Vacarme 33 / cahier

arts

en avoir pour sa culture

par

La polémique qui secoua le dernier festival d’Avignon n’opposait pas, d’un côté les droits des spectateurs, de l’autre les exigences de l’art : elle mettait en litige le sens même du « public » — la façon dont l’invoquent les critiques, dont le convoquent les nouveaux lieux de production culturelle, dont il se trouve saisi par les œuvres et trouve, ou non, à se saisir d’elles. Ce litige traverse aujourd’hui événements, musées ou expositions ; ses enjeux se placent au-delà de la sphère de l’art : car « public » est aussi le nom, politique, de l’espace dévolu à notre intervention commune.

« Une femme, lasse, se lève et hurle à l’adresse des comédiens : "Mais qu’est-ce qu’on a fait ? Pourquoi nous faites-vous subir ça ?" » (La Provence, 19 juillet 2005).

« Nous » et « Eux »

En avoir pour son argent. C’est la promesse faite en août par les centres Leclerc à leurs clients dans une tapageuse campagne de publicité recyclant pour la cause du shopping indolore des photos de protestations publiques stylées « années 1960 ». Un poing levé et deux doigts tendus en « V » de la victoire ? 1,36 € de déodorant. Un mégaphone brandi par un hippie moustachu ? 1,60 € de piles. Une femme traînée, les jambes en l’air et la jupe relevée, par trois policiers ? 4,15 € la culotte-coton. Comme dans un tableau pop de Richard Hamilton ou de Roy Lichtenstein, les images de grossière résolution sont criblées de points et affichent une surannée teinte sépia. La chaîne de grandes surfaces aurait tout aussi bien pu reproduire, en tableau vivant, La Liberté guidant le peuple : c’est la consécration de l’acte d’achat comme marqueur démocratique.

Pourra-t-on bientôt élire la direction des centres Leclerc ? Il est à peu près sûr qu’elle n’ira pas jusque-là ; mais il est aussi révélateur que, pour défendre ses intérêts, elle ait articulé son discours autour de la métaphore contestataire. C’est « Eux » (le gouvernement, les opposants à la loi Galland, les petits producteurs...) contre « Nous » (distributeur pourvoyeur de prix cassés, particuliers au trop faible revenu...). Dans la fabrication d’une solidarité mensongère entre exclus du pouvoir d’achat et grandes surfaces, contre un ennemi artificiellement constitué (l’État, la concurrence, la protection sociale, à qui Michel-Édouard Leclerc reproche au même moment sur son blog de faire obstacle à la liberté de son entreprise de baisser les prix autant qu’elle le veut), s’instille une forme de populisme. Par un concours de circonstances estivales, ce sont des mécanismes similaires que l’on a vus à l’œuvre au cœur de la polémique suscitée par le festival d’Avignon.

Les caisses qui ne se sont pas assez remplies cette fois-ci, ce sont d’abord, à les entendre, celles des hôteliers et restaurateurs avignonnais, victimes auto-déclarées du rajeunissement du public : « Ils campent dehors, ne dépensent pas et ne mangent que dans les fast-foods ». Pas de bol. Le « jeune » ne fait pas un bon festivalier par manque d’implication consumériste. Propos de comptoir que Le Figaro, qui attache assez d’importance à Avignon pour lui consacrer une couverture quotidienne, élève au rang d’argument critique de la politique des responsables du festival. La parole avertie du bistrotier contre la verdeur dirigiste des jeunes directeurs. À la tête d’Avignon, on trouve depuis l’année dernière Hortense Archambault et Vincent Baudriller, 35 et 37 ans — surnommés « Zig&Puce », du nom des héros de BD enfantine, par Jacques Nerson dans le Nouvel Observateur.

Du 10 au 27 juillet, les critiques du Nouvel Observateuret du Figarovont se lancer dans une campagne de dénigrement effrénée du festival d’Avignon. Dans ce dispositif de délégitimation à intensité croissante, l’argument financier joue un rôle non négligeable : la billetterie serait insuffisante (ce qui est démenti par les chiffres : 12 000 spectateurs de plus que l’an passé) ; le coût de la sculpture de Jan Fabre [1], plantée près de la Cour d’honneur, exorbitant ; le rapport qualité-prix entre le ticket d’entrée et l’offre des programmes mauvais.

Ce dernier argument — celui du client qui n’en a pas eu pour son argent — mérite qu’on s’y attarde. Car en acculant l’assistance à une stricte alternative (satisfaite ou pas), il véhicule une représentation mécaniste, globalisante, du public et surtout, irrémédiablement extérieure à ce qui se passe sous les feux de la rampe : le public assisterait, sans pouvoir rien y faire, aux numéros d’artistes se déroulant sous ses yeux.

