entretiens décroisés
L’idée même de cette rencontre manquée tient dans la disco-biographie des deux hommes.
Après Marie & les garçons, groupe punk parti de Lyon pour New York où John Cale produit le single Rebop, Patrick Vidal s’empare du disco comme antidote d’un rock hétérocentriste. L’album Divorce marque une double rupture : au sein du groupe et avec son public.
Un peu plus tard, Taxi Girl apparaît au grand jour avec un autre single mythique, Cherchez le garçon. Mirwais Ahmadzaï accompagnera Daniel Darc jusqu’à la fin d’un groupe voué à l’auto destruction : Aussi belle qu’une balle / Je suis déjà parti, dernier 45 tours.
Patrick Vidal et Mirwais Ahmadzaï ont marqué chacun de leur présence visible ou non, vingt-cinq années d’une musique, populaire ou non. Suicide, paru en 1998, produit et composé en partie par Mirwais Ahmadzaï, a scellé leur rencontre sur le projet Sutra.
Restait, pour Vacarme, à marier les garçons le temps d’une interview, ce qui fut impossible. Une querelle mineure sur les crédits d’un titre. Un malentendu sur l’apport des musiques électroniques. Et un vrai désaccord sur la nécessité du grand public.
L’album de Mirwais Ahmadzaï, Production, est paru le 18 avril. La sortie de l’album de Madonna, pour lequel il a composé et produit six titres, a été fixée à juin 2000. Patrick Vidal prépare le second album de Sutra, dont la sortie est prévue pour la rentrée.
Patrick Vidal, dimanche 2 avril 2000
Je n’écris jamais sans musique. Je ne possède aucune technique d’écriture. Landing, un des premiers titres de Sutra, est aussi le premier texte que j’ai écrit, en 74 ou 75, en traduisant phonétiquement un texte de Burroughs. Ce que les mots m’évoquaient, je l’écrivais en français même si ça n’avait pas de sens. William Burroughs a vraiment été le déclic ! En particulier les traductions de Dashiell Hedayat, un écrivain français qui avait enregistré un album au milieu des années 70 avec l’un des membres du groupe Gong. Il figurait notamment sur ce disque un texte de Burroughs, et là nous nous sommes dit : « On peut chanter en français ! ". À son tour, Marie & les garçons a fait des nombreuses "adaptations". Pendant les répétitions, on jetait les feuilles par terre, et on mélangeait tout...
« Rien à dire / La division te déchire » (in Rien à dire)
« Tout ce que tu sais faire, c’est / Parler, parler, parler, parler » (in À bout de souffle)
Ces extraits sont issus de deux des trois titres du premier disque de Marie & les garçons. Pour À bout de souffle, j’avais repris des passages d’une émission de télé sur la folie, une fille qui disait : « Je suis folle et je vais là où il y a de la place »... « Parler » ou « ne rien dire », c’est un peu la même chose ! J’ai toujours recherché l’emploi du minimum, l’économie des mots ! Sur un des remix de Garçons, publié en 97, il ne reste de mes paroles qu’une syllabe : le « en » de « Encore l’amour », le titre du morceau. Cela m’a beaucoup amusé... C’est en cela que je n’entends pas « être un auteur », comme Philippe Pascal [chanteur des groupes Marquis de Sade puis Marc Seberg, ndr] ou tous ces gens que je trouve absolument terrifiants.
2Warhol, New York, le disco : une famille2
Je devais avoir 17 ans au début de Marie & les garçons, c’était pour une fête du lycée. Quelques années plus tôt en 1973, j’avais découvert Lou Reed et le Velvet Underground à travers la reprise de Sweet Jane par Mott The Hoople, que Bowie avait produite... Les films de Morrissey, la Factory, Warhol : le New York de cette période a été une vraie famille. Alors que je n’ai jamais touché à la dope à l’époque, je me sentais plus proche de ces gens-là que de personnes que je connaissais. Ça m’a vraiment éduqué ! C’était en pleine période dite décadente, et j’avais enfin trouvé une musique qui me correspondait et qui m’évitait d’écouter Deep Purple et les Who’s comme tout le monde. Du coup, tout ce qui flirtait avec côté un peu décalé, sexuellement un peu trouble, je me jetais dessus comme un fou.
