écriture et points d’arrêt / 3
Élargissement de l’espace
par François Rosset
Pour écrire, un point fixe est requis, même les « écrivains voyageurs » sont obligés de l’admettre. La chose très précieuse qu’il s’agit d’acquérir est ce petit carré d’espace dans lequel on se coule, et qui agit sur nous comme un vase d’expansion. Ce lieu a la vertu d’être très familier à l’écorce extérieure de l’esprit, celle qui le plus facilement est distraite, absorbée par le décor, qui cause à la pensée la souffrance de n’être pas penchée sur soi-même. Or, pour écrire, l’invisibilité du monde physique est demandée, l’entrée dans l’immatériel. Le lieu où l’on travaille est ce marchepied. Il dissout la prégnance d’ici-bas ; les objets, usés d’être tellement vus, n’accrochent pas, ne chatoient plus ; l’habitude les a dé-substantifiés ; en leur compagnie, le système nerveux est déjà autre part, car ils lui renvoient seulement la mémoire d’instants où la pensée a pu se sonder, que cela ait été dans des instants de sécheresse ou de fécondité. Il faut fabriquer ce lieu où écrire devient atavique. Cette pièce aux dimensions particulières, dans laquelle, comme à l’intérieur des maisons de Lovecraft, les murs ne sont pas à angle droit, de sorte qu’ils ménagent aux angles où ils se touchent des trous, des renfoncements ombreux qui ouvrent sur le dehors, cette pièce il faut la sécréter. C’est à force d’assiduité que la présence matérielle finit par équivaloir à la présence spirituelle, et que les choses n’ont plus d’autre pouvoir que de nous indiquer où nous en sommes du débat intérieur — d’être des gradients, lorsque la vue se pose sur elles, de la profondeur mentale à laquelle on se trouve. On peut rire de ces rituels qui précèdent souvent le passage au geste d’écrire, comme d’un maniérisme de mauvais danseur qui s’échauffe, c’est pourtant un acte violent dont il s’agit : drainer l’espace physique, attirer à soi les pans de l’esprit qui s’évadent — eux aussi sont des « membres d’Osiris » qu’il faut rassembler. Parfois, dans le demi-sommeil, des phrases jaillissent, et cette carmagnole nous semble plus heureuse que tout ce que nous avons écrit depuis des jours.
Aussi bien une idée peut venir en marchant, une révélation peut se faire alors que l’on se trouve « à l’extérieur », voire en présence d’êtres humains (qui nous apparaissent alors en tant qu’indices, manifestations accidentelles d’une révélation plus vaste que leur personne ; en une fraction de seconde, ils se dévêtent et se revêtent d’un équipage qui ne leur appartient pas). Mais une traîne d’idées, une articulation d’objets créés, des significations qui tiennent le coup, à distance les unes des autres, cela ne s’obtient pas « en plein vent ». Il faut relire afin de poursuivre, la phrase naît aussi de celles qui la précèdent, et les coupes et les « blancs » imposent leur nécessité parce que l’on est en possession du développement, parce que la courbe se dessine sur la plaque mentale. À cette fin, il faut le lieu, l’immersion dans le lieu. Il faut une place qui confine à tant de neutralité que l’on peut s’y lever, se rasseoir sans rien interrompre. Où l’on se trouve dans la situation de l’ogre dont le corps a épousé le volume de la chambre, à force d’ingérer un air vicié par toutes les pensées qui ici nous sont venues. Où les gestes sont des gestes mentaux, où l’esprit imprègne tout, autant les messages issus de l’organisme qui nous supporte que le bruit de l’eau dans les canalisations.
Ce carré : le lieu où l’on possède et où l’on est possédé est pour certains une évidence au bout de quelques heures ; pour d’autres, il est obtenu au prix d’une acclimatation douloureuse dont les symptômes sont : démangeaisons, abattement, irritabilité, évidence du vide intérieur (puis répulsion qu’engendre la perspective de déménager). Ce contraste révèle deux races de systèmes nerveux immensément dissemblables ; l’un a cette faculté de coaptation qui littéralement le jette dans l’espace, et la phrase assèche le monde à l’instant où elle naît. (Il s’agit là d’écrivains tels que Kerouac, qui trouvent également leur lieu au sein d’états d’extrême fatigue, de courbature grand ouverte). L’autre doit s’en remettre au processus, dissoudre et puis recomposer l’espace, c’est-à-dire l’attirer à soi plutôt que de se dévider en lui. Souvent, les systèmes nerveux de la seconde espèce envient ceux de la première. « Tout est trop coûteux ! Rien ne m’est offert jamais ! Deux heures de vide avant d’assembler cinquante mots ! Je suis de nulle part ! » Il y a ce malheur-à-moi d’enfant disparu qui est audible alors... Évidemment, il ne faut pas songer à cela. Il faut aimer ceux de l’autre bord et puis gratter ses propres plaies, au lieu-dit. Ce point de l’espace que l’on quitte suffisamment souvent pour ne point être en position de lui adresser des reproches. Un jour, il faudra parler d’« écriture & divertissement ».