éditorial
d’Allemagne
par Fabien Jobard
L’arithmétique électorale allemande est déroutante : on ne sait jamais combien de députés seront envoyés au Bundestag. Une alchimie complexe de la représentation politique se couche à chaque scrutin sur les tables de calculs. Elle conjure deux écueils : la trop forte personnalisation du lien entre le représenté et le représentant suggère le plébiscite (mauvais souvenir), mais une trop forte part de propor-tionnelle convoque le rappel de majorités trop instables (le même mauvais souvenir).
Ce curieux et exemplaire mélange de défiance et d’assen-timent à l’égard de la représentation politique est inscrit à même la pierre de l’édifice parlementaire. Les députés allemands pénètreront bientôt sous le massif fronton du Reichstag, où est inscrit, en lettres de métal, « Dem deutschen Volke », « Au peuple allemand ». Mais de leurs bureaux, leurs regards seront attirés par de hautes lettres de néon, scellées au sol : « Der Bevölkerung », « À la population ». Du frontispice aux fondations, la question qui sourd du mode de scrutin se trouve désormais radicalisée : qui est le mandant des députés élus le 18 septembre ? Le peuple ? La population ?
Hans Haacke, l’auteur des lettres de néon, voulut « confronter » peuple et population. Das Volk : l’ensemble clos défini par le sang et consacré par le droit. Die Bevölkerung : l’ensemble hétéroclite défini par le fait et par le sol, le fait d’être là et le droit du sol. Le projet fut adopté le 5 avril 2000 par 260 voix contre 258. Le peuple, de droite ; la population, de gauche ? La phrase de Brecht inspira le projet de Haacke (« Qui, aujourd’hui, au lieu de « peuple » dit « population », celui-là au moins ne se prête pas à nombre de mensonges »). « Aujourd’hui », dit Brecht ; c’est-à-dire en 1935. Pourtant, lorsque « Dem deutschen Volke » fut portée au fronton du monumental bâtiment, vingt ans auparavant, ce fut contre l’oppo-sition tenace de Guillaume II : le Volk était pour le SPD d’alors le peuple de 1789, le « peuple souverain », « émancipé du souverain », dira Norbert Lammert (CDU) lors du débat parlementaire de 2000. Et c’est aussi le « Volk » qui « reconnaît », aux termes de la Loi fondamentale de 1949, « la dignité humaine intangible » : premier des droits fondamentaux, devenu l’article premier du Traité sur la Constitution européenne. Opposer « peuple » et « population », n’est-ce pas en toute brutalité refaire du peuple la communauté de sang dont rêvaient les Nazis ?
Reprenons : le peuple, de gauche ; la population, de droite ? La foule renversant la bureaucratie à l’Est à l’automne 1989 scandait « Wir sind das Volk » pour se revendiquer peuple constituant. Aurait-elle clamé « Nous sommes la population » ? Les manifestations organisées en 2004 dans toute l’Allemagne contre le plan libéral de Schröder, le plan Hartz-IV, disaient à leur tour : « Gegen Hartz Vier, Ein Volk sind wir » (« Contre Hartz-IV, nous sommes un peuple »). La population, tout au contraire, c’est le souci de la reproduction et de la conservation, le « contraire de la dépopulation », disait Foucault. Or la dépopulation ne relève pas de la seule obsession des natalistes. Des leaders de la CDU avaient combattu le plan de quotas d’immigration engagé par Gerhard Schröder en 1999, avec le slogan « Kinder statt Inder », « des enfants plutôt que des [informaticiens] indiens ». Mais la direction fédérale de la CDU avait mis un terme à cette campagne. Le spectre de la dénatalité se trouva rappelé sans fard par l’épouse de Schröder durant la dernière campagne (Angela Merkel, dépourvue d’enfants, « coupable du manque d’enfants »), tandis qu’Otto Schilly, ministre SPD de l’Intérieur, énonçait doctement que « le renoncement aux enfants est un renoncement à la vie ». Résonnent là tant la dénatalité que la perspective de voir en quelques décennies une population allemande formée d’un quart, voire d’une moitié de migrants, en provenance de Turquie ou de Pologne. Spectre convoqué par Oskar Lafontaine parlant de « Fremdarbeiter » : moins « travailleurs étrangers » que travailleurs étranges, corps étrangers, inassimilables.
Peuple et population enserrent les débats parlementaires de la mandature qui s’ouvre. En 2000, le projet de Haacke fut aussi bien approuvé par des députés verts que par des députés CDU ou SPD. Cela signifie aussi qu’il fut tout autant rejeté par les mêmes. Un député SPD soulignait alors que le Traité d’Amsterdam rendait les débats caducs : la citoyenneté allemande y est indissociable de la citoyenneté européenne. Face au nombre et à l’histoire, en somme, le jus soli europeanum.
Samedi 17 septembre 2005