Ensuite, le disco a correspondu à quelque chose de très profond chez moi, du fait de ma sexualité différente de celle des autres. J’avais enfin trouvé un lieu qui pouvait me satisfaire. J’ai fait mon coming out avec le groupe en 78. Nous vivions comme une famille, on répétait 8 heures par jour, puis nous allions boire un verre et nous rentrions chez nos parents. Jusque là, je n’avais pas de sexualité, ça ne m’intéressait pas du tout à l’époque. C’est le disco qui m’a conduit dans les clubs où j’ai rencontré un homme plus âgé que j’ai revu, ensuite. Les autres ne savaient pas. Cela n’a pas posé de problème.
Nous avions partagé, avec Marie & les garçons, une aversion pour les clichés rock auxquels, bien sûr, nous n’assimilions ni Bowie ni Lou Reed... Notre refus de ces clichés s’est traduit à son paroxysme avec Garçons et l’album disco. J’avais un look assez cuir et, dans les concerts, j’avais toujours un premier rang de gays : je repérais les mecs et je chantais vraiment pour eux. On s’était d’abord appelés Les garçons sauvages et, même si nous avions en commun la même fascination pour Lou Reed qui sortait avec Rachel un transsexuel, ou pour Bowie et Iggy Pop ensemble à Berlin, ça commençait à faire beaucoup pour le groupe...
2 Travail, musique et mythologie punk 2
Je ne travaille pas pour écrire. Je ne travaille jamais d’ailleurs. C’est pour ça que je n’ai pas d’ordinateur car je n’arrive pas à m’investir très longtemps... Quand je jouais de la guitare dans Marie & les garçons, je n’en jouais que dans le groupe, jamais chez moi, et je n’ai jamais progressé parce que je crois que je n’aime pas la technique. C’est une déformation de l’attitude punk, qui m’a satisfait et que j’ai conservée. Nous avons toujours revendiqué de mettre en avant les faiblesses et la fragilité des choses, au détriment de la technique. Sur les machines, on a retrouvé ce discours sur les grands groupes de rock « qui n’étaient pas d’aussi grands techniciens que les musiciens de jazz ». Avec les premières beatbox, on se contentait de jouer trois boucles, mais il faut quand même avoir la culture, et l’intuition !
2 Succès / autodestruction 2
Faire de la musique facile entre guillemets ne m’intéresse pas. Donc, rentrer dans le jeu du show business... Avec Octobre, nous avons flirté avec ça. Nous avons fait la première partie de Bowie à l’hippodrome d’Auteuil. Nous avions une certaine liberté, mais aussi une maison de disque qui nous poussait à faire des télés, et nous nous sommes retrouvés dans des galas avec Partenaire Particulier ! Alors je refusais de remonter sur scène à la fin pour saluer...
Mais Octobre s’est arrêté parce que Franck Darcel avait une espèce d’aversion pour Paris et voulait vraiment rester à Rennes. Il a donc proposé de faire deux groupes, l’un à Paris et l’autre à Rennes... Et comme il voulait des musiciens rennais, il a engagé Pascal Obispo, dont il a produit ensuite le premier album qui comporte certains morceaux que nous avions répétés ensemble, mais sans mes textes.
Pascal Obispo a fait tout ce à que j’ai toujours refusé. Un peu plus tard, nous étions lui et moi, chez EMI et, au même moment en 1989, chacun apportait ses maquettes. Lui proposait une version un peu dansante de La mouche de Polnareff. Et moi, avec Discotique, je proposais un titre qui s’appelait « Posez-moi des questions sur ma vie sexuelle ? », avec des guitares très hard, et où je répétais inlassablement cette phrase en espagnol, en anglais, en français...
Juste après, j’ai eu envie de renouer avec le format pop en enregistrant un album solo, mais je me suis aperçu en cours de route que cela ne me plaisait pas. J’ai donc « recassé » le truc...
En revanche, Garçons avait très bien marché à l’étranger et ce sont les autres membres du groupe qui ont mal réagi. Pour moi, l’album Divorce était une parenthèse où je voulais vraiment faire de la disco avec tous les moyens possibles. Et Michel Esteban, notre producteur était d’accord. L’album suivant était déjà planifié, dans une veine Liquid Liquid, ce qui aurait posé des problèmes à notre maison de disque... Mais au cours de notre tournée, je me suis retrouvé chanteur sans guitare, à la tête d’un groupe disco, et les autres ont cru que je voulais devenir Travolta !...
