Vacarme 12 / processus

marcher à l’impossible entretien avec Paul Nizon

Né à Bern en 1929, Paul Nizon ne cultive pas les paradoxes, il les attire : assurément un des plus grands stylistes vivants de langue allemande, il vit depuis près de vingt-cinq ans à Paris, mais c’est à Zürich et non dans sa ville d’élection que fut fêté avec éclat le soixante-dixième anniversaire de cet auteur encore trop méconnu, malgré une oeuvre importante (presque entièrement traduite en français, il faut le souligner, chez Actes Sud) et quelques milliers de lecteurs aussi fervents que fidèles. Cette observation soulève au moins deux interrogations : d’abord, quel lien concret entre le travail quasi monacal sur sa langue (mais que dit-il quand un écrivain dit "sa" langue ?) et l’exil ou l’asile parisien ? Ensuite, si on a tendance à méconnaître Paul Nizon en voyant en lui surtout un autobiographe avec en arrière-pensée l’idée que ce n’est pas là que l’on trouve les écritures spectaculaires, plus probables dans la liberté que confère la fiction, n’est-ce pas parce que lui-même insiste beaucoup sur son incapacité à inventer des histoires ?

À ces questions que même ses lecteurs attentifs (c’est presque une tautologie tant l’écriture de Nizon est singulière et prenante) sont en droit de se poser et, de fait, se posent souvent, Paul Nizon répond, dans l’entretien qu’il nous a accordé, de façon lumineuse, parlant plus du processus d’écriture que des livres finis, qu’il considère comme les restes d’un parcours qui seul importe à ses yeux : la vie et la ville, la ville et le sexe, le sexe et l’écriture, l’écriture e(s)t la vie...

Il nous reçoit chez lui, dans l’appartement qu’il vient d’agrandir en duplex grâce aux fonds que les Archives nationales suisses lui ont versés pour la conservation de ses manuscrits. La première chose qui frappe (une fois qu’on est venu à bout de tous les dédales et passerelles qui mènent jusqu’à sa porte anonyme), c’est la présence imposante des oeuvres complètes de Rilke dans sa bibliothèque. À la question de savoir si les Cahiers de Malte Laurids Brigge étaient présents à son esprit quand il est arrivé à Paris, puis, quand il a écrit L’année de l’amour, il répond : « Oui, je l’ai relu alors, mais j’ai été très déçu : c’est un style beaucoup trop maniéré. » Pour reconnaître aussitôt que : « Mais bien entendu, c’est la même famille. »

Le ton est donné. Nizon n’aime pas les manières, l’image qu’il a de l’écrivain est celle d’un fou de la vie, prêt à en découdre pour trouver ce qu’il cherche : un texte qui ne tient que par la force de l’écriture, a force d’écriture à force d’écriture, ce qui n’exclut pas, bien au contraire, une grande finesse. Et la métaphore qui s’impose alors - c’est L’année de l’amour qui nous la souffle - est celle de la bulle de savon qui, justement parce qu’elle est pleine du souffle de son auteur, se décolle soudain de la paille (ou du calame) qui lui servait jusque-là de support, pour prendre son envol en chatoyant de mille feux. Au fait, aviez-vous remarqué qu’une bulle de savon s’élevant dans les airs ne revient jamais se poser là d’où elle est partie ?

Commençons par un texte qui peut paraître marginal par rapport au reste de votre oeuvre, L’envers du manteau [1]. C’est une sélection de votre journal des années 80. Mais dans la traduction française, la mention « Journal », précisément, qui figure comme sous-titre de l’édition originale, a disparu. Pourquoi ?

