Vacarme 33 / cahier

bruits

Journal d’une oreille

par

Que se passe-t-il lorsque le bruit s’empare de l’oreille ? Non plus celui du monde, des sources extérieures, mais le bourdonnement, le bruit en même temps intérieur et inassignable ? Ce sont écrivains et philosophes — comme si la question, en filigrane, était riche de leçons sur l’écriture — que tour à tour l’on convoque dans cette tentative de lecture du chuintement intérieur, aux confins du contrôle, devenu inopérant, sur la douleur et la maladie. Il se pourrait bien que cette expérience révèle une plus profonde unité, celle de la maladie et de la santé, et soit aussi l’épreuve de la porosité entre dedans et dehors.

C’est entré en moi un vendredi soir, au début du mois d’avril. Un chuintement long et prolongé dans l’oreille gauche, qui a rapidement pris possession de toute la tête. Au début, je n’y croyais pas. Pour m’en assurer, je plaçais une oreille après l’autre contre une enceinte, dont le son était très bas : j’entendais parfaitement des deux côtés. Mais le son inexplicable et sans origine était toujours là. Le problème avec les « maladies », ce sont les autres qui vous en parlent ou qui vous en ont parlé ; les autres mais aussi les mots qui donnent corps à certaines réalités : ici on m’a dit « acouphène ».

Comme j’avais le mot à disposition, et un cas antécédent, dont on m’avait déjà parlé, l’angoisse est montée très vite. Première nuit blanche à écouter ce chuintement qui s’est mis à souffler avec de plus en plus d’intensité. Plus je l’écoutais, plus il se faisait entendre. Ce qui était logique en somme.

La semaine qui a suivi, je me suis lancé dans une invraisemblable lutte contre moi-même. Une lutte vaine et perdue d’avance. Il est impossible de vivre en se révoltant contre son corps ; pas longtemps du moins, et pas dans certaines limites dites de « normalité ». Les symptômes de cette hystérie furent : crises de larmes, rages, incapacité à tenir en place, ne pas savoir que faire de soi. Idée de suicide.

Dans le train de banlieue qui me conduit à St Lazare, une gamine tourne en rond autour d’une barre de métal. Je panique. Je voudrais lui demander d’arrêter. Mais je n’y arrive pas. Je descends à la station suivante, Clichy Levallois. Un guichetier de la SNCF me conduit aux chiottes du personnel. Là, je me passe de l’eau sur le visage. Il a cette phrase curieuse et pleine de sens : « Vous êtes suivi par quelqu’un ? »

En une semaine, moi qui ne vois jamais de médecin, j’ai consulté trois ORL, un ostéopathe, une sophrologue. Les audiométries sont bonnes ; aucun problème d’audition ni d’oreille interne. Souffrance de certaines cellules. Le premier me dit de me calmer et me prescrit du Xanax, un anxiolytique. Le second ajoute du Vastarel, et du Tanakan, un vaso-dilatateur périphérique, ainsi que du Solupred, un corticoïde qui doit guérir un mal de dents. Il me fait une lettre de recommandation pour des séances d’inhalation d’oxygène pur dans un caisson. « On s’en sert pour les grands brûlés ». Le troisième me voit arriver, porté à bout de bras par ma femme, en pleine crise de nerfs et de larmes (ma main droite, celle de l’écriture, se referme quelques minutes, je n’arrive plus à l’ouvrir). Il « fait le tri » selon son expression : on garde quelques médicaments. « Oubliez le caisson, c’est de la connerie. » Il ajoute du Laroxyl, un antidépresseur, pour m’aider à dormir, et ajoute sagement : relisez les Stoïciens et buvez du whisky le soir avant de vous coucher.

J’ouvre Sénèque le soir même, vita brevis, ars longis, et achète une bouteille de Malt, du Talisker. Un Malt des îles de Skye, dont l’orge, me dit le vendeur, est régulièrement balayé par un vent iodé rasant. Fumet assez fort qui me convient.

Il est clair que personne ne sait comment guérir cela. La zone de somatisation est naturellement intense pour un intellectuel. Voire insupportable. Depuis des mois, je travaille sur la maladie romantique, et dernièrement, j’ai traduit pour la petite revue dite Incultequelques lettres de Novalis à l’un de ses frères, Érasme, totalement hypocondriaque. De sujet théorique qu’était la maladie, me voilà devenu son sujet (et objet ?) pratique ; travaillé par elle au corps. Épreuve de vérité ?

