Vacarme 33 / cahier

la peau de l’ours

par

Pourquoi John Irving a-t-il cessé d’écrire de bons livres ? Non pas cessé d’écrire — ses derniers opus en date, Une veuve de papier et La quatrième main, pesaient leurs seize cent pages, et Until I find you, qui vient de paraître aux États-Unis, n’est guère plus maigre ; mais le premier récapitulait les livres antérieurs, le deuxième s’émiettait en morceaux épars, le dernier — on ne l’a pas lu, on appréhende un peu. D’où la question, dont on voudrait pourtant écarter tout jugement. La poser plutôt comme on demanderait ce qui de la folie de Nietzsche tient encore à sa philosophie, ou quelle route relia pour Rimbaud Charleville à Harrar — sans même devoir ici se cogner le sublime : la médiocrité tardive d’un écrivain riche, prolifique et amateur de lutte gréco-romaine n’a pas la hauteur du penseur effondré, ou du poète devenu trafiquant. Elle a dans sa sobriété, ou dans l’absence —d’ostentation de sa mélancolie, quelque chose d’une sagesse.

Encore faut-il admettre qu’Irving en écrivit tantôt, de bons livres. Or cette écriture paraît d’emblée hors-course : d’un roman d’Irving, on attend rituellement, et en un fort volume, le portrait d’un looser, le tableau d’un univers dont le disparate paraît accentué dans le seul but d’exalter l’habileté du scénariste à en maintenir l’unité, l’examen d’une question morale majuscule (le Désir dans Le Monde selon Garp, l’Avortement dans L’œuvre de Dieu la part du diable, la Foi dans Une prière pour Owen), à quoi s’ajoutent toujours, en alternance et parfois simultanément, un ou plusieurs nains, un ou plusieurs ours. Mais une telle énumération laisse passer l’essentiel : le geste et le problème qui nouent ensemble ce bric-à-brac ; on nommera le geste suspens, et le problème prévenir.

Le geste, d’abord : s’il s’agit de décrire le monde comme hétérogène en mouvement, dont les heurts composent et décomposent des figures passagères, et s’il n’est pas de point fixe depuis lequel ce monde pourrait être aperçu, écrire suppose un coup d’arrêt - un brusque ralentissement qui, sans autre raison qu’une modification des vitesses relatives, crochète la poitrine et la tire soudain infiniment vers l’arrière cependant que se précipitent autour de soi en vagues successives nains et ours, mariages, meurtres, exils, amours. La littérature comme coup du lapin, comme ce qui continue quand quelque chose s’arrête. Aussi les personnages d’Irving souffrent-ils moins de névrose ou d’encombrement que d’un brusque suspens, lequel les institue en spectateurs d’eux-mêmes, et pousse autour d’eux tout un bourgeonnement d’intrigues dans l’énigme, maintenue jusqu’au bout, de ce qui pour eux s’est un jour arrêté.

Le problème, dès lors, est celui du sens éthique d’une telle vision, de ces appels à la prudence qui scandent, dans chaque roman, la survenue de catastrophes inéluctables, ou de ces phrases (« Je crois que nous sommes en train de devenir mauvais », dit Homer), phrases d’une justesse un peu sentencieuse mais dont on ne sait trop si elles valent constat ou exhortation. « J’écris pour prévenir », aurait un jour répondu Irving à qui voulait l’entendre. Prévenir, on le sait, signifie : « alerter de ce qui va venir », « empêcher que cela advienne » , conjonction dont, du même coup, chaque terme dément l’autre, formant le dilemme classique de Cassandre. Avec drôlerie, à la fois comme version et comme contrepoint du tragique, l’écriture d’Irving sait sur ce point se contenter du sérieux dans le ridicule de qui glapit « fais attention ». Ni ce sérieux, ni ce ridicule ne sont sans vérité.

On voit alors se profiler la question de l’écrivain — ce qu’il faudrait nommer sa claudication propre. Car le mouvement d’écrire se condamne à trahir, sitôt qu’il les assume, le geste du suspens et l’obligation de prévenir : parce qu’il tâche de donner carrière à ce qui n’est en soi qu’arrêt et renoncement intérieur, ou de tirer son élan de l’immobilité même ; parce qu’ainsi s’efforçant, suant et soufflant, il sait n’aider personne. Moitié ours, en somme, et moitié nain. Équation dont chaque roman d’Irving décline une figure : ici un écrivain dont l’essentiel de l’œuvre est d’avoir cessé d’écrire (Garp) ; là une écrivaine qui n’y sera jamais parvenue, pas une ligne, et en meurt, laissant un petit mot (« Trop petite, voilà tout » - L’Hôtel New Hampshire) ; ailleurs un doctorant n’écrivant que sur les décombres d’une thèse impossible (L’épopée du buveur d’eau). Or il advint — cela arrive — qu’Irving finit un jour par trouver sa réponse ; encore lui fallut-il quitter le Maine pour l’Inde, aventurer son plus beau roman sur des routes où son public ne le suivrait pas, faire de la littérature un gros homme exilé, un parsi canadien comme, chez Kierkegaard, le chevalier de la foi est un bourgeois allemand. « En quels termes se rappellerait-on le Dr Daruwalla, un jour ? Bon médecin, bien sûr, bon père, homme de bien en général quoique écrivain sans grandeur » (Un enfant de la balle). Solution de « l’écrivain sans grandeur » qui consent, une fois traversées les impossibilités symétriques de l’œuvre et de son absence, de la fatalité et de l’engagement, à seulement continuer d’écrire - et de pas très bons livres. Un enfant de la balle est à ce titre le dernier livre de John Irving, celui qui tout à la fois rend superflues les tentatives ultérieures et leur donne pleinement sens, bénissant leur médiocrité. En grec, suspens se dit skepsis : la faiblesse d’Irving est une sagesse sceptique.