Vacarme 33 / feuilletons

point d’écoute / 4

taupologie (suite)

par

Poursuite de la recherche du point d’écoute, et de l’enquête empruntant
les voies souterraines du Terrier de Franz Kafka, à travers son animal — la taupe écoute. Qu’est-ce qu’écouter, sinon déjà être à l’affût de ce qui va interrompre le silence ? Et une fois le son survenu, qu’est-ce qu’écouter, sinon, ici encore, invariablement se livrer à une recherche indéfinie de l’origine du son et à une réverbération infinie ? Qu’est-ce qu’écouter, enfin, sinon découvrir un autre toujours déjà à l’écoute ? Nouvel épisode, tout en inquiétude, nouveau parcours de l’illocalisable.

Revenu sous terre, rentré chez soi après sa brève excursion dans le visible, l’animal du Terrier de Kafka — cet animal que je me suis autorisé à identifier comme une taupe — entend d’abord le silence environnant : « ce que mon terrier a de plus beau », se dit-il, « c’est son silence » [1].

Certes, ainsi embusquée dans son ouvrage, l’écoute (au sens taupologique que ce mot pouvait encore avoir au dix-neuvième siècle) semble s’attendre à l’irruption qui viendra briser le calme : « ce silence est trompeur », songe-t-elle ; « il peut être interrompu tout d’un coup, et ce sera la fin ». Inquiète, la taupe l’écoute, s’alarme donc parfois : « je tends l’oreille, j’épie ce silence (ich lausche, lausche in die Stille) qui règne immuablement jour et nuit », raconte-t-elle, soudain toute ouïe. Mais ces sursauts, dans les premiers temps, ne durent pas ; celle qu’on pourrait nommer la taupe écoute(comme on parlait autrefois d’une sœur escoute) retourne à son endormissement : « je souris rassuré et, les membres détendus, je plonge dans un sommeil encore plus profond ».

Tant qu’il n’y a pas d’effraction, l’écoute, de et dans l’œuvre, n’entend donc rien. C’est une écoute silencieuse, assoupie, somnolente. Un agent dormant, comme on dit dans le lexique de l’espionnage ; en attente d’être activé.

Mais voilà que, un beau jour, dans la nuit du terrier, la scène auditive change irrémédiablement :

« J’ai sans doute dormi très longtemps ; [...] mon sommeil doit déjà être très léger, car c’est un sifflement à peine audible en lui-même (ein an sich kaum hörbares Zischen)qui me réveille. Je comprends aussitôt : les petites bestioles, que j’ai beaucoup trop peu surveillées (beaufsichtigt) et beaucoup trop épargnées, ont foré quelque part, en mon absence, un nouveau passage ; [...] l’air vient se prendre là et c’est ce qui produit ce sifflement (das zischende Geräusch)... Il faudra que je commence, en auscultant les parois de ma galerie (genau horchend an den Wänden meines Ganges), par localiser l’avarie grâce à des sondages, et ensuite que je supprime ce bruit... » (p. 150)

Comme Harry Caul dans Conversation secrète de Coppola, l’écoute du terrier, terrée chez elle, colle ses oreilles aux murs, dans l’espoir d’y trouver, non pas un microphone (du moins pas pour l’instant), mais un trou localisant la source. La taupe, toutefois, se méprend gravement sur l’origine de ce bruit, qu’elle ne parvient à capter que peu à peu. Elle songe d’abord :

« Ce bruit (Geräusch) est au demeurant relativement anodin ; je ne l’ai pas du tout entendu (gar nicht gehört) en arrivant, quoiqu’il fût certainement déjà là ; il m’a fallu d’abord me sentir complètement chez moi pour l’entendre (völlig heimisch werden, um es zu hören) ; il n’est en quelque sorte audible que pour l’oreille du vrai maître de maison (nur mit dem Ohr des Hausbesitzers hörbar). » (p. 150)

Mais ce qui se donne ainsi à entendre aux seules oreilles internes, c’est aussi ce qui, petit à petit, les destituera de leur maîtrise au sein du chez-soi. La taupe écoute est à l’écoute, chez elle chez l’autre, dedans dehors. Elle a beau fouir, fouiller, excaver, elle ne trouve rien. Et, comme Harry, elle finit par ruiner son logis, en vain :

« J’entame mon enquête (Untersuchung) mais ne parviens pas à trouver l’endroit où intervenir ; je fais bien quelques sondages, mais au petit bonheur ; naturellement, cela ne donne rien, et le gros travail de creusement, ainsi que le plus gros encore de comblement et de nivellement, est vain. Je ne me rapproche nullement de l’origine du bruit (dem Ort des Geräusches) ; à intervalles réguliers, il ne cesse de retentir... Il ne devient pas plus fort non plus quand, au lieu d’ausculter la paroi, j’épie du milieu de la galerie (ohne direckt an der Wand zu horchen, mitten im Gang lausche)... Mais c’est justement cette uniformité en tous lieux qui me trouble le plus... » (p. 151-152)