Paul Nizon Cette mention revient à l’intérieur, avec une précision : Journal d'atelier'. La raison en est que j'ai tenu à marquer la différence avec le journal intime. Ce sont plutôt des esquisses, des croquis, des réflexions, des notes de travail. J'ai fait disparaître tout ce qui relevait de l'intime.{{Comment travaillez-vous à ce genre de texte ? Où sont les différences, s'il y en a, avec vos récits, vos romans ?}}Autrefois, j'avais l'idée d'écrire quelque chose tous les jours. Mais maintenant, c'est plutôt de l'ordre du rythme hebdomadaire. Et puis, il y a des sautes de rythme, par exemple quand je travaille à un roman, c'est une période où souvent il n'y a pas grand chose pour le journal. Pour moi, c'est d'une part un travail d'échauffement, comme pour un sportif avant la compétition, d'autre part un moyen de retenir des choses que j'ai vues dans le métro, dans la rue, et que je ne veux pas perdre, quelquefois aussi des idées qui se rapportent au livre en cours. Je ne note jamais rien sur le moment, je ne me promène jamais avec un carnet, sauf parfois pendant les trajets en train. J'observe, je repasse les phrases dans ma tête, et une fois à la maison, j'écris directement à la machine.{{Est-ce qu'il vous arrrive de retravailler ces pages ?}}Jamais. J'écris le plus vite que je peux, c'est en quelque sorte ma matière brute. Cela a beaucoup à voir avec le mouvement physique, qui appartient pour moi au processus même de l'écriture. En me déplaçant, je me projette pour ainsi dire vers l'extérieur. Dans mes «ateliers», ces lieux dont j'ai besoin pour travailler, pour devenir un autre avec tout le cérémonial que cela implique (par exemple, je change de vêtements), je m'investis dans les murs, et c'est tout cela, tous ces mouvements qui me permettent d'engranger pour récolter plus tard. Je me sens un peu comme un agriculteur. Une fois que la page est écrite, je la photocopie et je la range dans un classeur, un par année. On peut dire aussi que ce sont des matériaux que je mets en caisse, sans toujours avoir une idée de leur utilisation future.{{Bien qu'il s'agisse donc là d'un matériau brut, non retravaillé, il y a dans le résultat publié un effet de travail qui provient de la sélection opérée en vue de ce livre. J'ai remarqué que plus d'une remarque consignée à propos des livres en cours s'applique à ce livre...}}Mais je ne peux pas le savoir, puisqu' il n'existe pas encore !{{C'est bien pour cela que je parle d'un effet de travail. Je pense par exemple à ce que vous dites du discontinu des {capriccios}, de la technique du saut. Ailleurs, vous parlez aussi de la libre association, que vous revendiquez paradoxalement comme l'exercice du plein pouvoir de l'écrivain. La sélection que vous avez opérée en vue de la publication de ce Journal d'atelier creuse encore un peu plus cette discontinuité...}}Sans doute. Pour ce qui est de cette chaîne d'associations libres, effectivement, elle se produit toujours à partir d'un certain point du processus d'écriture, celui où je sens que c'est l'écriture qui m'entraîne. À partir de ce moment, je suis comme un chien qui court après une trace, je peux dire qu'une fois dans cet état, je suis mes mots, au double sens du terme.{{Tous vos lecteurs savent que vous avez travaillé sur la peinture et sur Van Gogh en particulier. Vous lui avez consacré une thèse, des réflexions, et cet épisode de votre vie revient dans un de vos romans, {Stolz}. On en oublie peut-être un peu, et c'est sans doute un effet de la traduction, que vos textes sont aussi et peut-être d'abord soumis à des exigences de musicalité, de rythmes...}}La musicalité, c'est effectivement le premier don que j'ai développé. J'ai commencé le piano et le violon, mais ma soeur est pianiste, depuis l'âge de dix ans elle était toujours au piano, alors j'ai décidé qu'il fallait une sorte de séparation des pouvoirs, je ne voulais pas faire la même chose, c'est pourquoi je me suis tourné vers l'écriture. Ce qu'il reste de mon éducation musicale, c'est que je me lance effectivement dans les rythmes, pour ainsi dire comme un chevalier qui se lance dans la bataille, parfois je suis porté par le rythme d'une phrase sans avoir encore les mots ou même la direction.Quant au regard, sans lequel on ne peut travailler sur la peinture, je ne l'avais pas quand j'étais jeune : j'étais tourné vers les états d'âme et, comme je viens de vous le dire, vers la musique. Je me ressentais plutôt comme un musicien, et je me suis forcé à traverser une école du regard, c'est finalement pourquoi j'ai choisi de consacrer des recherches à la peinture et non à la littérature. J'ai développé le regard, c'est sûr, je lis en me baladant, je lis les façades, les gens... Quand j'y réfléchis aujourd'hui, je crois que le regard constitue surtout pour moi une façon de m'accrocher au monde extérieur, pour rompre cette vision de l'intérieur, des sensations intérieures, en mettant des mots à la place de tout ce que je peux voir. Ce qu'on appelle la réalité n'existe pour moi qu'à ce prix.