Vacarme 33 / feuilletons

écriture et points d’arrêt / 4

Écriture et reconnaissance

par

Kafka fait un jour la remarque que c’est à la mort de leur auteur que les livres prennent réellement leur envol. De l’autre côté, il a durement dénombré les tentatives illusoires, les échafaudages qui cachent l’édifice absent — illustré comment le « centre du cercle est hérissé de rayons inutiles... » Du haut de cette sensibilité-là, écrire lui est apparu au même titre que le piano, la natation, les études germaniques, une préhension exercée sur le vide. S’il en va ainsi, de quoi ces livres sont-ils débarrassés après la mise en terre ? Toutes les vanités ne sont pas équivalentes, semble-t-il. L’auteur gêne Kafka, l’auteur est un corps-mort, une présence latente (ou pire encore, manifeste). Sa pente naturelle est de glisser en avant de ce qu’il écrit, de faire en sorte que son travail le désigne, en personne. Ce moment de l’intensité (défini dans le Journal, le 23 septembre 1912, et jamais renié) appartient certes aux « bas-fonds honteux de la littérature » mais rien ne lui est plus étranger que la signature, le renom, le visage, la parole publique de « l’homme de lettres ». L’impudeur est d’un côté, la complaisance de l’autre. Kafka, ce grand rentré, ose la proposition suivante : « tout peut être dit ». À condition de débarrasser ce dire de l’identité, donc du bruit, qui est le propre de la personne humaine, et plus encore de l’écrivain. Cette dureté, ce puritanisme visent à biffer le visage de l’auteur, à interdire ce qui parasite le face-à-face entre l’écrit et son lecteur. Que l’écrivain puisse rêver d’être identifiable, connu, annoncé, constitue simplement une aberration, une aporie. Si cela se produit, on n’est déjà plus dans le fait de la littérature (évitons ici le mot geste). La contradiction est à la racine : écrire c’est avoir fait migrer ce que l’on sent le long d’une infinité de surfaces. C’est avoir distendu, criblé, piétiné la logique de sa propre pensée ; également, avoir vu ce que l’on aime calmement posé sur la table du médecin légiste ; une contemplation qui ne fut ni blafarde ni morbide ni scandaleuse, puisque l’élan qui nous traverse provient des parts les plus reculées de l’univers et que celles-ci se valent toutes. Afin d’obtenir même la littérature la plus élégiaque, il faut s’être répudié, conspué, vilipendé — soi ainsi qu’une immense cargaison de choses, d’êtres et de biens communs. L’atroce est répandu, parfois de loin en loin parfois de proche en proche, dans le monde réel ; on ne se met pas au travail sans avoir goûté de cette pétrification-là qui n’exclut en rien la beauté ou la tendresse. Il faut avoir senti que la corruption et l’exigence éthique se frôlent, louchent l’une vers l’autre, se caressent. Une fois ceci expérimenté, comment croire ou laisser croire qu’il s’agit de soi lorsqu’on vous parle du livre que vous avez écrit ? L’assomption de cette étiquette — « oui, bel et bien j’écris » (et à cette annonce, quelque chose de doux m’envahit dont la soumission d’intérêt chez ceux qui apprennent mon identité rend le parfum plus capiteux) — révèle en celui qui la soutient la maladie plutôt que l’arrogance. À cet instant, son désir se travestit en celui de l’autre.

Contradiction ou simple laisser-aller ? On pourra discuter toujours, pointer que ce rigorisme tend moins qu’asymptotiquement vers l’abolition. Pour continuer d’écrire il faut continuer de voir et dans ce but il faut — la condition est nécessaire bien que pas suffisante — être transparent au possible, incognito au possible, non vu, non su, non marqué ; être le bêta, le gourd, celui que l’empois contraint à se taire lorsque le monde jaillit d’éloquence autour de lui. Rien de sérieux ne s’accomplit si ces instants de stupeur font défaut. Instants antinomiques de ceux où l’on accepte de se confondre avec le patronyme sous lequel on rendra public son travail. Mener le procès de l’histrionisme n’est pas ici le but. Pas plus que nous suggérons de pourfendre la vanité — il ne s’agit pas d’une leçon d’hygiène.

