Vacarme 33 / loin d’Okinawa

« gama », dans les grottes

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Dans l’île principale d’Okinawa, rares sont aujourd’hui les villages qui conservent l’aspect des campagnes d’avant-guerre. Les âpres combats terrestres qui se sont déroulés trois mois durant ont entièrement transformé les paysages, jusqu’au relief. Le centre et le sud de l’île, où s’affrontèrent les armées japonaise et américaine, n’offrent plus au regard que la désolation de sols calcinés et d’arbres desséchés. Depuis la fin de la guerre, sur ces étendues de pierres de chaux, les véhicules soulèvent des traînées de poussière blanche qui font croire à des tourbillons de neige en cette région subtropicale.

Les grottes à stalactites et les cavités naturelles sont nombreuses ici, formées de roches calcaires issues de la sédimentation détritique des récifs coraliens. À Okinawa, on les appelle généralement « gama ». Lors de la bataille de 1945, elles ont servi d’abris aux habitants. Quand on les interroge à propos de la guerre, les témoins évoquent presque immanquablement ces lieux hantés par les « suicides collectifs » et plus que tout autre emblématiques de la mémoire d’une bataille livrée par des civils et des militaires.

La grotte de Chibichiri est située au fond d’un vallon en pente raide où un ruisseau prend sa source, s’infiltrant dans la grotte pour y disparaître : pour cette raison, on l’appelle « le cul du ruisseau ». Son entrée est étroite et basse, mais, ce goulot passé, on débouche sur un espace assez vaste pour que plus d’une centaine de personnes puissent s’y asseoir, serrées les unes contre les autres. Cent trente-neuf villageois s’y réfugièrent et quatre-vingt- trois d’entre eux y périrent lors d’un « suicide collectif ».

Par « suicide collectif », il faut entendre une série d’actions intentionnelles entraînant la mort et s’exerçant sur des proches parents ; au moyen d’un rasoir de barbier ou d’un gourdin, d’une grenade à main ou d’un cordon, les parents se chargent de leurs enfants et les maris de leurs épouses. À l’arrière-plan résonnent les vociférations et les insinuations des militaires japonais qui prescrivent aux civils de mourir.

S’ils se sont déroulés dans l’espace clos des grottes, les suicides ne sont pas sans relation avec les circonstances extérieures, ni avec les diverses informations qui circulaient alors. Pour ceux de la grotte de Chibichiri, on a pu proposer deux explications immédiates. La première réside dans les propos de deux émigrés de retour de Saipan, dans le Pacifique sud. Lors de l’offensive américaine à Saipan et après la chute de l’îlot au cours du mois de juillet précédent, des « suicides collectifs » s’étaient déjà produits en nombre. Les deux témoins auraient raconté cet épisode à l’envi, provoquant un passage à l’acte.

Parmi les réfugiés de Chibichiri se trouvaient aussi des vétérans et des infirmières de l’armée japonaise en Chine. On a pu l’établir, ces personnes, se référant aux pratiques des militaires japonais sur le front chinois, ont affirmé qu’une fois prisonniers les hommes seraient exécutés sans merci et les femmes violées. Elles auraient de la sorte incité au suicide. Les « agressions » perpétrées par la « Nation japonaise » en Asie orientale ont donc eu des retombées sur les habitants d’Okinawa, citoyens de la « Nation japonaise ». Les torts causés à d’autres ont, par transfert, provoqué des agressions sur soi.

La grotte de Shimuku est distante de quelques centaines de mètres de celle de Chibichiri. Son entrée s’ouvre sur un espace si vaste qu’environ mille villageois purent s’y réfugier. Au moment de l’assaut des Américains, deux vieillards, autrefois émigrés à Hawaï, assurèrent aux civils japonais qu’en l’absence de résistance de leur part les Américains leur laisseraient la vie sauve.

Dans la grotte de Shimuku, en pleine bataille d’Okinawa, l’expérience des émigrés a délivré pendant quelques instants l’île du carcan de la nation japonaise. Dans la grotte de Chibichiri, au contraire, des émigrés revenus du Pacifique sud ont participé en discours et en actes au déclenchement des « suicides collectifs ». Plus que l’expérience de l’émigration, ce sont les lieux d’expériences spécifiques de cette émigration qui ont exercé une influence déterminante.

À propos de ces « suicides collectifs », la mémoire « officielle », cautionnée et véhiculée par le gouvernement japonais, dresse l’apologie de ces « morts pour la patrie » que seul un « sublime esprit de sacrifice » aurait animé. La mémoire « vernaculaire », telle qu’elle transparaît dans les livres d’histoire locale et les récits biographiques, donne une version tout autre de la bataille d’Okinawa : l’horreur et l’enfer en réponse aux injonctions des militaires japonais. Aussi enracinée soit-elle dans le lieu des événements, cette mémoire vernaculaire qui n’évoque pas les « martyrs héroïques » a une portée qui ne se laisse pas circonscrire à l’espace de l’expérience qui l’a produite. En ce sens, il est capital de ne pas s’en dessaisir et au contraire de la transmettre. Face au projet d’une mémoire « publique » qui, au nom de la réconciliation, tend à subsumer sous ses règles et à s’assimiler la mémoire « vernaculaire », il convient d’insister avec force sur ces écarts et sur ces différences.

Post-scriptum

Osamu Yakabi est professeur d’histoire de la pensée japonaise moderne à l’Université d’Okinawa.

Traduction : Guillaume Ladmiral