du progrès carcéral
Le système carcéral canadien offre un terrain d’observation idéal pour envisager aujourd’hui l’état de nos sociétés post-disciplinaires. D’une part, on y trouve un mixte un peu terrifiant de l’injonction néo-libérale à l’autonomie et de l’injonction thérapeutique initiée par les sciences cognitivo-comportementales. D’autre part, on peut y interroger les manières dont les détenus reçoivent de telles injonctions et y opposent de nouvelles formes de critiques ou tentent de se les réapproprier pour gagner en liberté. [1]
Bien que Surveiller et punir ne soit pas d’abord un ouvrage sur les pratiques d’enfermement, ni même sur les prisons, mais sur les mécanismes disciplinaires saisis comme le sombre diagramme de l’humanisme et des sociétés modernes, son impact sur les manières de concevoir et penser la prison et le système pénal contemporains a été, on le sait, considérable. Avec lui, les observateurs ont notamment cherché à décrire et interpréter l’inertie historique lourde des institutions carcérales. Il s’agissait alors de montrer comment la pénologie correctionnaliste et les réformes pénitentiaires restent massivement enfermées, pour reprendre le mot d’Alvaro Pires, dans la « bouteille à mouche » d’une rationalité pénale moderne, saisie comme un système de pensée clos dont le socle s’est construit à la fin du XVIIIe siècle, qui possède la capacité de naturaliser la structure normative des lois pénales et ses pratiques institutionnelles [2].
D’autres, observant d’abord le système pénal américain, n’ont pas hésité à opposer à cette « vision de l’inertie » celle du changement et de la rupture. Les discours et pratiques pénales actuelles traduiraient l’avènement progressif d’une nouvelle pénologie non plus orientée vers les individus et leur transformation (celle qui caractérisait la « vieille pénologie » correctionnaliste), mais vers la gestion efficace de populations. Cette nouvelle pénologie serait moins concernée par la responsabilité, la faute morale, le diagnostic, l’intervention et le traitement du délinquant que par son identification, sa classification, sa catégorisation et sa gestion, en tant qu’il est désigné comme appartenant à un groupe dangereux ou indésirable : « à risque ». Là, ce n’est plus tant la notion de discipline qui organise l’interprétation — elle est déclarée désuète — que les mécanismes au travers desquels s’opère la régulation (post)-sociale au sein de différents dispositifs de sécurité. Dans ce cadre, la prison constituerait ainsi le maillon ultime d’un circuit d’exclusion surplombé par une pénalité dite « actuarielle » (i.e. qui s’outille, à la fois dans les domaines de la prévention, de la prédiction et du traitement du crime, de méthodes statistiques de calcul des risques importées des champs de la finance, de l’assurance et de la prévoyance) dirigé vers ceux que l’on n’essaie plus de réintégrer dans des circuits d’inclusion. L’utopie pénitentiaire ne serait plus le Panoptique, mais plutôt Pelican Bay (Californie), prison presque entièrement automatisée, conçue pour réduire les contacts des détenus et les ouvertures sur l’extérieur au maximum, sans activité ni distraction ; un pur instrument de neutralisation.
Si ces interprétations ont ouvert l’espace de réflexion d’une manière remarquable, on sait maintenant que non seulement les techniques actuarielles n’ont pas constitué l’unique alternative à la pénologie correctionnaliste, mais que la mutation elle-même a largement été surestimée ; le post-correctionnalisme qui caractérise aujourd’hui le système carcéral américain est loin de s’exporter aussi massivement que les récits des observateurs ne le suggèrent. Surtout, si le présumé « tournant actuariel » est venu s’hybrider aux États-Unis à de puissantes forces politiques méthodiquement vouées à la destruction de l’idéal réhabilitatif du système pénal, on verra que son effectuation relative dans d’autres systèmes ne marque pas tant le passage d’un modèle correctionnaliste à un modèle « incapacitant » qu’une transformation du modèle correctionnaliste lui-même, désormais reformulé en des termes qui avalisent une conception néo-libérale du sujet délinquant. À cet égard, le système pénitentiaire canadien est particulièrement symptomatique.
naissance du délinquant néo-libéral
Si chaque pénitencier canadien se présente structurellement comme une forteresse destinée à se défendre d’un « ennemi de l’intérieur » (l’organisation panoptique, là comme ailleurs, a presque toujours été secondaire, voire totalement absente, par rapport à cette dimension strictement sécuritaire), cette structure guerrière-défensive est complétée par un continuum sécuritaire d’ensemble sous-tendu par la production de savoirs individualisés qui doivent permettre d’assurer une circulation fluide et maîtrisée des détenus d’un type d’établissement à un autre (unités spéciales de détention, établissement de sécurité maximale, moyenne, minimale), selon le degré de coercition jugé requis pour chaque détenu en fonction des « risques » qu’il est considéré représenter.
