrer les acquis Schengen : pour bénéficier de la liberté de circulation des ressortissants communautaires, ils doivent auparavant renforcer les contrôles à leurs frontières externes.

Convention de Dublin ce texte du 15 juin 1990 relatif à la détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres des Communautés européennes, a remplacé, depuis son entrée en vigueur en 1997, le chapitre de la Convention Schengen qui concernait les règles relatives à l’asile. La Convention de Dublin détermine l’État qui, par son action, aura pris la plus grande part de responsabilité dans l’arrivée du demandeur d’asile dans l’UE et qui sera, à ce titre, soumis à un certain nombre d’obligations, notamment celle d’examiner sa demande. Cette responsabilité unique d’un État a pour conséquence immédiate qu’un demandeur d’asile dont la demande a été rejetée par un État membre de l’Union ne peut ensuite l’adresser à un autre État membre.

Pays tiers sûrs selon la loi du 10 décembre 2003 modifiant la loi du 25 juillet 1952 relative à l’asile et la proposition de directive de l’Union Européenne relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié, une demande d’asile sera considérée comme « manifestement infondée » si le demandeur dispose de la nationalité d’un pays considéré « sûr ». Un pays est considéré comme tel s’il respecte « les principes de la liberté, de la démocratie et de l’État de droit, ainsi que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ». L’OFPRA, organisme en charge d’examiner les demandes d’asile en France, sans attendre l’établissement d’une liste commune, a déjà déterminé les pays qu’il considère comme « sûrs ».

Post-scriptum

Retranscription et traduction de l’entretien par Giuliana Visco et Anaïs Bokobza.

Enrica Rigo est juriste. Elle est membre du Tavolo migranti dei social forum italiani.

Notes

[1La Slovénie reconnait l’existence juridique de minorités croates, hongroises et italiennes. De même, sur le territoire italien frontalier de la Slovénie, entre Gorizia et Trieste en particulier, il existe une minorité nationale slovène.

[2Étienne Balibar, Europe, Constitution, Frontière, Éditions du Passant, 2005.

[3Enrica Rigo, « Aux frontières de l’Europe. Citoyennetés postcoloniales dans l’Europe élargie », Multitudes n°19, hiver 2004.