le cil des siècles
par Fabien Jobard
Un battement de cils. Des cils d’Huguette, Hortense Lyon nous indique avec précision qu’ils « avaient gardé leur courbure de jeunesse ». Ils flottent dans ce bref instant où la nuit touche à sa fin, moment de la mort ou moment du sommeil effleuré. Huguette s’en balance, de la mort ou du sommeil : n’a-t-elle pas les pieds en l’air ? Mais ce qu’elle voit, dans ce battement de cils qu’autorise encore l’étau qui la serre, c’est une mouche qui la nargue, virevoltant entre elle et son bourreau. Le clignement offre prise au sommeil, à la rêverie, à ces helicopis cupido dont Huguette s’enchante, ivre de la clairvoyance toute particulière qu’offre le moment du clignement. Il faut savoir battre du cil, pour, comme Huguette, disposer de cet amour des êtres qu’on mange ou qu’on aime. Il en va tout autrement du somnambule, que le sommeil dote d’une autre sorte de clairvoyance, angoissante, envoûtante. Eyes wide shut : lorsque l’état du clignement est celui de la vie tout entière, lorsque l’activité ne sait plus être distinguée selon qu’elle est diurne ou nocturne, lorsque l’œil fermé est encore grand ouvert, l’être errant que décrit Olivier Schefer se trouve comme déposé sur un « tertre élevé, à voir sans rien distinguer, prenant la mesure de l’horizon, ignorant les objets qui le composent ».
Voir sans distinguer ? Voir sans savoir ? Tout ce que la littérature des arts de gouverner a enseigné à rejeter. Cette doctrine a été, des siècles durant, une littérature des miroirs et des jeux de regard. A la fin du XIIe siècle, nous dit Michel Sénellart dans Les Arts de gouverner, est apparu le premier traité sur le gouvernement du prince portant le titre de Miroir (Speculum). Le miroir est l’instrument essentiel du prince : y contempler son reflet, c’est s’assurer que les traits du visage sont impavides, qu’aucune passion, la colère ni l’envie, ne les déforment ; c’est se rendre maître de soi et de son naturel, maître de la nature et des hommes. Mais, nous dit Sénellart, au XVIe siècle, le souverain ne se mire plus en son miroir. Sa main, lentement, en a dévié le champ. Désormais, le miroir dans lequel plonge le regard du Prince est tourné vers la pièce dans laquelle conseillers, percepteurs et administrateurs de tout le pays sont rassemblés. Le visage du roi se dérobe, à mesure que le pays devient visible à tous.
La société, dans l’ombre du souverain, devient transparente à tous. Un petit mouvement de rotation, quelques degrés autour d’un axe, et c’est toute l’économie de la visibilité et de l’invisibilité qui fait basculer les régimes de la souveraineté. Être gouverné, c’est moins, aujourd’hui, être assujetti au regard du souverain qu’être soumis à l’injonction d’être, comme il l’était lui-même au temps des Specula, autonome, visible de tous, exemplaire. Nouvelle rotation du miroir. Mais, comme l’image d’après le clignement n’a plus rien de commun avec l’image d’avant, ce n’est plus le visage du prince qui se reflète en ce grand miroir des arts de gouverner, mais la subjectivité de chacun. L’heure n’est ainsi plus à vouloir dévoiler le souverain pour le rendre visible et, ainsi, le mettre à nu, le défaire de sa puissance. L’impératif est bien plutôt savoir de quoi doter nos subjectivités transparentes pour les soustraire à l’emprise du pouvoir. Dans ce combat, nous nous connaissons, pour alliés, la clairvoyance du somnambule et les cils d’Huguette.