L’émergence puis l’omniprésence de l’outil-risque doit être saisie comme une réponse institutionnelle à une double crise de légitimité. Crise de l’objectif réhabilitatif du système pénal d’abord. De fait, cette critique rassemblait, sur la base d’arguments et d’idéologies contradictoires, marxistes, foucaldiens, conservateurs et libéraux : la réhabilitation est une illusion qui masque la violence des rapports de classe, la réhabilitation est le raffinement moderne de la cruauté, la réhabilitation s’illusionne quand elle croit supplanter les vertus sociales de la punition véritable, la réhabilitation coûte trop cher au regard de ses piètres résultats, etc. Crise d’une pratique thérapeutique clinicienne ensuite, à la fois dénoncée pour son laxisme à l’égard d’individus dangereux et pour son incapacité à adopter une « démarche scientifique efficace ». Cette double crise a constitué le support négatif d’une vaste réarticulation portée par la révolution cognitive, la multiplication des outils actuariels d’évaluation clinique et la responsabilisation accrue des bénéficiaires de l’intervention thérapeutique [3], au cours de laquelle la pratique thérapeutique a cherché (et a trouvé) une nouvelle légitimité en réorganisant ses techniques de vérités.
Dans ce cadre, un processus formel alliant l’évaluation de facteurs de « risque de récidive » à une planification d’intervention visant à gérer le contenu correctionnaliste de l’enfermement ainsi qu’à organiser les modalités d’obtention des libérations conditionnelles, a été mis en place au début des années 1980. Ce système repose sur l’hybridation d’une gestion actuarielle (statistique) des « risques » et de pratiques thérapeutiques d’inspiration cognitivo-comportementale, structurée autour de l’identification des « besoins » ou « facteurs criminogènes » dynamiques des détenus. En suivant Hannah-Moffat, on peut ainsi observer comment l’alignement du « risque » de récidive sur les « besoins » du prisonnier contribue à l’appréhension du détenu comme un « sujet à risque évolutif » (transformative risk subject) qui est propice aux interventions thérapeutiques ciblées. Cet alignement permet ainsi de réaffirmer la nécessité de réintégrer le délinquant dans la communauté et de réduire les risques de récidive. L’inclusion des « besoins » du prisonnier dans le calcul du risque reconfigure les efforts interventionnistes et lie les stratégies de gestion du risque à des stratégies réhabilitatives sous-tendues par une théorie psychologique normative de la personne incriminée [4]. En résumé, l’association risque-besoin et le mode de pensée hybride (clinique-actuariel) sur lequel elle repose forge le cœur d’un modèle correctionnaliste désormais néo-libéral.
En effet, l’action sur les « besoins » ou « facteurs criminogènes » appuie un processus de responsabilisation qui ne se fonde pas (ou plus) prioritairement sur les notions de cause ou de faute, mais plutôt sur un pôle « motivationnel », et la mise en avant de valeurs psychologiques individuelles, telles « l’initiative personnelle », « l’implication », la « prise en main personnelle » du détenu, etc. Les modes de construction catégorielle de ces besoins visent, on l’a dit, à organiser un « plan correctionnel d’intervention » par les agents de libération conditionnelle en détention. Ainsi, un aspect important de ces savoirs et techniques réside dans le fait que ces programmes ciblés et « adaptés » aux « besoins » du détenu visent toujours la création d’un sujet discipliné mais surtout que cette discipline implique désormais la production d’un sujet responsable et capable d’identifier ses sources de risques, ses ressources et les situations qui peuvent produire un comportement criminel. Le medium de la discipline n’est pas tant ici une anatomie politique du corps, mais une injonction à l’enrôlement subjectif conçue comme le pivot à partir duquel le détenu est censé partager les objectifs des programmes : « lutte contre la violence », « acquisition de compétences psychosociales », « programme pour délinquants sexuels », etc. La figure disciplinaire idéale, incarnée dans Surveiller et punir par le soldat du XVIIe siècle dont on s’attache à régler chaque geste avec minutie, s’efface devant celle de l’entrepreneur de soi.