Cette lecture traditionnelle de l’alchimie théâtrale (la métaphore de la magie perdue revient souvent sous la plume des contempteurs de l’édition 2005) et du rituel quasi liturgique de la nuit-de-texte-sous-un-ciel-étoilé, passe complètement à côté de ce que cherchent à créer les performances, dispositifs multimédias, moments gestuels et autres formes déconstruites de chorégraphies vilipendées : le rapport performatif du public à l’œuvre (qui la fait advenir tout autant que les auteurs), le dévoilement de cette association du spectateur à la fabrication des pièces, le temps nécessaire au processus, bien au-delà du moment « live » du spectacle. Autant d’acquis, pourtant, de plus d’un siècle d’histoire de l’art. Mais le clash critique dépasse de loin le seul enjeu théâtral.

L’assistance passive, immobilisée en éternelle position d’attente, telle qu’elle est invoquée par les articles du Figaro et du Nouvel Observateur, ne peut donc que se sentir exclue de la fête et flouée, dès lors qu’elle n’est pas divertie par ce qu’on lui donne à voir. C’est, à nouveau, « Nous » (les spectateurs, les aficionados, les novices... et les critiques qui les dépeignent de cette manière) contre « Eux » (le festival, son organisation, ses programmateurs, son artiste invité). C’est la spectatrice érigée au rang d’icône que La Provence choisit de faire entrer en scène (pendant l’After/Before de Pascal Rambert) : « Une femme, lasse, se lève et hurle à l’adresse des comédiens : « mais qu’est-ce qu’on vous a fait ? Pourquoi vous nous faites subir ça ? » »

Nostalgie du pays vilarien

Une fois installé ce dispositif binaire de représentation, la rhétorique manichéenne peut se mettre en place. À l’infini. L’ennemi, c’est la « Danse », et la victime, le « Théâtre » : « Le festival d’Avignon est-il tombé sur la tête ? Comment a-t-on pu exclure cette année poètes et acteurs de la Cour d’Honneur au bénéfice de la danse ? » ; « Je n’ai rien contre la danse, j’en fais moi-même énormément. Tous les matins je me lève et j’enlève mes chaussures de nuit pour enfiler mon pyjama de jour. Et puis je passe aussi deux ou trois heures à boire du café au lait ! » L’ennemi, c’est la « Modernité » (ou encore pire, la « Branchitude »), et la victime, le « Répertoire » : « Le festival d’Avignon a une âme. Tout ce qu’on souhaite, c’est qu’il ne la perde pas au nom du culte hystérique de la modernité » ; « Hélas, la branchitude a pris le pouvoir ». L’ennemi, c’est aussi le « Belge », et la victime le « Terroir », si l’on en croit le comédien Philippe Caubère : « Le performer belge est à la mode et on craint comme la peste l’acteur comique à l’accent marseillais ». L’ennemi, c’est le « Concept », et la victime, l’« Humain » : « Le concept, voilà le poison de cette 59ème édition » ; « On ne peut que s’inquiéter de la manière dont l’être humain aura été traité au cours de ce mois de juillet » ; « Jouets des fantasmes délétères de ce petit monde qui s’ébaudit de ses malsaines audaces [...]. On n’est pas loin de l’abjection » [2] ; « Il n’empêche que le 60ème festival ne peut se permettre d’être aussi mauvais que le 59ème. C’est, sans exagérer, une question de vie ou de mort ». Pardon pour cette concassion heurtée d’extraits, mais la fougue stylistique et le registre des discours indiquent bien la nature des enjeux qui se jouaient sous couvert de questions de théâtre : une conception, sinon de la représentation politique, du moins de l’espace public et des modes d’interventions, légitimes ou pas, acceptables ou pas, dans l’espace démocratique. Qui doit parler, et qui peut réagir ? Qui est autorisé à donner la signification de ce qui est en train de se jouer, et dans quelles limites doit s’exercer la souveraineté du public ?

Le Figaro,encore lui,{}poussera très loin la métaphore morbide en accusant le festival... de meurtre. « Tout le monde s’énerve. Il aurait suffit d’un regard pour que l’altercation qui a provoqué la mort d’un Nîmois de 30 ans, samedi soir, éclate. Les trois Albanais soupçonnés — dont deux étaient vigiles au théâtre Le Paris — se sont rendus d’eux-mêmes dès lundi. Mais, qu’est-ce qu’une ville où il faut des vigiles dans les salles de théâtre ? » Confusion entre niveaux symbolique et réel, amalgame entre fait-divers et polémique critique. Résultat : une splendide mécanique qui a toutes les apparences du « populisme » et dresse, dans sa représentation, une entité massive et sans pouvoir (le public) contre une élite compromise et autarcique. Mais qui en réalité, pleure, élitiste et paternaliste, la domination perdue de l’autorité théâtrale sur ses sujets festivaliers.