Sur le premier album de Sutra, Landing constituait un titre très réussi de deep house jazzy à la Larry Heard, c’est pourquoi, avec Mirwais, nous avons recherché une façon de le défaire... Aujourd’hui, je suis vraiment satisfait avec Sutra, et même si nous avons signé avec Other Records, un label anglais très important dans la house, je suis très blessé du refus des maisons de disques françaises pour le premier album. « Hors format », nous a-t-on dit. Ni rock, ni techno.
2 Avant-garde / Instabilité 2
Mirwais a toujours eu un énorme rejet de Laurie Anderson et des « trucs branchés new yorkais », alors que c’est pour moi quelque chose de passionnant ! Alors injecter de la house dans un remix de Julien Clerc, c’est un débat qui en a animé certains... Il est vrai que Carole Laure, dont Mirwais à produit certains titres du dernier album, arrive à faire passer des choses intéressantes à un public de comité d’entreprise. Mais il y a des gens dont ce n’est pas le métier. Céline Dion, par exemple, est bien à sa place. Et Madonna, qui musicalement, est en train de se reprendre en main, a aussi enregistré des ballades mainstream horribles ! Je n’ai jamais pu écouter ses album alors que j’aime beaucoup le personnage... Disons qu’elle a régulièrement des étincelles, avec des morceaux incroyables, Vogue, Erotica...
2 Deejaying, art et diffusion 2
Je suis devenu DJ par plaisir, pour faire découvrir à travers les platines une musique que tellement de gens n’écoutaient pas : le hip-hop, le funk, l’electro. J’ai commencé dans les soirées à Lyon, puis aux Bains Douches.
Je suis musicien, j’ai fait des concerts, et je suis totalement contre la notion d’artistes deejays. Un deejay est un médiateur, un filtre entre les gens et d’autres artistes : c’est juste du plaisir et ça n’est pas rien non plus, mais je trouve ridicule cette volonté d’anoblir les disc-jockeys. Ils composent en effet, au sens où ils « font avec » avec la musique des autres. L’important, c’est le disque, pas le DJ même si l’agencement de ces disques importe énormément.
Aujourd’hui, il y a des deejays partout. C’est un peu ridicule. Cette façon de faire de la house une espèce de easy listening concourt à banaliser cette musique. La house est faite pour être jouée extrêmement fort dans des endroits énormes.
2 Sexe / compromissions 2
Je n’ai jamais parlé de filles dans mes textes, c’est vrai. Peut-être, cela a-t-il contribué à me garder éloigné du succès. Jamais je n’ai pu chanter une chanson d’amour comme Week-end à Rome... Le problème pour moi n’est pas de dire ou de ne pas dire. C’est d’arriver à chanter cela et moi, je ne le peux pas. Je pense que c’est d’une profonde malhonnêteté. C’est peut-être ma forme de militantisme mais, même à l’époque de Marie & les garçons, je l’ai toujours refusé. Un autre membre du groupe, qui écrivait également, me proposait parfois des textes que je ne pouvais pas interpréter. Je chantais quand même « Garçons sous la douche » de Burroughs et j’arrivais à faire passer à travers ces textes une sexualité que je n’exprimais pas. Mes parents, qui venaient au concert, me disaient : « Ce n’est pas possible ! », mais, le plus souvent, nous faisions un bruit terrible et je crois qu’on ne comprenait pas trop. Ils étaient surtout satisfaits de nous voir jouer devant 1 500 personnes...
On peut exprimer des idées. Cela dit, bâtir un morceau là-dessus au point que la musique devienne secondaire me terrifie. Je trouve le hip-hop français aussi anecdotique que les chanteurs engagés de 68. Prince a apporté davantage dans l’attitude masculin / féminin que tous les plus grands textes qui auraient été écrits. Le personnage lui-même pousse à l’admettre parce qu’on peut se poser des questions à l’infini sur ce type hétéro, qui porte des talons-aiguilles, et parce qu’on ne sait pas le situer. Dans ses textes, il n’emploie jamais ni il ni elle, mais reste un artiste parfaitement mainstream...
2 PaCS / homosexualité révolutionnaire 2
On retrouve à Act Up de petit brûlots genre petits punks et on se demande un peu quel discours ils peuvent avoir. Parmi eux, certains auraient monté un groupe à l’époque, mais c’est Act Up qui cristallise cela aujourd’hui et, bien que je ne souhaite pas qu’Act Up reste exclusivement le fait de pédés malades, cela m’étonne. De même qu’à un moment, il y ait eu autant de lesbiennes...