Un ami, monteur de films, me parle de techniciens dont le cerveau annule progressivement certains sons trop stridents entendus régulièrement en studio. Mais il s’agit de sons extérieurs.

L’ostéopathe diagnostique un traumatisme très violent subi à la suite d’une extraction dentaire douloureuse et mal faite. J’apprends que mon os temporal, celui qui articule l’oreille moyenne à l’oreille interne, a été totalement déboîté. Il met une heure à faire glisser ma mâchoire, en se contorsionnant sur mon corps. J’en sors épuisé et plein d’espoir à la fois.

Cela ne disparaît pas : nouvelle angoisse. Le chuintement s’est transformé en un sifflement aigu, une forme d’ultrason qui ne me quitte jamais. Je passe encore quelques nuits à écouter. Je ne sais plus si je le fais pour attendre que cela parte ou pour m’assurer que c’est bien réel et que je ne rêve pas.

Je découvre que nombreux sont les êtres atteints par ce mal invisible et sans traces externes : magistrats surmenés, musiciens, universitaires, hôtesses de l’air, plongeurs sous-marins, etc. Deux millions de personnes en France, paraît-il. En dernière analyse, il faut apprendre à vivre avec. L’homme s’habitue à tout, avait bien dit Dostoïevski.

Je me révolte encore à l’idée de ne plus connaître le silence.

Après une semaine d’abrutissement total dû aux médicaments (sommeil artificiel et réveil ahuri), j’arrête tout. Je fais le tri à mon tour. Je garde Sénèque et le whisky. Nous partons au bord de la mer bientôt. Je rêve de m’endormir avec le bruit des vagues qui submergera tout. Avant le départ, j’ouvre Moravagine de Cendrars au hasard. Je tombe sur ceci qui me sidère :

Les maladies sont. Nous ne les faisons ni ne les défaisons. Nous n’en sommes pas maîtres. Elles nous font, nous modèlent. Elles nous ont peut-être créés. Elles sont propres à cet état d’activité qui s’appelle la vie. Elles sont peut-être sa principale activité. Elles sont une des nombreuses manifestations de la matière universelle. Elles sont peut-être la principale manifestation de cette matière dont nous ne pourrons jamais étudier que les phénomènes de relation et d’analogie. Elles sont un état de santé transitoire, intermédiaire, futur. Elles sont peut-être la santé même.

Cela n’est guère réconfortant, mais sonne juste. Cendrars touche un point qui paraît situé au-delà du romantisme et de son idéalisme volontariste : nous ne sommes pas les sujets des maladies. Elles opèrent plutôt comme des forces internes de désubjectivation. Pour autant, Cendrars n’est pas si éloigné du romantisme en estimant, comme Novalis, que la maladie est l’essence de la vie universelle.

Dans ma colère, je comprends mieux pourquoi nos pseudo romantiques (Gonzague Saint Bris, il y a vingt ans, dernièrement Frédéric Beigbeder) sont à côté de la plaque : si le corps ne tremble pas pour de vrai, l’âme ne peut pas vibrer. Ils n’ont que des problèmes d’enfants gâtés. Baudelaire avait déjà pointé cette situation-là dans son Salon de 1859.

L’artiste, aujourd’hui et depuis de nombreuses années, est, malgré son absence de mérite, un simple enfant gâté. Que d’honneurs, que d’argent prodigués à des hommes sans âme et sans instruction !

Naturellement, il ne s’agit pas de s’arracher un bras pour devenir génial. Comme dirait Cendrars, et aussi l’un de mes trois ORL, il faut commencer par admettre la maladie, la respecter, l’écouter, car elle a quelque chose à nous enseigner sur ce que nous sommes, et sur quelque point situé au-delà ; ce qui est tout autre chose que de s’y complaire et d’y élire domicile.

De ce qu’il a vu et entendu, l’écrivain revient les yeux rouges et les tympans percés. Quelle santé suffirait à libérer la vie partout emprisonnée par et dans l’homme, par et dans les organismes et les genres ? (Deleuze)

Voici donc : la transgression romantique des genres et l’excès des frontières, toujours soumises à pression, prennent appui sur une santé mobile qui place la maladie — épreuve de dépassement, pivot improbable — en son centre même, pour nier le centre et libérer la vie.