{{Dans {L'envers du manteau} comme dans vos autres textes plus aboutis, certaines situations reviennent plus souvent que d'autres, et qui ont tout de même à voir avec l'intime, bien que vous disiez tout à l'heure avoir fait disparaître tout ce qui en relevait : l'érotisme, les récits de rêves par exemple.}}Ce sont pour moi des exercices, car ça touche à des choses très difficiles à formuler. Par exemple pour tout ce qui touche à l'érotisme, on est constamment confronté à un double danger : celui de la sentimentalité d'un côté, de la pornographie de l'autre. On se balade toujours entre ces deux dangers, le risque de tomber dedans est énorme. Alors là, ce sont vraiment des exercices, des entraînements. Quant aux rêves, c'est bien sûr très important, c'est un accès à ma vie, un autre accès. Parfois, ces rêves sont pour moi des révélations, des cadeaux.{{Toutes ces situations que vous essayez de saisir et de faire exister par l'écriture, ce sont des situations à travers lesquelles vous vous exposez terriblement, c'est un peu comme se promener tout nu dans la rue...}}Oui, mais cela m'est tout à fait indifférent ; sur ce point, je n'ai pas de pudeur, je ne peux pas en avoir puisque c'est la matière même de mon oeuvre : je travaille avec, c'est tout. Avec ça, je veux fabriquer un objet assez dense pour se défendre tout seul, autonome, détaché de moi-même. Voilà mon ambition suprême. S'exposer, c'est bien le mot, impose parfois une grande souffrance.Ce que je déteste, ce sont tous ces écrivains intellos qui bricolent dans leur coin sans rien savoir de la vie, sans corps, sans expérience. Ceux-là, je peux dire que ce sont mes ennemis. J'ai en moi une image de l'écrivain qui rassemble tout ce qui est magnifique pour un être humain : force, beauté, courage, délire même. C'est une sorte de mythe, mais c'est une découverte récente de ma part, cette image que je porte et qui ne cadre pas du tout avec ma propre expérience qui, je l'ai dit, est plutôt douloureuse, parfois même ennuyeuse. Mais Thomas Wolfe par exemple incarne pour moi ce genre d'image : un physique de colosse, une prose lyrique, débordante, une vie qui brûle et qui laisse des traces, mais aussi se transforme, témoigne. C'est inné, cette ambition de témoigner, je ne sais pas d'où ça me vient. En tout cas, c'est tout autre chose que du voyeurisme. Je disais tout à l'heure que je me lançais dans l'écriture comme un chevalier qui part à la bataille. Pour moi, l'écrivain est une sorte de soldat, de boxeur, d'amant aussi, toutes ces situations où on risque quelque chose, sa vie parfois.{{Est-ce que vous avez, vous, ce sentiment de risquer votre vie ?}}Oui, je risque ma peau quotidiennement. Il y a eu des événements qui me plaçaient devant le choix de risquer ou non, et de risquer pas seulement pour moi, mais aussi, et c'est le plus grave, pour mes proches... Et j'ai toujours choisi le risque, en tant qu'écrivain, pour pouvoir vivre et faire ce que j'appelle "ma chose". Je vais vous dire : le risque, avant tout, c'est celui de devenir fou, et pourtant on refuse de se protéger, on va jusqu'au bout, on s'expose sans réserve à la vie, sans craindre la blessure, qui peut être très profonde, par exemple cette histoire à Barcelone, que je raconte dans {Immersion}.C'est en somme accepter la confrontation avec la vie, avec l'extérieur, quoi qu'il en coûte, un peu ce que Leiris appelle « la corne de taureau ».Écoutez, nous parlions de rêves tout à l'heure : eh bien, il y a quelques années, j'ai rêvé que j'étais avec des amis, le soir, on buvait un verre, comme avec vous maintenant, et tout d'un coup, voilà que je me rappelle que le lendemain, j'ai un combat de boxe contre... Mike Tyson. Poids lourds, championnat du monde, rien que ça. Et je me dis : tu es complètement fou, à ton âge, avec ton physique, tout ça, comment veux-tu affronter un tel adversaire, il va te tuer, c'est une vraie bête ce type-là. Et en même temps, c'était décidé, il fallait l'affronter le lendemain, pas moyen d'y échapper. Alors je me suis dit, toujours dans mon rêve : bon, il va peut-être te tuer, mais qui sait...