Vacarme 33 / loin d’Okinawa

l’école des mots

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Le gouvernement japonais ne reconnaît pas l’existence des langues minoritaires sur le territoire national, les associant à de simples dialectes dont l’éradication est allée de pair avec la conquête des régions excentrées. Ces langues, aujourd’hui encore, ne sont pas enseignées, en dépit des recommandations de l’ONU. Dépourvues d’un système de codification écrite, les langues des îles Ryû-Kyû ne se sont transmises que de manière orale. On dénombre encore 900 000 locuteurs environ, parmi les personnes âgées uniquement. À Okinawa, la guerre menée contre la langue a brisé les articulations de la mémoire et de sa transmission.

C’est une voix du temps de l’enfance : la première fois que j’entendis dire en langue standard kamakiri — la sonorité inhabituelle du mot « mante religieuse » dont une institutrice tout juste sortie de l’université nous enseignait « la prononciation correcte ». Je peux encore me rappeler clairement la sensation de discordance éprouvée alors, et les rires de mes camarades d’école. La prononciation de l’institutrice, qui accentuait le début du mot, différait grandement de la nôtre, plutôt monotone.

Pendant quelques temps et sans autre raison, nous nous sommes écroulés de rire au seul son de « kamakiri ». De ce jour, les mantes religieuses dont nous avions l’habitude devinrent des êtres entièrement différents. Ce mot, dont la sonorité changée investissait les corps, ne se rattachait plus à l’insecte vert qu’il est censé désigner. Sous la férule de l’institutrice enthousiaste, nous apprenions la sonorité variée de la langue standard. Au risque d’être emphatique, je dirais que les paysages ont changé avec la sonorité des mots. Au début, la confusion qui accompagne les choses transcrites et décryptées domine ; mais elles sont bientôt incorporées et prennent part au paysage habituel. Ainsi, il nous est immédiatement devenu impossible de nous rappeler la prononciation des mots avant sa rectification.

Des souvenirs suscités par le truchement des mots, j’en ai d’autres. Un jour, peu après mon entrée à l’école primaire, le maître fit quelque chose d’étrange. Il commença par tendre des fils de fer entre les murs de la salle de classe, puis il y suspendit des feuilles de papiers de toutes les couleurs découpées en forme de vêtements. Depuis lors, chaque fois qu’un élève utilisait le « patois », son nom et le mot de « patois » étaient inscrits sur l’une de ces feuilles de papier suspendues au fil à linge.

Les suspensions des petits corps de couleur rouge ou jaune s’accompagnèrent de la généralisation d’une autre forme de punition, qui imposait à l’utilisateur de patois de se tenir debout devant la classe et d’être exposé pour une durée déterminée aux regards de ses camarades. Il s’agissait sans aucun doute d’un spectacle grotesque et cruel, mais nous qui venions tout juste d’entrer à l’école en avions fait avec bonheur un jeu. Comme nous avions été investis de la charge de découvrir les utilisateurs de patois, il y avait beaucoup de dénonciations : ces dénonciations ne se faisaient pas avec malice et en secret, car nous jouions du matin jusqu’au soir et avec plaisir à faire les surveillants.

Surveillés, surveillant, nous apprenions la langue standard et de nombreuses occasions d’essayer les mots inculqués nous étaient offertes. Les « concours de récit » qui mobilisaient la société locale offraient en effet l’occasion de mesurer le niveau de progression des élèves dans l’acquisition du japonais. Les sociétés de presse organisaient ou patronnaient des concours de rédaction et prenaient ainsi part à l’enseignement du japonais. « La promotion de la pratique de la langue standard », qui avait principalement commencé sous la conduite des instituteurs, se mua en un mouvement de « nationalisation » de l’île toute entière. Parler sa propre langue (l’okinawaien) fut assimilé à l’incapacité de parler le japonais (la langue standard), puis vint insensiblement à être ressenti comme une impotence physique. Sitôt qu’ils en prenaient conscience, les enfants s’engageant sur la voie de la rémission s’avançaient vers l’acquisition du japonais.

Le 5 février 1972, à la veille de la restitution, une anthologie des œuvres primées lors des concours de rédaction de l’après-guerre a paru sous le titre Ils reviennent, les enfants d’Okinawa. Dans l’introduction, une spécialiste de la métropole y invite à apprécier « l’innocence et l’authenticité » de ces rédactions : « les capacités d’expression et d’élaboration des enfants d’Okinawa surpassent, ou tout au moins ne sont nullement inférieures à celles des enfants de métropole. » Rien n’est dit en revanche des « violences » subies pour que les enfants d’Okinawa puissent écrire des phrases authentiques : plus les phrases semblent naturelles, plus il en a coûté de sacrifices et d’efforts d’apprentissage par le corps.