Étrangeté définitive de l’oreille, organe ouvert, disponible, fragile. Externe et interne. Comme toutes les cloisons essentielles : à la fois étanche et perméable, qu’on ouvre grand ou qu’on ferme.

Descartes qui chemine sur la voie de la conscience réflexive débute sa troisième Méditation, dans laquelle il parvient ou régresse du Moi à Dieu, fond antérieur à toute partition, par une expérience physique radicale : l’obturation schizophrénique de son propre corps.

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement avec moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même.

Unheimlichkeit de l’oreille, souligne Derrida lisant Nietzsche, prophète de la « troisième oreille ».

Unheimlich est l’oreille, unheimlich ce qu’elle est, double, ce qu’elle peut devenir, grande ou petite, ce qu’elle peut faire ou laisser faire (laisser, n’est-ce pas, puisque c’est l’organe le plus offert, le plus ouvert, rappelle Freud, celui que le nourrisson ne peut fermer), la manière dont on peut la tendre ou la prêter.

J’apprends, comme me le suggère la sophrologue, le vendredi qui précède notre départ, à écouter les sons du dehors pour me les approprier. Lire dans un parc à proximité d’une fontaine avec des cris d’enfants. Attendre les premiers trains qui glissent sur les rails vers les cinq heures et demi du matin. Une nuit, dans notre bungalow de bord de mer, je découvre l’importance du ronronnement d’un frigidaire qui se met en branle toutes les vingt-cinq minutes à peu près. Ce bruit-là me calme comme le ferait une berceuse. Ma vie, à ce stade, est totalement idiote, et pourtant je branche mon intérieur sur le dehors pour vivre en moi à nouveau. Ce qui n’est pas si bête.

Il y a cette formule d’Hugo von Hofmannsthal.

Il s’agit pour lui de revenir à soi afin d’annuler les bruits dissonants du dehors, là où gît une poésie encore immature. Cela se trouve dans une lettre à Edgar Karg du 18 juin 1895 :

Mais tout le bavardage des hommes (et aussi tout le bavardage écrit) ressemble à une musique véritable, mal chantée, qu’on perçoit au milieu du fracas des voitures et des bruits indistincts de la rue. En l’écoutant, on peut par hasard, en mettant les choses au mieux, percevoir quelque chose. Mûrir, cela veut dire peut-être seulement : apprendre à écouter en soi-même de manière à oublier tout ce bruit et pouvoir à la fin ne plus l’entendre.

Dans mon cas, l’opération est symétriquement inverse (mais semblable par son exacte différence) : absorber la poésie authentique du dehors pour oublier le son incertain et monotone du dedans.

Je continue Cendrars. Quelques pages plus loin, toujours dans Moravagine :

Notre premier sens individuel est l’oreille qui perçoit les rythmes de notre vie particulière, individuelle. C’est pourquoi toutes les maladies commencent par des troubles auditifs qui sont, comme des éclosions de la vie sous-marine, la clé du passé et les prémices d’un devenir intarissable.

Pourquoi n’ai-je pas lu Cendrars depuis si longtemps ?

Une nuit, je « comprends » le sens de ce sifflement continu. Une blessure liée à l’enfance et à des rites de passage que je vis chaque fois douloureusement. Je suis justement dans l’une de ces périodes. Le reste me concerne.

Comprendre, signifie seulement identifier. Ou apprendre son corps. (Mais le corps est-il silencieux ?)

Apprendre, comme Henri Michaux, à devenir sa douleur pour l’apaiser ; être une chose et non plus devant des choses (devenir une pomme, être gong).

Alors, je me mis à sortir de mon crâne des grosses caisses, des cuivres, et un instrument qui résonnait plus que des orgues. Et profitant de la force prodigieuse que me donnait la fièvre, j’en fis un orchestre assourdissant. Tout tremblait de vibrations.

Alors, enfin assuré que dans ce tumulte ma voix ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler pendant des heures, et parvins à me soulager petit à petit.

Baudelaire, Salon de 1859, Gallimard, « La Pléiade », t. II, p.611. Cendrars, Moravagine, Grasset, 1985, p.13 et 20. Deleuze, Critique et clinique, Minuit, 1993, p.14. Derrida, Otobiographies, Paris, Galilée, 1984-2005, p.103. Descartes, Méditations, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1953, p.284. Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos, Poésie/Gallimard, 1992, p.224. Michaux, L’espace du dedans (pages choisies), Poésie/Gallimard, 1966, p.55.