{{Vous avez parlé tout à l'heure de votre "chose", que vous aviez à "faire". Qu'est-ce que c'est ? Est-ce bien du domaine du "quelque chose"? Roland Barthes disait quant à lui que l'écriture, c'est du domaine du "presque quelque chose".}}Oui, je ne sais pas... Mais je suis profondément persuadé qu'en écrivant, on tourne toujours autour de quelque "chose" qu'on ne veut ou plutôt qu'on ne peut pas dire, qu'on est incapable de dire et qui est en même temps le ressort même de notre écriture. Robert Walser - un des auteurs, comme vous le savez, qui compte beaucoup pour moi - a dit à peu près ceci : en écrivant, on pousse toujours quelque chose devant soi. J'avais pensé à le mettre en exergue de mon dernier livre, {Chien. Confession à midi}[[Roman traduit de l'allemand [{Hund, Beichte am Mittag}] par Pierre Deshusses, Actes Sud 1998.]].{{Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce dernier "roman", dont la quatrième de couverture nous dit qu'il est votre livre "le plus radical« ? Et d'abord, qui est ce drôle de personnage de narrateur, ni ivrogne, ni mendiant, et dont on apprend qu'il est un père de famille qui s'est fait la malle ?}}Le narrateur, c'est le marcheur de {Dans le ventre de la baleine}, c'est donc un de mes personnages qui est devenu narrateur, et moi, son auteur, je deviens son personnage, il me croise dans la rue et il commence à réfléchir à mon propos. Le chien, lui, n'est plus là, mais il est toujours dans ses pensées, comme il était avant dans son appartement. C'est une histoire de double, et même de triple. Ce type a gagné la liberté, si on veut, mais il la paie par l'exclusion, c'est un solitaire, un marginal, un SDF en quelque sorte, mais grâce à cela, il n'a plus rien à faire qu'à regarder, il témoigne, de ce qu'il voit bien sûr dans la ville, autour de lui, de son poste d'observation, mais aussi et surtout de ce que j'appellerais son film intérieur...{{Vous avez dit un jour que vos livres étaient tellement espacés les uns des autres que les lecteurs ne pouvaient pas y percevoir une oeuvre. Cette idée de faire réapparaître un personnage, même en lui donnant un autre statut, c'est une façon de créer une continuité, de proposer des pistes au lecteur ?}}Oui, on peut dire que ce livre est une continuation de la Baleine, c'est sûr, mais j'ai aussi fait réapparaître Stolz dans {L'année de l'amour... }Ce qui distingue Stolz de moi, c'est qu'il n'est pas doué pour l'expression, il n'est pas artiste, et c'est pour cela qu'il est mort. Celui-ci non plus n'est pas un artiste. Je joue à cache-cache avec les personnages, tout comme chaque livre dans son entier est un jeu de cache-cache avec le récit.{{Une des grandes difficultés, pour vos traducteurs, réside dans une très grande inventivité, une exploitation des ressources de la langue allemande qui, pour moi, rappelle la créativité langagière des mystiques allemands. Et je me souviens qu'un jour vous m'avez dit que vous avez étudié l'hébreu au lycée et que cela avait été un grand choc pour vous. Est-ce qu'il pourrait y avoir là une source de votre rapport au langage poétique ?}}C'est pour moi absolument certain, il y a un rapport ; bien que j'aie tout oublié, je suis incapable aujourd'hui de lire et {a fortiori }de comprendre l'hébreu, mais cela m'a mis en contact avec l'Ancien Testament, les Psaumes en particulier, à travers la langue la plus puissante de la poésie. Cette expérience fait incontestablement partie pour moi de l'apprentissage du poète que je suis devenu. Ce fut comme une révélation, et cela m'a aussi permis d'accéder au Romantisme allemand : ils avaient tous étudié l'hébreu par le biais de la théologie, ceux-là. La base de la poésie allemande, c'était le latin, le grec et l'hébreu : pensez un peu à Hölderlin ! J'en garde le souvenir d'avoir touché à la source même de la poésie. Le poète contemporain quitraduit’ le mieux cela, c’est peut-être Ingeborg Bachmann. Quant aux mystiques allemands, je les ai en fait très peu pratiqués, j’ai un peu lu Angelus Silesius, quand j’étais très jeune, Hamann [2] surtout, mais mon expérience touche bien le côté mystique, c’est certain.