Dans ce recueil, un texte que j’avais écrit quand j’étais en troisième année de primaire a été inséré. C’était en 1962, j’avais obtenu le prix d’excellence du concours de rédaction organisé par l’Okinawa Times. À l’époque, le Haut Commissaire Callaway proclamait qu’« une politique autonome menée par les habitants d’Okinawa [était] un mythe » et qu’il exerçait un pouvoir absolu. L’année suivante, le soldat américain inculpé à la suite d’un accident qui tua un collégien traversant au feu vert fut acquitté ; trois ans plus tard les bombardements du Vietnam du Nord commencèrent. À Okinawa d’où décollaient les bombardiers stratégiques B52 et où les soldats en transit séjournaient quelques temps, les incidents et les accidents provoqués par les troupes étaient incessants. Les habitants organisèrent enfin des mouvements pacifistes pour lutter contre les bases militaires et les États-Unis. J’étais en primaire et je n’en pouvais rien savoir, mais Okinawa était alors ballottée entre les susceptibilités américaines et japonaises. Les requêtes en attribution de compétences administratives élargies qui répondaient à l’aspiration d’un changement furent récupérées par le mouvement visant à la restitution.

C’est dans ce contexte qu’il faut envisager la formule « Ils reviennent » qui donne son titre à l’anthologie. « Revenir au pays des ancêtres » est une expression qui apparaît aussi dans les textes des enfants. Le « pays ancestral », la « métropole », nous connaissions ces mots pour les entendre de la bouche de nos instituteurs. Mais leur sens dépassait les limites de nos entendements. Pour préparer la « restitution », les instituteurs faisaient des cours sur ce mot. Mais, lorsque nous nous efforcions d’en saisir le sens, nous n’en avions qu’une compréhension enfantine qui s’accordait à notre expérience corporelle du monde. Ainsi, certains ont pu croire que la restitution impliquait qu’Okinawa et la métropole fussent des territoires contigus. Cela donna effectivement lieu à débats : faute de trouver un moyen de transporter Okinawa jusqu’à la métropole, nous nous apaisâmes finalement au projet de remorquer l’île en bateau. Au même moment, une rumeur se propageait, selon laquelle « si l’on restitue, alors il neigera même à Okinawa ».

Dès les années 1950, le mouvement pour la restitution d’Okinawa, principalement promu par les enseignants, fut nourri de l’émotion suscitée par les rigueurs d’un régime d’occupation dont on ne voyait pas la fin. Le mirage qui laissait voir le Japon au jour d’une société démocratique et pacifique, conformément à l’article 9 de sa Constitution, excita l’imagination des îliens pour devenir la force motrice dans le combat de tout l’archipel pour le retour au « pays ancestral ». Mais la sensibilité particulière développée à l’endroit où ce mouvement prenait appui ne fut pas le fait des seuls adultes ; elle fut aussi bien partagée par les enfants qui recevaient une éducation propre à faire d’eux de vrais « Japonais ».

En route pour le « Japon »

À l’école, on avait préparé toutes sortes de décors et de saynètes pour nous faire jouer les Japonais. À cette époque, les contours de l’image du « pays ancestral » étaient tout d’abord tracés par les manuels scolaires et les enseignants, puis recevaient leur substance des informations diffusées par les médias. Les manuels japonais, un temps interdits par l’armée américaine, furent par la suite validés. Les enfants d’Okinawa purent avoir quelques connaissances de la nature et de la culture métropolitaines.

« Mais pourquoi veux-je à ce point aller auJapon, jusqu’à en rêver ? (...) De telles pensées pour la métropole me sont assurément venues naturellement. »

« Je peux dans ma tête imaginer la beauté des monts Yamato, de la rivière Nabari qui s’écoule dans la province d’Iga. (...) Le mont Fuji, la Mer Intérieure et les cerisiers de Yoshino envahissent à leur guise ma tête de leur beauté. »

Ce sont des extraits de textes de collégiens partis en voyage pour la métropole en qualité de « petits reporters ». Et les pensées pour la métropole « naturellement » jaillissent...

On comprend que l’enseignement à Okinawa à cette époque ait fait surgir chez les élèves des lieux de contemplation nostalgique ; pour eux, c’était aux images d’un bel ancien Japon qu’il fallait s’identifier. La position du contemplateur était déterminée par un dispositif d’identification à un point du passé — aussi imaginaire fût-il — depuis lequel l’avenir serait désormais contemplé. Régresser sur l’axe temporel pour combler la distance spatiale : ce fut la voie ouverte aux enfants d’Okinawa pour parvenir au Japon, pour devenir des Japonais. On construisit d’abord une véritable fiction mythologique, celle de la « mémoire d’un seul peuple », commune à Okinawa et au Japon ; depuis cet emplacement fictif où l’on avait régressé et qui avait engendré la mémoire, le voyage vers l’avenir pouvait commencer. Au cours de tels processus de recomposition des corps et de la mémoire, l’imagination est contrainte d’emprunter des passages obligés : le lieu du passé est l’endroit où la nostalgie est ravie et vient s’attacher, c’est le lieu où s’engendre un Japon imaginaire. Aux enfants d’Okinawa, il fut tout d’abord donné un langage, et, à mesure que le monde était représenté au moyen de ce langage, les sens et la sensualité furent construits. La « nostalgie » qui m’est imprimée sur le corps témoigne de la rigueur de ce procédé.