J’ai été très choqué lorsque l’association a commencé à se préoccuper d’autres personnes profondément homophobes. Il y avait là quelque chose du bon pédé qui va défendre la douleur de tout le monde alors qu’il s’en prend plein la gueule. Mais il s’agit de réactions épidermiques. Je suis déjà allé aux RH [réunions hebdomadaires d’Act Up-Paris, ndr], mais je ne supporte pas de prendre la parole et de lever le doigt. Je déteste les associations. Ce qui ne m’empêche pas de participer régulièrement par la musique en mixant pour des soirées aux profits d’Act Up.
Je ne suis pas du tout militant gay. Plutôt pour l’homosexuel seul, menant une vie terrible, contre tous. Quelque chose proche du FHAR, une homosexualité révolutionnaire ! Même si, à travers le sida, et je le comprends, certains de mes amis souhaitent se pacser, je préfère toujours être à côté, et cela recoupe la musique... Ne pas rentrer dans le rang. Et si l’on s’y trouve un tant soit peu, s’en aller au plus vite.
Mirwais Ahmadzaï, vendredi 31 mars
2 Électronique / acoustique2
Dès Mannequin, le premier maxi de Taxi Girl, Daniel (Darcel) a voulu quitter le groupe. Il n’était pas content parce que ses copains punks trouvaient que ce n’était pas assez rock’n’roll. Mais s’il se plaignait de la présence des machines, Daniel a toujours été assez intelligent pour comprendre qu’avec Taxi Girl, il tenait quelque chose d’exceptionnel. Et c’est pour ça qu’il est resté. Il y avait ce paradoxe en lui... Après 8 ans d’électronique où, malgré tout, les machines ont été présentes du début à la fin, j’avais envie d’autre chose. Juliette et les indépendants est donc allé dans une direction plus acoustique. En 86-87, la musique électronique était encore présente avec, pour le meilleur, des groupes comme Dépêche mode, et, pour le pire, toute la production euro-dance. C’étaient vraiment les débuts de la house, et cette musique n’était pas encore au point. Je trouvais beaucoup plus subversif d’écouter les Smiths et d’utiliser des sons clairs... Ce premier album de Juliette et les indépendants nous appartient et il ne ressortira jamais. Il est complètement loupé. La voix de Juliette était trop haute, et je ne maîtrisais pas du tout la production, qui est à la fois très naïve et très froide. On n’avait pas trouvé le truc. Heureusement, on en a vendu très peu.
2 Musique / couple / travail / groupe 2
« C’est à vous dégoûter de partager, tout en deux moitiés / C’est à vous dégoûter de vouloir faire, comme le monde entier » (in Cellophane, Mirwais)
« Je crois qu’il s’agit de perception idéale / On y voit tellement mieux qu’en unilatéral » (in Sandrine, sans faute, Juliette et les indépendants)
À deux, c’est hard, mais quand ça se passe bien, c’est l’idéal. De toutes façons, je ne crois pas en la démocratie, dans le groupe, c’est impossible. De toutes les personnes avec qui j’ai fait de la musique sérieusement, il n’y en a que trois avec qui je pourrais retravailler : Daniel, Juliette, et Madonna. À un moment donné, il se crée une espèce d’osmose qui prouve qu’on ne fait pas de la musique avec des gens uniquement pour des intérêts... À la fin, Daniel et moi, on ne se voyait plus, et bien que maintenant qu’un monde nous sépare, je pense qu’on pourrait refaire des chansons sans problème. Simplement, ni moi ni lui ne voulons le faire... Quant à Juliette, c’était complètement fusionnel...
Quand on s’est séparés avec Daniel, on me demandait ce que j’allais faire et, bien que je n’en mesurais pas la portée, je répondais : « On ne travaille pas avec quelqu’un du jour au lendemain. On n’a pas comme ça une complicité musicale avec n’importe qui ». Les groupes de rock qui, à 20-22 ans, font de la très bonne musique, se sont connus au lycée et vivent ensemble depuis 7 ou 8 ans ; il y a une espèce de maturité dans la relation. Alors que le premier album de Juliette et les indépendants, nous l’avons fait au bout d’un an ou deux, nous n’étions pas prêts. La différence avec le second album est si marquante parce que nous avons travaillé. Juliette, de son côté, a beaucoup travaillé pour trouver un style, et elle a beaucoup évolué au niveau des textes. Moi, je me suis énormément investi au niveau de la composition. Ce sont les plus belles chansons que j’ai écrites. Et cela ne m’a pas fait plaisir que la presse ne le reconnaisse pas davantage. Ce n’était pas possible. On y arriverait jamais ! On avait eu cette démarche intimiste et profil bas... Tu parles ! C’est ce qui m’a fait repasser à la musique électronique, dans l’autre camp.