Ainsi, à force de s’emballer, et tout en déconstruisant et reconstruisant sans cesse le bâti qui la loge [2], l’écoute finit en quelque sorte par s’écouter, c’est-à-dire par céder à l’otosuggestion. Dans une surenchère d’hypothèses, l’ouïe hypogée semble se métamorphoser en imagination, en folle du logis. Elle échafaude avec méthode des théories toutes plus aveugles, plus fausses les unes que les autres [3] ; et, à mesure qu’elle bâtit ainsi des structures, des constructions théoriques — tout un Bau fantôme et fantasmatique qui semble redoubler le terrier réel —, elle démultiplie l’objet de son écoute, cette source qu’elle traque désespérément :

« Il y avait encore la possibilité qu’il y eût deux foyers de bruit, que jusque-là je ne les eusse écoutés que de loin et que, m’approchant de l’un, ses bruits augmentent tandis que la distance réduisait ceux de l’autre, si bien que pour l’oreille le résultat restait approximativement le même. Je croyais presque déjà, en tendant bien l’oreille, percevoir des différences de son correspondant à cette nouvelle hypothèse, ne fût-ce que très vaguement. » (p. 152-153)

L’ennemi spectral qui assiège le théâtre des opérations de l’écoute, le fantôme qui hante l’opéra souterrain de ce drame sonore se divise, se scinde comme pour mieux être partout à la fois. Et, dans cette scission qu’elle paraît elle-même produire, l’écoute se retrouve finalement sur écoute, exposée elle-même à être entendue, ainsi qu’elle se l’avoue non sans réticences et dénégations :

« Plus j’y réfléchis, plus il me paraît invraisemblable que l’animal m’ait entendu ; il est possible, même si je ne puis m’imaginer comment, qu’il ait par ailleurs sur moi quelques informations, mais certainement il ne m’a pas entendu. Tant que je ne soupçonnais pas son existence, il ne peut pas m’avoir entendu, car alors j’étais silencieux, rien n’est plus silencieux que les retrouvailles avec le terrier ; ensuite, lorsque j’ai creusé à titre d’expérience, sans doute aurait-il pu m’entendre, encore que ma façon de creuser soit très peu bruyante ; mais s’il m’avait entendu, je n’aurais pas pu ne pas m’en apercevoir aussi ; il aurait dû pour le moins s’arrêter plus souvent dans son travail pour écouter ; or, tout est resté inchangé... » (p. 171)

Telles sont les dernières lignes du Terrier, ce récit étrangement inquiétant (unheimlich).

Qu’est-ce donc que je découvre, quand, comme la taupe, je suis une écoute ? Qu’est-ce qui m’attend, à force que je m’enfonce aveuglément dans la structure souterraine d’une œuvre ou d’un bâti, quel qu’il soit ?

Un bruit, un son qui me dit que moi aussi, je suis écouté. Je trouve là le signal de l’écoute que, sans le savoir, sans doute je suivais, je traquais et poursuivais : l’écoute de l’autre, celle qui m’aura précédé dans l’ouvrage, celle qui m’y attendait déjà.

S’il fallait céder à la tentation de lui donner un visage, une figure visible que l’on puisse reconnaître et nommer, je dirais que cette écoute de l’autre, tapie là, dans l’hétérotopie qui loge au cœur même du logis de la taupe, c’est ce qu’on appelle, en anglais, a bug.

A bug, c’est en effet d’abord une petite bête, une « bestiole » (comme dit le narrateur du Terrier), un insecte quelconque, voire un virus, bref, quelque animal si infime qu’on ne saurait le localiser. Mais a bug, c’est aussi, dans le lexique de l’espionnage, de la surveillance et de la mise sur écoute, un microphone caché qui capte les conversations.

Une sorte de puce, donc : tel serait l’un des noms possibles de ce point d’écoute introuvable que, en le démultipliant, la taupe (comme Harry) cherche d’autant plus ardemment qu’elle s’y sent écoutée.

Aimantée par ce point fantôme, l’écoute panique : la taupe cède à la peur, et l’ouvrage d’art s’avère n’être plus ce lieu de repos et d’harmonie où l’oreille trouve la sérénité d’un accord (symphonia), mais, au contraire, un réseau incontrôlable où la menace est permanente. Pour inconfortable et même terriblement alarmante que soit cette perspective, n’est-ce pas là, pourtant, la vie même de l’écoute ? Son jaillissement toujours renouvelé, entretenu dans et par son inquiétude, son intranquillité ?

Notes

[1p.128. Je cite toujours, en la modifiant parfois, la traduction de Bernard Lortholary : Franz Kafka, Le terrier, dans Un jeûneur et autres nouvelles, Flammarion, 1993.

[2« ... je ne fais que saper les parois de mon terrier, je gratte à la hâte ça et là, je n’ai pas le temps de combler les trous. » (p. 156)

[3« Je vais désormais changer de méthode. Je vais, en direction du bruit, bâtir dans les règles une grande tranchée et n’arrêter de creuser qu’une fois que, indépendamment de toutes les théories, j’aurai trouvé la véritable cause du bruit. Alors je la supprimerai, si ce n’est pas au-dessus de mes forces, et sinon j’aurai du moins une certitude. Cette certitude m’apportera ou l’apaisement ou le désespoir, mais, que ce soit l’un ou l’autre, ce sera hors de doute et fondé. » (p. 157)