Vacarme 33 / feuilletons

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Cuba libre

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La Chevrolet 1954 glissait lentement sur la route qui l’amenait de l’aéroport vers le centre. Le chauffeur avait choisi de rouler à la vitesse exacte, exactement à la vitesse qu’il aurait choisie lui-même s’il conduisait. À la vitesse exactement la plus propice au libre déroulement de ses pensées. Pas la réflexion, mais le cheminement des images mentales. Ses pensées avançaient ou bifurquaient au gré des images comme un insecte auquel les brindilles et les cailloux imposeraient un itinéraire apparemment dénué de sens. L’automobile avançait lentement mais pas du tout en silence. Le bruit du moteur donnait une idée assez précise de la dentelle de métal qui fut autrefois un pot d’échappement fabriqué aux USA. Au fil des années, il s’était aperçu qu’il avait acquis le réflexe de s’asseoir à l’endroit du siège arrière qui permettait de se voir dans le rétroviseur. Derrière le chauffeur, un peu décalé vers le centre de la banquette. Cette habitude était née à l’époque de sa gloire, quand il se trouvait beau, il aimait le cadrage trop serré de son visage dans le petit miroir, ce cinémascope miniature dans lequel le diamant qu’il avait à l’oreille lançait des éclats quand l’angle était idéal. À présent, Dieu sait dans quelles effarantes proportions la chair débordait hors-cadre. Il avait la sensation de ne retrouver progressivement sa lucidité que pour constater les dégâts. Il se dit qu’il avait abusé de cadrages trop serrés sur trop de petits miroirs. Il se demandait si son ami serait là pour l’accueillir.

Il le souhaitait et le redoutait à la fois. Il essayait de se souvenir des événements qui avaient motivé puis entretenu leur amitié. Tout cela était assez confus maintenant. Il se souvenait qu’à l’époque de leur première rencontre ils se trouvaient dans la situation assez embarrassante de deux êtres dont le personnage encombre, obstrue même tout l’espace relationnel. Mais cette particularité, qui s’avérait au départ si encombrante, devenait progressivement le ciment de leur amitié. Il se demandait parfois s’il n’était pas juste le seul mec sur terre devant lequel son ami pouvait traîner en mules, mâchouillant un bout de cigare cent fois rallumé, à regarder pendant des heures des telenovelas brésiliennes en sirotant des rhums-coca qu’il s’était toujours refusé à appeler « cuba libre ». Jusqu’à être chiant parfois à prédire systématiquement les rebondissements d’un scénario parfaitement prévisible. Mais il savait aussi que c’était important pour lui de compter dans ses relations quelqu’un qui était tout simplement content de l’accueillir chez lui à n’importe quel moment, comme un copain avec qui il se sentait bien, quelqu’un dont la célébrité et la puissance dissipaient toute notion d’intérêt. Juste il en rajoutait un peu et parfois c’était chiant.

En considérant la place extravagante que prenait son cul sur la banquette, il eut une petite poussée d’agacement. Il revoyait son ami triomphant sur la balance. Il avait en-core perdu deux kilos, il était dans une période plutôt cool en termes de santé psychologique et se sentait rajeunir, cela lui donnait un ascendant qui lui inspirait un comportement vaguement protecteur qui devenait insupportable quand il avait gagné au backgammon et qu’il le regardait avec cette compassion mêlée d’indulgence de merde. C’était horrible. Il lui aurait fait bouffer ses mules et son cigare dans ces moments-là. Il aurait préféré qu’il exulte, qu’il se lance dans une petite danse, qu’il soit arrogant. Il avait tendance à se sentir supérieur et cela se traduisait par des comportements d’une incroyable mesquinerie. Les consignes qu’il donnait pour que personne ne retrouve la télécommande de la télévision quand un rendez-vous de travail ne lui permettait pas d’être là à l’heure d’un programme qu’ils avaient l’habitude de regarder tous les deux. C’était à la fois touchant et exaspérant.

Il saisissait par intermittence des bribes de la chanson qui s’échappait poussivement du transistor posé sur le siège passager. « Nuestra noble Habana... » « Algo digno de admirar. » Lui aussi se sentait digne d’admiration. Pour ce qu’il avait réussi avant. « El Diez », « El pibe de oro », tout de même c’était lui. Et pour ce qu’il réussissait maintenant ; ne pas être mort. Il se sentait un peu regonflé alors que la vieille Chevrolet empruntait les avenues du front de mer. Le soleil couchant jouait sur les façades, le diamant à son oreille scintilla d’un éclat cuivré dans le rétroviseur. « El marmoleo redondel... » Il ne lui restait plus qu’à lui mettre une branlée mémorable au back-gammon et perdre quelques kilos. Disons quelques dizaines de kilos. Et on allait voir ce qu’on allait voir.