2 House / variété / mainstream / underground 2
Avec Juliette et les indépendants, nous nous retrouvions toujours en concurrence avec la variété française et on nous faisait comprendre, dans les labels, que cette variété était bien mieux que nous. Ce qui est faux... Lorsque j’ai replongé dans l’underground spécialisé, ce que j’appelle l’avant-garde populaire, la house ou la techno, j’ai perdu ce statut de has been, c’est-à-dire d’ex-Taxi Girl avec peu d’avenir, en tous cas, dans Juliette et les indépendants. Subitement, je suis redevenu comme quand lorsque j’avais dix-sept ans avec Taxi Girl. Avec énormément de mépris pour la variété. C’était très stimulant parce que d’un coup, les critiques ne portaient plus. Je peux dire que musique électronique fait très envie dans les labels. C’est une musique de défilés, un peu « hype » en Angleterre. C’est chic. Et c’est de la musique intelligente que les cinéastes aiment bien... Alors, d’un coup, je pouvais dire à tous ceux m’avaient jeté : « Vous écoutez encore cette musique ? Mais c’est ça qu’il faut écouter ! »
2 Élitisme et diffusion 2
Dès le départ, avec Taxi Girl, nous nous sommes coupés par intransigeance d’un certain nombre de personnes qui auraient pu nous « servir ». On a eu un hit, mais très rapidement, on s’est fait laminer. Et quand j’avais trente ans, je ne connaissais plus personne. Nous n’avons jamais été des avant-gardistes de profession. Et, aujourd’hui encore, si mes goûts m’attirent vers l’avant-garde, ce n’est pas ma profession de foi. J’adore en même temps la musique commerciale. On n’était vraiment pas rigides. On écoutait les courants et on essayait. Bien sûr, certains nous ont reproché ce disque ; il y a toujours des ayatollahs pour dire ce qu’il faut faire. Taxi Girl a eu la reconnaissance du grand public et aussi l’image d’un groupe culte, même si je n’ai jamais défendu cet aspect-là. On naviguait entre les deux : on fréquentait les cercles élitistes et aussi les punks vraiment durs de l’époque, et parfois ça se terminait mal. Et puis il y avait le côté glauque de l’héro.
On a besoin de l’élite parce que ce sont des gens novateurs, mais la démarche élitiste me gave. Il ne faut pas aller dans une seule direction. D’un côté, les prolos du rock, les années 60-70, et de l’autre, l’élitisme. Je crois que tous les milieux sont intéressants. J’aime la démarche complète. Ce dont je me souviens des Garçons, c’est d’une démarche totalement élitiste. Comme Jacno, qu’on présente aujourd’hui comme le précurseur de la techno pop. D’accord, mais faut être honnête ! Il était aux Bains Douches tous les soirs, et dans ces conditions, on ne prétend pas avoir influencé les groupes. C’était tout de même des gens qui restaient dans un tout petit milieu et moi, je reste persuadé qu’il faut s’ouvrir. Il faut diffuser, aller vers le public.
Production est un album à la croisée de l’expérimentation et de la vision commerciale de la musique. Ces deux termes qui, a priori, ne vont pas ensemble, j’essaie de les rassembler. Parce que je pense que le défi est là. Dans l’amélioration de la pop song. La musique commerciale n’est pas devenue une science mais, l’étape suivante aujourd’hui, c’est d’aller vers cette pop song et de lui ajouter quelque chose. Plutôt que d’enlever. Parce que beaucoup de gens la prennent et la désossent pour la rendre très minimale. C’est une démarche intéressante, mais que l’avant garde pratique depuis maintenant 20 ou 25 ans.
