Vacarme 33 / feuilletons

politique et sensation / 6

de la pitié à la sollicitude

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On peut multiplier les critiques contre ce qu’Hannah Arendt appelait « politique de la pitié ». Elles ne sont pertinentes que jusqu’à un certain point : la pitié, au moins sous sa forme de compassion ressentie à la vue des souffrances d’autrui, nous constitue dans notre humanité. Que faire de la pitié en politique, une fois reconnu qu’elle est un affect qu’on ne peut ni affirmer pleinement, ni complètement dénier ? Une fois reconnu qu’il ne peut y avoir ni de politique radicalement amorale, ni de politique radicalement morale — seulement des politiques qui se coltinent ce problème d’une morale sensible au fondement de leurs actions ?

On peut concevoir toutes les généalogies qu’on voudra des politiques de la pitié — de la « question sociale » aux actions humanitaires —, voir dans ce phénomène une fusion de la charité chrétienne et de l’assomption collective de la notion de Droits de l’homme, ou y voir plutôt un effet de la médiatisation et de l’avènement d’une société de spectacle. On sera quand même obligé d’admettre ce fait que nul ne peut aujourd’hui se dire humain s’il ne ressent rien devant le spectacle de la souffrance d’autrui. Dès lors, la question n’est plus de critiquer l’introduction de la pitié dans le champ de la politique moderne — elle le strie et le coordonne depuis trop longtemps —, mais de concevoir quelle juste place accorder à un tel affect, qui ne peut être ni érigé en principe universel, sauf à se risquer à une nouvelle Terreur, ni relégué à la seule sphère privée, tant il est immédiatement politique.

Dans La souffrance à distance, Luc Boltanski offre des d’arguments intéressants pour relever un tel défi. Premièrement, il tente de repenser la notion arendtienne de « politique de la pitié », non plus en termes de danger inhérent à une politique particulière, mais en termes de cadre indépassable de toute politique moderne. Ce ne sont pas simplement Rousseau et la Révolution française qui ont subordonné la politique à la pitié, mais tout le XVIIIème siècle, et aussi bien les libéraux anglais. Si Adam Smith fait de la sympathie définie comme « affinité avec toute passion quelle qu’elle soit » le fondement même de nos sentiments moraux, c’est seulement en tant que compassion ou pitié que celle-ci constitue notre véritable « humanité », et par là engendre une exigence universelle d’action : « Sembler ne pas être affecté par la joie de nos compagnons n’est que manquer à la politesse, mais ne pas prendre un air sérieux à l’écoute de leurs afflictions, véritablement, est manquer grossièrement d’humanité ».

Deuxièmement, Boltanski remarque que la nouveauté d’une telle pitié — ou sympathie avec l’affliction d’autrui — tient à ce qu’elle n’est plus réduite à un affect particulier mais s’élabore dans un montage cognitivo-affectif qui articule un spectacle à un discours. S’il n’y a pas spectacle, si l’on connaît par exemple le même sort que l’affligé, on n’éprouvera pas de la pitié, mais de la solidarité ou de l’égoïsme. La pitié exige que la souffrance soit donnée à voir à celui qui ne souffre pas. Mais si un tel spectacle de la souffrance ne s’articule pas à un discours, notamment à un discours sur les « causes » de cette souffrance, alors la sympathie initiale se muera vite en sentiment d’épouvante (donc de rejet) ou d’indifférence (après tout, celui qui souffre l’a peut-être mérité). Pour que la pitié devienne sentiment indistinctement moral et politique, il faut qu’elle se stimule dans un discours qui soutienne l’identification avec celui qui souffre en effaçant la distance du spectacle et ainsi en tenant lieu d’action.

Troisièmement, Boltanski relève trois types de discours possibles pour muer ce sentiment naturel en action politico-morale : d’abord la « topique de la dénonciation », qui consiste à se tourner vers le persécuteur en transmuant son sentiment de pitié en acte d’accusation — topique dominée par une métaphysique de la justice et figurée par le justicier impartial (Zola, Sartre) ; ensuite, la « topique du sentiment », qui consiste, en s’appuyant sur la gratitude de la victime, à valoriser l’urgence de l’attendrissement pour le malheureux — topique dominée par une métaphysique du cœur et figurée par la « jeune fille vertueuse en détresse » (Rousseau, Richardson) ; enfin, la « topique esthétique », qui consiste à valoriser esthétiquement l’horreur même de la souffrance, transmuant ainsi la pitié en acte d’appartenance (Baudelaire, Genet).

Quatrièmement, Boltanski remarque combien ces trois topiques sont sans cesse appelées à s’annuler les unes les autres : la première finissant par oublier et nier le sentiment qui était à son origine, la seconde finissant par démultiplier le théâtre de la pitié jusqu’à s’écarteler entre niaiserie et hypocrisie, et la troisième finissant par réduire la politique à la sphère qui l’a vu naître : le théâtre, la fiction, et non plus l’action. Ce pourquoi toute politique de la pitié est aujourd’hui en crise et n’est pas appelée à en sortir. Au contraire, semble penser Boltanski, c’est seulement en assumant cette crise constitutive de la moralité moderne qu’il peut être possible d’assumer une politique humanitaire comme « politique du présent » ou plus exactement comme politique de la présence au réel, c’est-à-dire aux victimes.