Mais l’analyse externe de cette gouvernementalité, qui conçoit le délinquant comme un sujet dont on doit aider à révéler le capital humain, reste insuffisante. Du moins, elle ne doit pas éluder l’évidence : « toute gouvernementalité ne peut être que stratégique et programmatique. Ça ne marche jamais [5]. » Il s’agit donc certes d’isoler les traces d’un projet punitif partiellement renouvelé, mais en aucun cas de substituer ces éléments stratégiques à l’effort de compréhension des expériences des gouvernés en détention. C’est au contraire les frottements entre deux ensembles qui doivent nous intéresser : d’un côté, les transformations contemporaines d’une rationalité pénale, d’un projet punitif et des types d’assujettissement corrélatifs à ce projet, et, d’un autre côté, les pratiques d’enfermement, les jeux interactifs en détention, les formes de subjectivation potentiellement libératrices. Il s’agit également de suspendre l’aporie qui consiste à ne concevoir la résistance qu’à l’intérieur d’un dispositif de pouvoir : aller en deçà d’une perspective strictement gouvernementaliste, et prendre cet « en deçà » au sérieux ; confronter le monde des discours à celui de l’action ; reconstituer, au moins par bribes, l’infrapolitique carcérale, soit une résistance qui reste une résistance silencieuse qui s’effectue en deçà des luttes visibles. En deux mots : non pas saisir la bataille mais une de ses conditions, ou, dit autrement, la saisir lorsqu’elle ne laisse entendre aucun grondement.
en deça du gouvernement
On l’a vu, l’objectif de l’intervention sur les besoins est de diminuer les risques que la personne est considérée présenter pour la collectivité. C’est sur cette base que l’ensemble des décisions concernant tant le placement en établissement que les possibilités de sorties anticipées sont prises. Elles donnent l’espoir au détenu d’obtenir une sortie après avoir purgé un tiers de sa sentence ou d’être détenu dans un environnement relativement moins coercitif (d’un établissement de sécurité maximale vers un établissement de sécurité moyenne, d’un établissement de sécurité moyenne vers un établissement de sécurité minimale, etc.). Or, par ce biais, la participation aux programmes thérapeutiques est, de fait, réintégrée au jeu des privilèges et du donnant-donnant qui caractérisent traditionnellement le fonctionnement des prisons. Ainsi, l’enjeu critique, pour ceux qui sont gouvernés, n’est pas tant de décrier le projet d’autonomisation en tant que tel que de détailler l’écart qui sépare ce projet et l’entrelacement concret des pratiques des experts aux jeux pervers, privilèges, chantages et autres contraintes par le biais desquels l’ordre carcéral est constamment reproduit.
Parce qu’ils s’intègrent au dispositif sécuritaire de l’établissement, ces programmes (et les suivis psychologiques dont ils peuvent faire partie) sont traversés par une méfiance généralisée. En effet, bien que quelques détenus s’inscrivent pleinement dans leurs programmes, acceptent la manière dont sont définis leurs « problèmes » et « besoins » auquel le programme entend répondre, une grande majorité des détenus critique sévèrement ces dispositifs. Les relations thérapeutiques sont alors décrites comme une « pièce de théâtre » : il s’agit alors de « montrer de la motivation », d’adopter le langage de l’expert, de dire ce qu’il faut dire et de faire ce qu’il faut faire. Les détenus, conscients des contraintes qui pèsent sur eux, jouent le jeu et remplissent leur rôle, mais avec une distance significative. Il s’agit notamment de se donner les moyens de « négocier » une sortie éventuelle en manifestant une bonne volonté.
« L’ensemble [6] quand t’arrives dans un pénitencier c’est pareil comme si tu entrais dans une pièce de théâtre. Tout le monde se donne des rôles pis y a rien qui se passe au bout de la ligne. (...) Si tu y vas pas voir le psychologue on va te descendre ton salaire tu y vas ben tu y vas parce que t’as pas le choix. C’est comme ça les programmes. Si il est forcé... T’as aucun intérêt à aller là, t’as aucun intérêt à aller là, que ça soit n’importe quel programme. C’est pour sortir plus vite. C’est pour te donner une image : « suivi psychologique », « compétences psychosociales », « vivre sans violence »... c’est bon, c’est des beaux crédits, on va te mettre dehors... Mais y a pas le choix d’y aller y a un gun en arrière de la tête !! Tu comprends ?! Y a pas arrangé son problème » (vice-président d’un comité de détenu).