2Famille afghane2
Je suis né en Suisse, à Lausanne, où mes parents s’étaient rencontrés. Puis je suis parti en Afghanistan jusqu’à l’âge de 7 ans. Enfin, je suis revenu en France parce que mon père qui faisait du commerce par le gouvernement afghan avait été nommé, et ma mère qui est italienne souhaitait rester en Europe... Fin 66, nous nous sommes installés à Paris. Je suis donc totalement urbain, exceptés ces 7 ans de ma vie dans un endroit qui est proche de la lune. L’Afghanistan des années 60 était un pays extrêmement fermé, et même à Kaboul, je ne sais pas s’il y avait 50 étrangers ! La maison dans laquelle on habitait était une grande maison avec une enceinte en terre... On vivait tous à l’afghane, avec des tapis, des tables basses... Et j’ai ces souvenirs qui me hantent... J’aimerais y retourner, mais je suis réfugié politique depuis la guerre d’Afghanistan et, rien à faire, je ne pourrais jamais. De toutes façons, on m’a raconté que tout a été détruit. Il n’y a plus rien. C’est horrible. Il y a eu des mines anti-personnelles partout, des morts partout. C’est la guerre depuis 20 ans. Et ça, c’est un manque, c’est monstrueux... C’est normal : 7 ans de sa vie, au début, dans une famille très fermée, qui est maintenant complètement dispersée, certains aux États-Unis, beaucoup sont morts... On me dit toujours depuis Taxi Girl que ma musique est mélancolique. Je pense que c’est ce retour vers le passé que jamais je ne pourrais faire... Je l’analyse comme ça : je suis à la recherche de mes racines.
2 Musique / politique 2
Fred Chichin a côtoyé le groupe aux tous débuts de Taxi Girl. Comme il jouait avec Gazoline, Daniel et Laurent ont joué avec eux. Puis Fred est tombé pour une histoire de dope, on a reformé le groupe, et c’est de là qu’est parti le succès de Taxi Girl. La référence à Gazoline dans Aussi belle qu’une balle vient de là. Parce qu’on aimait bien ce groupe. Et puis un jour on avait raconté qu’on s’était rencontré chez Alain Kan, ce qui n’était pas vrai. On était jeunes, je ne sais plus pourquoi on avait raconté ça... On était tous ambigus par rapport à l’homosexualité. Laurent aussi en jouait, même s’il est hétéro. Très honnêtement, y compris moi. Mais il y avait un fond de vérité, on ne peut pas tricher avec ça, ça n’est pas possible. Par la suite, j’ai fait une analyse et j’ai compris exactement où j’en étais, mais à 17-18 ans, la sexualité n’est pas forcément formée. Je crois que c’était en nous. Dans le monde anglo-saxon, où les groupes sont très jeunes, on retrouve souvent cette ambiguïté. Et ça transparaissait chez nous parce que nous étions jeunes et parce que notre sexualité n’était pas formée. Parce qu’en France, à 30 ans, on sait si l’on est hétéro ou homo, mais avant, comme on est dans un pays latin, il faut affirmer le côté macho... Après Taxi Girl, Daniel a dit qu’il était bisexuel, mais jusque là, son homosexualité était restée latente et ça transparaissait dans ses textes évidemment. Il m’a fait découvrir Jean Genet. On se reconnaissait pas mal là-dedans. Genet a montré que les homosexuels n’étaient pas seulement les folles ou les tapettes qu’on voit le samedi soir dans les émissions de prime-time. Je trouve que c’est le désespoir pour quelqu’un qui ne sait pas. À cause des conditions sociales, une attirance homosexuelle ou bisexuelle se traduit par une violence terrible à l’encontre de soi-même et contre les autres...
Je ne crois pas une seconde au discours militant dans la musique et en particulier dans les textes. En revanche, je crois fermement au militantisme pur et dur. Sous quelque forme que ce soit. À Act Up, dans un parti politique de droite ou de gauche. Un engagement, c’est ce que je respecte le plus au monde. C’est la seule façon de changer les choses. Moi, ce que je recherche, c’est l’honnêteté et la justice sur terre. Aussi bien pour les hétéros que pour les homos. C’est à dire que si je reconnais tout à fait le combat homosexuel - et je suis le premier à le défendre, je ne veux pas aller dans un bord ou dans l’autre... Il faut un truc vraiment large. Il faut qu’il y ait un consensus à un moment donné. Et je fais partie des gens qui demandent le respect avant tout. Ça n’a plus rien à voir avec la race, la sexualité ou quoi que ce soit. C’est le respect. Et c’est la première chose que je demande à un être humain.