Pouvez-vous nous dire plus précisément de quelle façon ?

La verbalisation, la mise en mots n’a pas seulement pour effet d’aboutir à un texte, elle me met aussi, moi, dans un état où, pour un petit moment, j’appartiens vraiment à ce que j’appellerai la totalité du présent, où j’atteins à un état d’illumination qui, paradoxalement, n’a plus besoin de mots. C’est un état de plénitude, mais aussi, comment dire, d’avant-la-mort. C’est l’expérience d’être complètement dans la vie et en même temps avec le regard sur les hauteurs ou dans les profondeurs les plus inouïes. Un état d’avant la séparation du sentiment et de l’intellect aussi. Et c’est je crois ce qui fait que je me sentais si bien dans le grec et l’hébreu, mais si mal à l’aise dans le latin, que je ressentais comme quelque chose de très construit, une sorte de mathématique. Je lisais L’Odyssée et Sappho en grec, et aujourd’hui, j’ai conscience que c’est une grande chance que j’ai eue.

Et le fait de vivre en France, dans un pays où vous êtes cerné par une autre langue que la vôtre, est-ce une expérience qui concerne aussi votre écriture ?

Je ne sais pas, parfois je me dis que le français doit bien être une entrée dans ma langue écrite, mais je n’y ai pas vraiment réfléchi. Il est probable que le français joue le rôle d’un surveillant. Canetti disait que c’est une bonne chose pour un écrivain de vivre en émigré dans un autre pays, avec une autre langue, tout en conservant sa propre langue, que ça la protège de la dégradation liée au quotidien, à son emploi utilitaire ou instrumental. Mais, là encore, le risque est présent, le plus grand des risques pour un écrivain : un moment, j’ai cru que j’allais perdre ma langue, je ne trouvais plus les mots, les constructions, ça a été un grand choc. Et puis c’est revenu, mais autrement : il n’y a plus de spontanéité, c’est une langue très artificielle, et c’est ma langue, à laquelle le français sert d’écluse, ou de douane, oui, quelque chose comme ça.

Et votre rapport à cet autre allemand ?

Quand je retourne en Allemagne, je trouve cette langue parlée désagréable, vulgaire, antipathique, et pourtant c’est ma langue ! Vous trouvez ça normal ? Mais au fond, je me demande si c’est bien ma langue. Ma langue maternelle, ce n’est pas l’allemand, mais le suisse alémanique, qui ressemble un peu au flamand et que les Allemands ne comprennent pas, sauf exception ; ils ressentent ça comme quelque chose entre le flamand et le yiddish. On m’a dit aussi que c’était proche de l’allemand du Moyen Åge. C’est encore une autre langue, pas seulement dans la prononciation, mais aussi dans la grammaire, la construction des phrases, qui est complètement différente. Pour les Allemands, c’est une Geheimsprache, une langue secrète, un code, avec ses initiés et ses exclus. Sans doute mon écriture tient-elle aussi de cette expérience enracinée dans l’enfance, d’une langue à la fois archaïque et neuve, rare et familière en même temps.


« La vie prise aux mots »

Revenant sur l’époque de la genèse de Canto, sa « date de naissance à l’écriture », Paul Nizon écrit :

« [...] J’étais déjà devenu un flâneur, un observateur de la vie quasi professionnel, tout était pâture pour mes yeux, et je les repaissais de tout. Là, il ne s’agissait plus de souffrir des états d’âme : ça formulait constamment en moi, je veux dire qu’un désir de langage s’était libéré en moi, suscité par un regard ingurgitant, un désir de mots : un désir d’articuler des mots et des phrases, et ce à partir de rien d’autre que de ce que mes sens et en particulier mes yeux m’apportaient. Je me saisissais avec avidité de ces éléments (ce matériau brut) et les accueillais dans mon moulin à langage qui se mettait parfois à ressembler à un moulin à prières. J’étais un balbutiateur de la vie prise aux mots, de part en part un homme de langage et, dans cette mesure, un traducteur et un fabriquant, un fabriquant de réalité avec des mots. [...]

À cette époque, je pouvais dire de moi : `La seule réalité que je connaisse et reconnaisse est celle qui s’érige dans mes mots’. En passant par la voie des sens, mon apparat de langage me permettait en quelque sorte de créer le monde. Ou, pour le dire autrement, je m’inscrivais, par ce moyen, dans l’existence. J’écrivais pour que tienne quelque chose sur quoi je puisse tenir, selon une de mes formules de l’époque, au début des années soixante [...]. »

In : Essai sur le voir [1979], traduction inédite de Philippe Forget

Notes

[1Paul Nizon, L’envers du manteau, traduit de l’allemand par Jean-Claude Rambach, Actes Sud 1997.

[2Hamann (1730-1788) récuse tout "purisme de la raison". En 1757, il connaît une nuit de révélation mystique et déclare depuis que l’homme est un néant qui ne peut retrouver la lumière divine qu’en s’abandonnant aux images et à la langue de la Bible, dans lesquelles on retrouve ce "désordre réglé" qui est la loi même de la nature. (source : Nouvelle histoire de la littérature allemande, Tome 2, A. Colin, Paris 1998).