Vacarme 12 / processus

les amis sans visage de Tsai Ming-Liang

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En 1995, Tsai Ming-Liang a réalisé un documentaire sur le sida, My New Friends. « L’initiative en revient à un producteur qui avait lancé une série sur le regard porté, dans différents pays, sur les malades du sida. Il a passé commande à cinq réalisateurs, et j’ai été chargé de Taïwan. » [1] Le film n’a jamais été montré en France.

D’abord, surmonter une courte irritation. Deux gays de Taiwan racontent leur séropositivité. On ne verra jamais leur tête, mais des mains, une nuque, un dos, des lèvres parfois, des cuisses que l’on devine perdues dans un pantalon trop large. On sait que Taipei n’est pas Paris et que le film date de 1995. Mais on reconnaît ces images sans visage. On s’est battu contre elles il y a plus de dix ans, ici, quand on a compris que la visibilité des malades était un enjeu politique, et qu’il fallait sortir le sida de la honte entretenue par ces reportages où l’on maquillait les voix et masquait le regard. À l’époque, on ne parlait librement du sida qu’à condition que le malade reste invisible. Dans le documentaire de Tsai Ming-Liang aussi, c’est parfois comme si l’image entamait le propos.

En même temps, elle le souligne. Car ce handicap est l’un des sujets du film. Chez les deux hommes, sans cesse, des histoires de faux semblant ou de mensonge par omission. Celui-ci n’a rien dit à ses parents, ni de sa maladie ni de son homosexualité, mais craint par dessus tout de souffrir dans la solitude. Celui-là a fait l’amour avec son ami pendant un an sans jamais prendre de précaution, « parce ç’aurait été montrer que je lui cachais quelque chose [2].

Tsai Ming-Liang : « Mon producteur voulait éviter la confusion entre le sida et l’homosexualité. Il m’a donc demandé de ne filmer que des malades hétérosexuels. J’ai réfléchi, et j’ai compris que je devais faire exactement le contraire »[1]. Le contraire, en effet, ces vies où le risque du sida est intimement lié à la clandestinité forcée de l’homosexualité dans la Chine taiwanaise, ces récits où la maladie semble bêtement accessoire en regard du tabou de la sexualité. Tsai Ming-Liang raconte qu’à l’époque de la préparation du film, tous ceux qu’il a rencontrés craignaient d’y participer : « J’avais un ami coiffeur qui faisait partie d’une petite communauté gay. Un jour, tout le monde se retrouve au salon de coiffure. On débat de la question de savoir si je peux filmer cet ami. On me demande alors d’aller aux toilettes pendant le vote. Quand j’en ressors, ils me disent : non. Je leur propose de retourner aux toilettes ; ils délibèrent à nouveau et renouvellent leur refus » [1]. Un autre homme, dont le témoignage n’a pas été retenu au montage pour satisfaire aux contraintes de durée, a porté pendant le tournage des vêtements qui n’étaient pas son style, et que Tsai Ming-Liang a dû brûler immédiatement après.

Rendre le visage

Que montrer quand le visage est interdit ? La solution de Tsai Ming-Liang va à l’encontre de celle que retiennent en général les psy-show télévisés. Il compense ce déficit en payant de sa personne : peu de plans où il n’est à l’écran. Le voilà qui bouge, change de place, fume comme un sapeur, propose du thé. C’est une présence hésitante et maladroite, à mille lieues de la froide aisance ou de l’affectation de compassion des professionnels du genre. Dans leur regard, on ne voit que la caméra. Dans celui de Tsai Ming-Liang, on devine le visage absent de ses interlocuteurs. Le cinéaste respecte l’anonymat, mais restitue leur intégrité parce que son regard les engage. Avec le premier, il est d’une allègre convivialité ; avec le second, d’une timidité affectueuse. Un moment, il demande s’il peut mettre son pied nu sur le lit où l’autre est assis. Il dit en riant : « Ils sont propres » [2]. Et le pied du cinéaste vient se caler entre les jambes de son interlocuteur. « Il s’agissait de faire en sorte que nous soyons à l’aise » [1]. On veut bien le croire : c’est peut-être comme cela qu’on fait en Chine. Entre eux, pourtant, il y a quelque chose comme un jeu de séduction : « Tu as l’air en meilleure santé que moi » [2]. « Je suis content de t’avoir rencontré » [2]. « Moi aussi je suis content » [2].

Alors on croit reconnaître ces "nouveaux amis". Dans tous ses films de fiction, Tsai Ming-Liang a repris le même acteur, Lee Kang-Sheng, dont il dit parfois qu’il aimerait le filmer toute sa vie, pour observer sur son visage les traces de son vieillissement. Et voilà que les longs plans de Lee, de face sur son scooter, ou ceux de son corps douloureux dans La Rivière, ressurgissent de la mémoire du spectateur de My New Friends, et se superposent aux images du documentaire : à ce corps assoupi sur le banc d’un temple, à ce motocycliste de dos qui traverse Taïpei, on donnera volontiers le visage idéalement opaque de Lee Kang-Sheng. Bien sûr, ceux qui n’ont jamais rêvé de soutenir entre leurs mains la tête de Lee Kang-Sheng conduisant une vespa ou de masser sa nuque endolorie n’y comprendront rien. Mais les autres ?

Les autres verront dans My New Friends un film qui est à la fois l’envers et le revers des fictions de Tsai Ming-Liang. Aux fictions silencieuses, le documentaire bavard ; aux gros plans, les corps sans visage. Aux "modèles", le cinéaste. Mais le revers, aussi. Car My New Friends brode toute une série de motifs que l’on retrouve dans les fictions : la contamination, la solitude, le besoin d’amour, la difficulté de l’exprimer, l’homosexualité. Dans The Hole, un quartier de la ville est vidé par une épidémie mystérieuse, hâtivement baptisée "fièvre de Taïwan" par un chercheur français de l’institut Pasteur. Dans La Rivière, un jeune homme souffre d’un mal inconnu, sans doute contracté pour s’être baigné dans une eau polluée. Ici, Tsai Ming-Liang donne à voir ce qui ne trouve pas à se nommer ; là, il donne à entendre ce qui ne peut être montré.

« J’ai été contaminé dans un sauna. Un soir, j’étais si fatigué, je ne voulais que dormir. Un homme est venu... » [2]. C’est le premier des témoins de My New Friends qui parle. À la fin de La Rivière, tourné juste après My New Friends, le père retrouve son fils sans le voir dans la cabine d’un sauna, et cette rencontre augure peut-être une renaissance. Le malade du documentaire, à propos de celui par qui il a peut-être été contaminé : « Peut-être que dans une autre vie, je lui devais une vie. » [2]

Notes

[1Extrait d’un entretien que Tsai ming-Liang nous a accordé et dont une longue partie est disponible dans ce numéro.

[2Extrait de My New Friends