En dépit des apparences, ce serait donc une erreur de voir du « populisme » chez ceux qui ont mené la polémique contre Avignon. D’abord parce qu’employer cette notion, c’est aussitôt insulter ceux auxquels on l’adresse : « Alors qu’il prétend être une catégorie d’analyse, le « populisme » est pourtant également une injure politique » note Annie Collovald, dans son essai sur le contresens du « populisme du FN. » [3] Autrement dit, derrière l’accusation de populisme, il y a toujours le risque (la tentation ?) de s’en prendre au populaire, et de véhiculer son propre mépris social. Ensuite parce que si les critiques du Figaro et du Nouvel Observateur ont été politiques dans cette affaire, c’est bien plus par conservatisme culturel et souci élitiste du respect des normes discursives traditionnelles, que par souci de défendre le « peuple » des spectateurs.

Que reprochent Jacques Nerson, Armelle Héliot et René Sirvin (ces deux derniers écrivant pour Le Figaro) à Avignon 2005 ? De ne plus leur offrir un moment d’art immédiatement identifiable comme tel, culturellement édifiant. De ne plus jouer son rôle, socialement réconciliateur, d’estrade de diffusion du savoir. De ne plus éduquer les spectateurs. De ne plus les envelopper d’une bulle de théâtre les transportant vers un doux ailleurs, à sa manière, exotique. Ils ont la nostalgie du pays vilarien disparu, de son projet humaniste et de sa grandeur d’âme.

Construire des publics

C’est loin d’être un idéal honteux. Mais la représentation du monde dont il procède a été radicalement contestée depuis un demi-siècle, et pour beaucoup, invalidée : critique de la dimension classiste, dominatrice et néo-coloniale de la notion de « beaux arts » par les cultural studies et les mouvements féministes, blacks, homosexuels dès les années 1960 ; distorsion de la notion de « Culture » par l’influence et la diversité des cultures populaires ; abandon théorique de l’autonomie de la culture vis-à-vis de la politique en raison des mutations du système capitaliste... En un sens, Vincent Baudriller et Hortense Archambault ont intégré à leur festival un peu du trouble qui bouleverse depuis presque dix ans les politiques muséales et réarticule les lieux d’exposition en espaces discursifs de mise en relation du politique.

Au Macba, musée d’art contemporain de Barcelone, un dispositif offrait ainsi, en 2001, aux mouvements sociaux de la ville des espaces collaboratifs d’intervention directe : libre utilisation des photocopieuses du musée pour fabriquer affiches et tracts, tour organisé des lieux de la ville en lutte, ateliers de confection de vêtements « prêt à révolter ». De cette effervescence « artiviste », mixant art et activisme, naîtront, en dehors du musée, les expériences des groupes Dinero gratis et Yo Mango, et, à l’intérieur, des activités culturelles d’un nouveau genre : les « agencias », tentatives d’articuler processus artistiques, sciences sociales et activités politiques.

Émaneront de ces agences : le collectif SimptomArt, au sein duquel philosophes, thérapeutes et étudiants travaillent autour de la notion de post-psychologie ; l’atelier « technologies du genre : micropolitiques identitaires » qui, par le biais de séminaires théoriques, de conférences publiques, de performances, de documentations et d’inter-ventions publiques, propose une exploration critique des discours portant sur le genre, le sexe et la sexualité ainsi que la fabrication de stratégies de lutte pour les minorités ; le projet Desacuerdos qui s’interroge sur l’art, la politique et la sphère publique en Espagne.

À leur manière, c’est aussi ce qu’ont tenté dans les dernières années (2003, 2004) les commissaires Catherine David, avec le projet Tamasssur les représentations arabes contemporaines (à Barcelone et Rotterdam notamment), et Roger Buergel (responsable de la Documenta 2007) avec son exposition Comment voulons-nous être gouvernés ? (présentée à Poblenou-Besos, quartier défavorisé de Barcelone) interrogeant les notions de modernité, d’imma-nence néo-libérale et d’état exception.

