un portrait
par Mohamed Rouabhi
Vous me montrez ce visage et vous me dites que ce visage est le mien, n’est-ce pas ?
Vous me dites que celui qui figure sur ce papier, c’est moi.
Mais moi, je ne suis pas sur ce papier. Moi, je vous parle d’ici et mon corps tout entier est habité par la vie.
Pourquoi sur ce papier n’y a-t-il que la tête et les épaules, pourquoi sur ce papier n’y a-t-il qu’une partie de moi-même ?
Regardez-moi. Suis-je la moitié d’un homme ?
Regardez mes mains. Mes mains sont vivantes.
Cet homme sur ce papier ne possède pas de mains pareilles aux miennes. Il ne possède ni mains ni bras ni jambes et il lui manque la moitié du visage et le corps entier a disparu, ce qu’il y a derrière la tête n’existe plus, non, ce n’est plus un être vivant, ce n’est plus rien et vous me dites encore avec un sourire que ce visage est le mien ?
Suis-je l’autre moitié de cet homme inhabité ?
Ses cheveux sont immobiles, les miens sont animés.
Je parle, je m’exprime, je peux m’adresser à cet homme sur ce papier si celui-ci est aussi vivant que vous le prétendez. Mais cet homme sur ce papier ne me répond pas. Il est muet. Peut-être cet homme est-il sourd également, car je ne peux distinguer ses oreilles.
Des paroles sortent de ma bouche, des mots qui ne sont visibles que par ceux qui comme moi possèdent des oreilles pour entendre les bruits de la terre, des oreilles fixées de chaque côté du visage pour écouter les bruits de la terre quand la terre se met à bouger, à parler à ses frères dans la langue de la terre, en prenant son souffle dans les poumons de la terre.
Mais entendons-nous les mêmes bruits ?
Frère ! Entendons-nous les mêmes voix venues du monde des morts ?
Cet homme regarde dans une seule direction. Ses yeux sont immobiles.
Comment peut-il ainsi admirer la vie qui partout est mouvement ? Comment peut-il ainsi admirer la vie qui partout possède comme une sorte d’esprit tous ceux qui marchent ? La vie est dans la terre, la vie dans les animaux, la vie dans l’air, la vie est là quand tu te penches, pour prendre dans tes mains le corps du veau qui vient de naître, pour tenir les plantes et les pierres sur ta peau, qui laissent sur la peau les marques de leur existence, les griffes de leur défaite ou de leur victoire, les chants libres des solstices de l’hiver et de l’été, qui deviennent hymnes, qui se déploient sur les collines, qui nous donnent chaud dans tout le corps.
Tous sont vivants et tous sont mouvement.
La vie imite la vie.
La vie imitant la vie dans chacun d’eux, la vie anime le plus petit des éléments qui constitue les hommes, les animaux, les plantes, la terre et les pierres. La vie part à la rencontre d’autres vies et toutes existent ensemble pendant un temps qui nous est donné mais qui a une fin, car toute vie a une fin.
Dans ma vie qui a été longue, j’ai vu de mes yeux de nombreux visages et aucun, si abandonné soit-il, ne ressemblait à celui-ci, car aucun ne semblait être habité par la mort avant d’être habité par la vie, aucun ne semblait regarder un temps infini dans une même direction sans jamais essuyer ses yeux avec l’eau des yeux. Aucun ne parvenait à une telle chose. Aucun ne parvenait à faire ce qu’aucun homme ne parvenait à faire.
Tous avaient en eux quelque chose qui les rendait sympathique ou mauvais, bon ou méchant ou ce que vous voulez. Mais tous exprimaient à un moment ou à un autre un désir quelconque, le désir de faire appel à la vie pour animer d’une manière ou d’une autre cette même vie par des sentiments qui ressemblaient à d’autres sentiments auxquels d’autres êtres pouvaient également faire appel et qui peut-être avaient fait qu’un jour des hommes avaient fait la guerre à d’autres hommes, qui peut-être avaient fait qu’un jour des hommes avaient fait la paix à d’autres hommes.
C’est cela que je dis. C’est de cela que je parle. C’est de cela que naît la vérité.
Les sentiments qui animent les hommes blancs sont d’une grande complexité.
Les sentiments qui animent les pierres sont d’une grande simplicité.
La pierre posée sur le chemin ne souhaite rien d’autre que de rester sur ce chemin jusqu’à ce que celui-ci disparaisse ou jusqu’à ce que ce que ce chemin devienne un autre chemin, ou que sais-je encore de ce que vous pouvez inventer pour transformer le monde et le rendre brûlant et fragile !
Si ce chemin devient un autre chemin, alors la pierre posée sur ce chemin suivra le destin de ce nouveau chemin, ainsi que nous autres les Cheyrokees nous suivons chaque hiver les troupeaux de bisons dans leur voyage quand les troupeaux de bisons se rendent chaque hiver au pays où l’herbe pousse sur la neige.
Et même dans ce pays que je connais et qui est très éloigné d’ici et qui est très rare et qui est très beau, même dans ce pays je n’ai point vu de visage semblable à celui-ci.
J’ai vu des hommes au visage de toutes les couleurs des hommes au visage de toutes les formes, des visages froissés par le temps qui avaient le cuir du visage comme la terre plissée de notre terre, la terre des indiens Cheyrokees.
Des rivières et des collines étaient écrites sur ces visages comme vous écrivez le nom d’un ennemi sur un arbre mort, et quand une femme passait la main sur ces visages, elle sentait le vent parler en haut des collines, la fraîcheur de l’eau au fond des rivières quand une femme passait la main sur ces visages.
Un homme pouvait admirer le vol de l’aigle en haut de ces collines, un homme pouvait admirer la nage des poissons au fond de l’eau de ces rivières.
Partout la vie était présente sur ces visages partout la vie apparaissait sur les contours de ces visages. Partout le temps qui était dû au temps de la vie retenait son souffle pour avoir de quoi traverser les âges de la vie, comme les racines s’enfoncent dans le sol pour atteindre l’eau.
Non. Ce visage sur ce papier n’est pas le mien.
Ce visage sur ce papier est le visage de celui qui ne disparaîtra jamais et qui ne franchira jamais la porte qui mène vers l’autre monde car dans des centaines d’années, vos enfants, vos petits-enfants et les enfants de vos petits-enfants pourront encore prendre dans leurs mains ce qu’ils croient être moi, alors que je serai depuis longtemps passé dans l’autre monde et que même dans cet autre monde rien ne me fera ressembler à celui que vous prétendez être moi et qui n’est rien,
rien d’autre que l’image que vous avez de moi parce que tel que je suis, personne ne pourra jamais me prendre et faire de moi une chose que l’on pourra mettre dans un cahier ou accrocher sur un des murs de vos maisons, dans une de vos villes, où vous adorez comme des dieux les portraits de ceux qui n’ont jamais existé dans ce monde, les portraits de ceux qui peuplent vos rêves et vos terreurs,
les portraits de ceux qui ne sont que des fantômes qui vivent et qui meurent avec d’autres fantômes.