portrait de famille parcours photographie, quatrième étape
par Isao Nakazato
Le bastion dont on dit qu’il fut jadis édifié à l’entrée nord du port en guise de protection contre les attaques extérieures darde sa silhouette sur le bord de mer, comme acculé par l’élégant hôtel blanc.
Dans ces ruines, parmi lesquelles le mur de pierre retenant les vestiges de l’ancien bastion est imprégné des réminiscences de nombreuses scènes d’adieux, on rend maintenant un culte aux divinités aquatiques qui veillent sur les traversées maritimes, et les visiteurs ne cessent d’affluer. Pourtant, à l’exception du torii [1] et du petit édifice de style nagare-zukuri [2] destiné aux offices religieux, rien ne permet de déterminer la forme et le type de ce lieu. Je ne prétends pas que ce soit là un défaut.
Pour résumer, il me semble que l’on préfère se limiter à une forme minimale, car on n’apprécie pas que les dieux écrasent démesurément le lieu de leur présence. Ici, de simples blocs de béton et un ou deux cailloux suffisent à créer un espace de prière, et une canette de boisson énergétique tirée d’un distributeur automatique se transforme aisément en vase où ajouter des fleurs. L’isolement qui va de pair avec la représentation habituelle d’un « lieu sacré » est inexistant, et tout en jouxtant la limite qui relie ce monde à l’autre, l’endroit fluctue avec aisance. Certains y prient, d’autres y taquinent le goujon.
Un après-midi où l’air humide de la saison des pluies s’était évaporé, on pouvait voir le spectacle d’un groupe en prière sur le rocher qui pointe sur la mer. C’était sans doute un vieux couple et son fils, un homme d’âge mûr. Dans l’ombre que formait le parasol, chacun des deux vieillards joignait ses mains l’une contre l’autre et priait. Le fils, quant à lui, tenait de sa main gauche le parasol incliné afin de couper les rayons obliques du soleil de seize heures et d’éviter qu’il soit agité par le vent marin ; il avait glissé son autre main derrière sa hanche pour ne pas perdre l’équilibre. Cette perspective triangulaire des parents et du fils, quoique pleine de drôlerie, constituait un véritable portrait de famille. À quoi vouaient-ils leurs prières, nul ne peut le dire bien sûr.
Ainsi, en juin 1994, le monde apparaissait sous un jour inattendu. Sur cette île, le mois de juin est la saison du souvenir et de l’hommage aux morts. D’innombrables discours sur les rites funéraires sont proférés, et pourtant, dans cette prière trièdre, il était impossible de déceler la moindre trace de formalisme. Juste la forme que prend une prière au bord de la mer, en juin.
Le murmure du vieil homme aux cheveux blancs tournoyait dans l’ombre du parasol pour aller se perdre en mille lamelles dans le vent.
Sur la rive opposée, des camions de l’armée et des voitures blindées couleur vert sombre étaient alignés ; sur la rade, les coques grises des cuirassés flottaient.