Loin que l’ouverture soit possible à un certain prix (en gros, la thébaïde), elle a lieu sous certaine condition. Le narrateur en désigne le périmètre face à la réaction d’Elstir quand il découvre son ancienne identité : M. Biche. « Il me répondit que c’était lui [...] et s’il ne se doutait pas de la déception extraordinaire qu’il éveillait en moi, levant les yeux, il la lut sur mon visage. Le sien eut une expression de mécontentement. [...] Un homme moins éminent par l’intelligence et par le cœur m’eût peut-être simplement dit au revoir un peu sèchement et après cela eût évité de me revoir. Mais ce ne fut pas ainsi qu’Elstir agit avec moi ; en vrai maître — et c’était peut-être au point de vue de la création pure son seul défaut d’en être un, dans ce sens du mot maître, car un artiste pour être tout à fait dans la vérité de la vie spirituelle doit être seul, et ne pas prodiguer de son moi, même à des disciples — de toute circonstance [...] il cherchait à extraire pour le meilleur enseignement des jeunes gens, la part de vérité qu’elle contenait... » Reconnaissance se confond dans cet exemple avec partage, délivrance d’une sagesse. La critique n’en a que plus de relief. Ce qui passe par la bouche de celui qui travaille, au sujet de sa vie, voire de son travail, importe peu, aide à peine les auditeurs les plus volontaires, doués de l’oreille la plus fine.

Il ne s’agit pas de dire qu’aucune parole ne peut être tenue à propos du travail. Mais dès que l’auteur surgit tout habillé, visible de pied en cape — c’est-à-dire simplement auditionné, c’est-à-dire désiré —, du fait de sa visibilité même il y a détournement, il y a parade, il y a offre du tout de ce qu’il est. Il y a rouerie. En bas des marches, son œuvre est l’ombre portée de sa personne. Le public, qu’il soit grand ou composé de quelques-uns est un corps intermédiaire. Plus exactement un grouillement, au sein duquel l’auteur vivant cherche à reconstituer la forme de ce qu’il a accompli puis, malheur à lui, à mesurer le diamètre de son moi. De ce point de vue, Joyce a une réaction monstrueuse mais vérace quand il se prend de fureur lors de l’entrée en guerre de l’Amérique : cette péripétie va obvier au retentissement de Finnegans Wake. Voilà la posture de quelqu’un que ne se représente pas le lectorat comme un conglomérat de faciès dardés vers lui. Qui sait ? Ce conflit tua sans doute bon nombre de ses jeunes lecteurs potentiels. — Auteurs, encore un effort si votre travail doit être l’égal de votre revendication.

Décidemment, cette notion de reconnaissance exhale peu de joie pratique. Afin d’en rester là, citons une remarque de l’un de ceux qui l’ont fuie longuement. L’hétéronymie de Pessoa est déjà une solution pour moins s’identifier soi-même, ce qui est la clef de voûte du problème. « La vie est un voyage expérimental, accompli involontairement. C’est un voyage de l’esprit à travers la matière et, comme c’est notre esprit qui voyage, c’est en lui que nous vivons. Il existe ainsi des âmes contemplatives qui ont vécu de façon plus vaste, plus tumultueuse que d’autres qui ont vécu à l’extérieur d’elles-mêmes. C’est le résultat qui compte. Ce qui a été ressenti, voilà ce qui a été vécu. [...]

Un homme se tenant dans le coin d’une salle de bal danse avec tous les danseurs. Il voit tout et, voyant tout, il vit tout. Et comme tout, en dernier et ultime ressort est affaire de sensation, il n’y a aucune différence entre le contact avec un corps et la vision qu’on en a, ou même le simple souvenir. Donc, je danse en voyant les autres danser. Je peux dire, comme le poète anglais qui, couché dans l’herbe, contemplait de loin trois moissonneurs : "un quatrième moissonne, et c’est moi."

Ces réflexions, exprimées comme elles me sont venues, sont nées d’une grande fatigue, apparemment sans cause, qui s’est aujourd’hui abattue sur moi. Je ne suis pas seulement fatigué, mais aussi accablé pour une cause tout aussi inconnue. Mon angoisse est telle que je me sens au bord des larmes — non pas de ces larmes que l’on pleure, mais de celles que l’on retient [...].

Je sens peser sur moi des mondes de violences immobiles, d’aventures traversées sans aucun mouvement. Je suis saturé de ce que je n’ai jamais eu et n’aurai jamais, excédé de dieux encore inexistants. Je porte sur moi les cicatrices de toutes les batailles que je n’ai jamais livrées. Mon corps musculaire est étreint par l’effort que je n’ai même pas imaginé d’accomplir.

[...] Le ciel tout là-haut est le ciel d’un été mort, inachevé. Je le regarde, ce ciel, comme s’il n’était pas là. Je dors ce que je pense, je suis couché tout en marchant, je souffre sans rien sentir. Cette grande nostalgie que j’éprouve est de rien, elle est rien, comme ce ciel profond que je ne vois pas, et que je fixe impersonnellement. »

On rétorquera que voici une sensibilité de Golem. Non. Pour fabriquer vraiment il faut en passer par cette non-vie. Et celle-ci a pour contrepartie la fuite hors du renom, du patro-nyme, du connais-moi toi-même. Définitivement.