« Toi il faut que tu t’arranges pour que lui, dans son rapport il se sente sécuritaire. C’est donnant-donnant dans la vie » (détenu sans poste particulier).
Structurée par les contraintes propres de l’institution, la conformité tactique est systématiquement renvoyée aux caractéristiques psychologiques supposées des détenus : « ils instrumentalisent tout, ils ne font les programmes que pour sortir plus vite » disent parfois des surveillants. Ces contre-conduites, fruit d’un système de rapports de force complexes, peuvent être alors interprétées par les membres des services correctionnels comme symptomatiques du degré de criminalisation aigu des détenus...
Les efforts des experts pour déterminer le profil des récalcitrants et visant à « augmenter la motivation individuelle à l’égard des programmes » s’inscrivent dans la même logique. Le relatif constat d’échec du projet gouvernemental global permet alors, paradoxalement, de réaffirmer, par de multiples tactiques, les options individualisantes et responsabilisantes qui forment le regard « scientifique » de l’expert sur le crime et le criminel, socle de cette même gouvernementalité : « Rétroaction. Donner une rétroaction pour amener le délinquant à mieux comprendre sa situation et à voir comment son comportement est nuisible. Responsabilité. Souligner que c’est le délinquant qui doit prendre la décision de changer de comportement. Conseils. Donner des conseils pour aider le délinquant à cerner les problèmes, et parler de la nécessité de changer. Menu. Suggérer un éventail de stratégies qui favorisent le changement. Empathie. Montrer qu’on accepte et qu’on comprend le délinquant. Auto-efficacité. Convaincre le délinquant qu’il est capable d’appliquer une stratégie de changement [7]. »
Si une trame commune, structurée autour des notions d’arbitraire, d’incertitude et d’imprévisibilité, semble fédérer la plupart des critiques émises{}par les détenus, celles-ci se déclinent néanmoins selon diverses modalités,{}au gré des situations individuelles.
Le système est souvent dénoncé comme reposant non pas sur une relation d’écoute mais de chantage :
« C’est « prends ce programme-là sinon tu sortiras pas ». « Pourquoi tu fais le programme ? », « J’ai pas le choix de le faire sinon y me sortiront pas.(...) C’est la manière dont y forcent les détenus à le faire. C’est ça qui est pas bon ». « Fais-les ces programmes là, t’as pas le choix, j’te le mets sur ton plan de séjour ». « Si y est pas sur ton plan de séjour, ben, tu peux pas aller à la roulotte « [parloirs familiaux], » tu peux pas faire ci, ça... T’sais des menaces » » (représentant de bloc).
Des détenus déclarent avoir de réels problèmes mais les programmes ne permettraient pas de les prendre en charge :
« Les programmes y en a toutes sortes ici. Comme moi j’en ai jamais eu à faire. Moi quand je suis arrivé ici au début de ma sentence je suis venu pour voir un psychologue. On m’a demandé « pourquoi tu veux voir un psychologue ? T’as pas de problèmes de consommation, tu prends pas de drogue, t’es pas violent avec les femmes, t’es pas violent dans la vie. Pourquoi tu veux voir un psychologue ? ». Moi, je veux voir un psychologue justement parce que je veux savoir, je viens de me péter un vol d’un quart de millions quand je suis capable de travailler, je suis instruit, j’ai une bonne famille, j’ai pas de misère avec les femmes, pis je ne me drogue pas. Pourquoi moi je fais ça ? C’est ça que je veux savoir. Que j’ai été rencontré par un psychologue, y m’a vu dix minutes pis y m’a dit, « non, j’vois pas le besoin que tu as à voir un psychologue ». Y voit pas le besoin mais je viens de pogner cinq ans. Tandis que, y vont pousser des gens à aller voir un psychologue pis ils ne veulent pas y aller. C’est là que je ne comprends pas comment le système est fait. » (cantinier).