En dernière analyse, la position de Boltanski conduit à assumer le fait qu’une politique de la pitié ne peut être que « morale » dans sa triple dimension, contradictoire mais irréductible, de dénonciation, d’attendrissement et d’esthétique de l’existence. Car seule une telle assomption peut orienter l’action uniquement vers le présent et le singulier, « au plus près de la compassion », lui permettant d’échapper à son induration, dangereuse ou pathétique, en tout cas intenable, dans une seule de ses dimensions.

Un tel moralisme assumé dans sa pluralité de motifs ne pose pas en soi de problème tant il semble sociologiquement et historiquement exact : quel acteur de l’humanitaire peut prétendre échapper à une telle circularité de son discours sans déjà commencer à en sortir ? Son problème, en revanche, apparaît dans sa caractérisation, constante mais non-problématisée, comme « éthique de la responsabilité » : l’enjeu de la morale pour Boltanski semble présupposer d’avance une autonomie pleine et entière du sujet posée indépendamment du spectacle de la souffrance qui le sollicite. Or, est-il sûr que cette articulation d’une extériorité (ou d’une impartialité) et d’un impératif d’action soit toujours le propre de toute morale ? Le mérite de la philosophie de « l’éthique de la sollicitude » (ethics of care), initiée par Carol Gilligan et une certaine mouvance du féminisme américain il y a plus de vingt ans, consiste plutôt à poser cette question de la genèse des normes morales face à la souffrance, non pas dans le spectacle social d’individus libres et adultes, mais dans les premiers liens familiaux et les premières relations de soin (infirmières, aide sociale,...). Or, à ce niveau, force est de constater que se distinguent deux morales : une morale « masculine » fondée effectivement sur l’impartialité (ou la justice) et l’impératif d’action ; une morale « féminine » (mais Gilligan reconnaît vite qu’elle concerne autant les hommes que les femmes) fondée sur la sollicitude et le soin. Comme une mère (ou un père ayant échappé à l’idéal d’impartialité) ne se sent généralement pas extérieure devant la souffrance de son enfant, n’y voit pas un spectacle qui l’obligerait à délibérer sur les orientations de son action, mais se sent immédiatement sollicitée à soigner, la majorité des individus travaillant dans les services sociaux se sentent davantage appelés par une telle « éthique de la sollicitude » exigeant avant toute autre considération d’approfondir la relation de sollicitant à sollicité. La relation singulière prime ici l’action impérative (une telle éthique n’exige pas de répondre à toute sollicitation, mais seulement d’être attentif à toute demande de soin) ; la demande du sollicitant prime la justification du sollicité (c’est moins de topiques de la pitié dont nous avons besoin que de topiques de l’appel à l’aide) ; et le soin prime sa justification objective.

De ce point de vue, c’est donc une autre forme de « politique de la pitié » qui apparaît, moins fondée sur les catégories de souffrance, de perception et de jugement que sur celles, moins impératives et plus subjectives, de demande, de sensation et de relation. Il s’agit donc encore d’une politique « morale » ; et là encore une telle politique ne peut prétendre à être toute la politique. Mais elle a au moins la pertinence nouvelle de repenser une relation de la société à ses sujets en souffrance en amont de leur spectacularisation et de leur justification (en ce sens, elle s’apparente à un certain communautarisme, c’est-à-dire à une primauté des relations sur les agents), mais en aval de la relation de soins qu’établit toute demande écoutée (en ce sens, elle doit encore s’intégrer au libéralisme par le respect de la libre demande de l’autre qu’elle exige). À cet égard, et là est le point, le nom même de politique « de la pitié » devient impertinent. Ce n’est plus de pitié qu’il s’agit, mais à travers cette exigence immédiate de soin, de ce principe bien moins visible et objectif qu’est la sympathie, qui consiste moins en un affect qu’en un principe de communication entre tous les affects — en un principe de relation d’égal à égal entre sollicitant et sollicité ou entre soigné et soignant. Une telle « politique de la sympathie » aurait le grand mérite de souligner combien, à être pleinement sentie, la première sensation qui se joue aussi bien dans la souffrance que dans la joie d’autrui pourrait moins nous conduire au ressentiment devant les inégalités ou à la bienfaisance charitable visant à les corriger, qu’à l’affirmation de l’égalité primordiale de notre relation aux autres. Une telle politique serait donc d’abord en sa vérité une politique contre la pitié, au sens d’une politique contre toutes les situations où nous sommes tellement séparés des autres que l’on ne peut plus que les prendre en pitié ou en exécration, donc une politique de l’égalité non des conditions mais des relations, en commençant par une égalité des relations au sein de la famille, et en finissant par une égalité dans toutes les relations sociales de soin. Car, au finale, « prendre soin », « entrer en sympathie » est le contraire de « prendre en pitié » : cela suppose d’apprendre d’abord à voir et à entendre avant de regarder et de parler ; cela suppose d’apprendre à devenir femme, ce qui est bien, comme le rappelait Deleuze, un problème qui concerne autant les hommes que les femmes.