Les cerisiers d’Okinawa fleurissent en janvier. Moi qui suis né et ai été élevé à Okinawa, je n’ai pris conscience de cette vérité d’évidence qu’après mon entrée à l’université. Un jour que j’étais en balade avec des copains dans le nord de l’île et que nous approchions des ruines du château de Nago, j’ai regardé pour la première fois les petites fleurs rouges écloses des « cerisiers Hikan ». Il est probablement faux de dire que c’est à dix-huit ans que j’ai « pour la première fois regardé » ces fleurs. Pourtant, je n’ai aucun souvenir de cerisiers que j’aurais regardés auparavant, que j’avais regardés déjà assurément. Aujourd’hui, il m’est encore difficile de reconnaître comme « cerisiers » les cerisiers d’Okinawa, qui sont plutôt de petits arbres et{{}}ne donnent des fleurs qu’avec parcimonie.Ce qui me vient à l’esprit pour cerisier, à l’époque et aujourd’hui encore, ce sont les cerisiers dits « Somei-Yoshino » en pleine floraison, que je n’ai pas pu voir dans ma vie sur l’île.

La mémoire que j’ai gardée des « quatre saisons du Japon » apprises des manuels scolaires suscite simultanément un souvenir, qui a trait au sens des distances et à la conscience des différences entre une « île subtropicale » sans saison et « la métropole ». Pour les générations qui ont reçu l’instruction en langue standard, ce qu’évoquent les mots de « pays natal », ce sont les paysages du lointain pays des ancêtres que nous avons appris à l’école, au prix d’une distance avec les paysages de notre île.

Le paysage, puis l’amnésie

« Ne faut-il pas de même pour construire un Japon superbe que sa périphérie et l’arrière-pays soient superbes ? Qu’en irait-il si l’État japonais était en quelque coin bancal ? Maintenant, c’est notre Okinawa, le coin bancal. » (Les fils d’Okinawa, Syndicat des enseignants japonais, Société des enseignants d’Okinawa ed., 1966)

Lorsque le processus de régression jusqu’au lieu que pointe la nostalgie prescrite, puis de contemplation de tout paysage depuis ce lieu, a envahi les corps, le paysage qui s’étend de fait autour de l’écolier peut lui apparaître comme une chose à rejeter. En regard du « Japon superbe » que cet écolier contemple, l’Okinawa réelle doit être bannie à mesure qu’elle accède à sa conscience, et se trouve ainsi prédestinée à sa négation en un « non-Okinawa ». Toute chose ou être de l’île est traduit, des noms sont attribués aux paysages, on est subsumé sous un « espace de langue standard » en tous lieux égal. Mais cela implique que d’une manière subtile nous soyons dissociés des paysages eux-mêmes.

On comprend aisément comment ont été imaginées les modalités d’un type défini de conscience au cours des processus simultanés d’élimination de la langue d’Okinawa et d’incorporation de la langue standard. C’était cela précisément, l’objectif du « mouvement pour une éducation nationale ». Ce projet comporte en son fondement le « mythe » de l’existence, dès l’origine, d’un seul Japon et d’une seule langue japonaise, dont auraient dérivé les parlers des différentes régions : dans ces conditions, la langue d’Okinawa était nécessairement considérée comme inférieure à la langue standard. L’enseignement de cette dernière ne s’accompagna donc jamais de la promotion du bilinguisme chez les enfants. Mais, en choisissant d’éradiquer les « patois », on effaça des consciences enfantines les paysages que la langue de l’île symbolisait.

Quelques trente années ont passé depuis la « restitution » ; par une sorte d’ironie de l’histoire, les cultures régionales sont réévaluées et l’on assiste à un « boom des parlers locaux ». La langue d’Okinawa qui répugnait et que l’on avait interdite est portée aux nues, comme si elle accédait à la citoyenneté. Ce qui fut méprisé pour sa vulgarité, toutes ces choses « made in Okinawa », qui avaient il y a peu l’image de détritus à balayer, sont désormais très en vogue. N’y a-t-il là qu’une mode ? L’une de ces nombreuses choses qui de nos jours finissent avec leur consommation ? Ou bien tout cela fera-t-il retour une fois encore à l’endroit de la contemplation nostalgique du pays des ancêtres, en ce lieu où convergèrent tous les possibles à l’unisson ? Peut-être pourrai-je alors me rappeler la sonorité des kamakiri de mon enfance ?

Post-scriptum

Yasuhiro Tanaka est chargé de cours en sociologie à l’International Christian University (Tôkyô)

Traduction : Guillaume Ladmiral