Tous ces ateliers ont en commun d’entreprendre des processus de médiation qui construisent les publics. Disparu, le spectateur abstrait, universel, récepteur passif. À la place, des publics constitués dans leurs relations, spécifiques et locales, à l’œuvre. Des visiteurs devenus producteurs de discours sociaux et culturels ; des logiques d’empowerment. Les effets sont parfois radicaux : parce qu’à force d’envisager le public comme un espace de production discursive et culturelle, il s’agira pour certains théoriciens de créer du conflit au sein même des spectateurs, de les monter les uns contre les autres, de diffracter le public en une multiplicité de contre-publics, pour mieux encore résister à l’autorité narratrice, au discours majoritaire et, donc, aux techniques disciplinaires qui caractérisent l’économie des savoirs. On trouve ici les influences déterminantes d’auteurs aussi différents qu’Édouard Glissant et sa poétique de créolisation ; Paolo Virno ; Michael Warner, théoricien queer auteur d’un Publics counter publics (Zone books) qui a fait date ; Chantal Mouffe et Ernesto Laclau ; Maurizio Lazzarato et Toni Negri pour leur analyse du capitalisme cognitif et du travail immatériel comme nouveau paradigme productif. Mais aussi, de toute évidence, la continuation d’anciens débats de tradition marxiste (la lutte des classes de Lénine contre l’hégémonie culturelle de Gramsci) — source idéologique qui rend du coup plus visibles les liens entretenus par ces expérimentations a priori strictement artistiques avec l’espace public en général, et les mouvements post-Seattle (contre-sommets, cultural jamming, hacktivisme, forums sociaux mondiaux...) en particulier.

Finalement, Héliot, Nerson et Sirvin font ce qu’ils peuvent dans cette économie des signes et des sens en mutation : leur travail d’agents de légitimation symbolique au sein d’espaces culturellement conservateurs. Ce n’est pas en porte-parole populistes qu’ils ont réagi, mais, au contraire, en opposants résolus à la montée en force de l’expression critique de cultures populaires et contestataires.

Tous « démocrartistes »

« Ce festival a libéré la parole comme jamais. Les gens se parlent, échangent. Ils sont spect-acteurs » a suggéré Vincent Baudriller. C’est un début de réflexion sur le dispositif. Pas sûr que cela suffise, ni que le seul rajeunissement de la fréquentation renouvelle la relation des publics aux œuvres.

Comment éviter, dans ces conditions, que la programmation doive être évaluée à l’aune des satisfactions et insatisfactions du spectateur-consommateur ?

Cet été, le collectif danois Superflex et l’artiste Hans Haaning ont affiché à l’entrée des musées européens accueillant l’exposition Populism des tableaux numériques indiquant en temps réel le nombre de visiteurs : visibilisation du cynisme du marketing muséal.

En contre-feu de ce pari risqué d’interprétation, les trois commissaires du projet — Lars Bang Larsen, Cristina Recupero et Nicolas Schafhausen — ont joué le jeu du sens civique et de la responsabilité sociale de leurs visiteurs, en s’adressant à chacun d’entre eux à la Une du tabloïd distribué par palettes entières à l’entrée des musées hébergeant simultanément l’expo : « Tu es un démocrartiste ! » Délégation symbolique en écho à une citation de Joseph Beuys — « tout le monde est artiste » —, et mise en jeu de leur propre négation en tant que médiateur intellectuel. Par son sujet, l’exposition cherchait d’ailleurs à enclencher une mise en question du dispositif de la médiation artistique. Ni regroupement d’œuvres dénoncées comme « populistes », ni best of illustratif, elle s’est construite comme un paradoxe critique : déplaçant vers l’espace a priori ultra élitiste de l’art contemporain une notion politique mettant en jeu la question des masses ; prenant le risque de présenter sous un jour désirable (séduction esthétique, prouesse technique...) des idées démagogues ; suggérant la « tentation populiste » comme référence commune et partagée au moment où l’idée de construction européenne est en crise. Qu’est-ce alors qu’une exposition trans-européenne sur le populisme, si ce n’est une mise sous tension du visiteur, et une invitation à choisir sa place, son positionnement, dans un espace privé d’a priori moral ?

« Le présupposé populiste partagé par tous les artistes de l’exposition est le refus d’accepter la vieille opposition entre culture de masse et culture de l’élite » annoncent les commissaires de l’exposition. Sauront-ils accompagner leur propre production de discours de moments d’observation, silencieux, de réception des récits qu’auront à leur tour envie de leur faire entendre ceux qui auront pratiqué leur exposition ? S’ils ne se constituent pas également en espaces d’écoute, participatifs, d’auto-effacement, les nouveaux types d’espaces discursifs que sont désormais les lieux de production culturelle risquent de ne pas tenir leur promesse d’empowerment. Ou du moins, de procéder — même à leur corps défendant — à une insidieuse forme de tri entre bon public intellectuellement articulé et politiquement motivé, et mauvais visiteur renvoyé à son inculture et à sa ringardise. Cela aurait l’effet désastreux de donner raison aux nostalgiques de l’autorité narratrice paternaliste et de discréditer les formes horizontales et décloisonnées de prise de parole collective.

Notes

[1artiste-invité et auteur d’une partie de la programmation.

[2à propos d’Une belle enfant blonde de Gisèle Vienne.

[3Annie Collovald, Le Populisme du Front national, un dangereux contresens, Éditions du Croquant, 2004.