D’autres déclarent être intégrés à des programmes sans se reconnaître dans le « besoin » défini par l’évaluation et le « plan de route » élaboré par l’agent de programme. D’autres encore critiquent la variabilité des évaluations dans le temps selon la personne responsable et le regard qu’elle pose sur eux. D’un mois à l’autre un problème de violence peut apparaître ou disparaître s’ils changent d’agent en fonction des mutations ou autres transferts, annihilant toute perspective de planification thérapeutique raisonnée. Enfin, lorsque les suivis psychologiques font partie d’un programme spécifique, l’absence de confidentialité des rapports des psychologues fait l’objet d’une critique virulente :
« On me mettait beaucoup de pression pour aller voir un psychologue parce que ça faisait partie de mon programme mais, moi j’ai pas besoin d’un psychologue. Si j’en ai besoin, je vais y aller par moi-même. Y faut que tu ailles par toi-même. Et puis, un psychologue avant que tu parles réellement avec lui, ça peut prendre 1 an, 2 ans, 3 ans, 4 ans avant de t’ouvrir... Les psychologues de prison, t’entends tellement parler de magouille... « Ah le maudit criss d’écœurant y m’a fait un ostie de rapport ». C’est juste ça que t’entends. Tu les vois les psychologues dans le bureau avec les classements... les officiers ça déjeune. C’est toute une clique... D’après moi, un psychologue c’est supposé d’être confidentiel ! Quand y fait ses papiers, sa paperasse ou un rapport y peut faire un résumé qui fait comprendre pourquoi ton comportement, pourquoi t’es en dedans, qu’est-ce qui t’as amené à là. Comprends-tu ? Ça y peut le dire mais sans dévoiler !!! Y’ a pas de confidentialité, ça se conte toutes des affaires ! Aujourd’hui y a plus de confidentialité, y ont des ordinateurs, y pitonnent et y ont accès à tous les dossiers... » (vice-président club-vie).
Ces critiques, directement focalisées sur les programmes thérapeutiques en détention constituent l’un des axes centraux des entretiens réalisés. D’un côté, elles mettent au jour le positivisme déconcertant et l’outrecuidance de la double prétention « scientifique » et « experte » censée légitimer le processus de définition des besoins. Critique des gouvernés et critique sociologique s’entrecroisent ici : au-delà des soubassements normatifs (en matière sexuelle, de logement, de travail, etc.) et sexuellement différenciés qui sous-tendent le processus de définition des besoins, Hannah Moffat a bien montré comment les détenu(e)s sont alors exclu(e)s du processus de définition de leurs propres besoins, pour n’être plus que les récipiendaires de programmes prédéfinis et ciblés qui évacuent tout un ensemble de données jugées non pertinentes pour l’intervention.
D’un autre côté, l’imbrication de l’activité thérapeutique au système de privilèges qui régit la détention (et, parallèlement, la formalisation juridique renforcée entre les détenus et les surveillants) va jusqu’à remettre en cause l’idée selon laquelle les gardiens sont les piliers de la production de l’ordre, tant elle indique le renforcement de la position de l’expert dans l’équilibre sécuritaire de l’établissement. La sociologie de la prison a bien décrit, contre un certain monolithisme du récit foucaldien, le jeu de donnant-donnant qui sous-tend la reproduction de l’ordre carcéral. Loin d’être ordonné autour d’un unique principe disciplinaire, l’ordre carcéral était saisi comme le produit d’une double nécessité : celle, pour les surveillants, de limiter les problèmes en « lâchant du lest » (paradoxe et métamorphose du pouvoir : pour le garder, il faut en concéder un peu ; réprimer ne fonctionne bien que si, parallèlement, on suscite, conseille, guide, oriente, laisse faire), et celle, pour les détenus, d’améliorer leur quotidien dans les failles et les illégalismes de l’institution. Or la réintégration des programmes thérapeutiques (apprécions l’oxymoron : programme thérapeutique) dans ce jeu change la donne, et l’on ne peut plus désormais évacuer l’hypothèse selon laquelle la prison disciplinaire n’est peut-être pas derrière... mais devant nous.
Plus significativement peut-être encore, la critique des gouvernés ne se focalise pas fondamentalement sur le processus de définition des besoins ni même sur le projet d’autonomisation, mais sur la mascarade qui consiste à incorporer le langage de l’autonomie, lorsque les pratiques réelles le nient très largement. En d’autres termes, l’expérience des gouvernés invite à critiquer non pas un, mais deux mouvements à la fois contradictoires et intimement complémentaires. Selon un premier mouvement, le correctionnalisme néo-libéral semble guidé par une utopie carcérale dans laquelle le sujet coupable s’effacerait progressivement au profit d’un sujet capable de « consentir, de participer, de négocier, de construire et d’exécuter un plan de détention [8] ». Selon un second mouvement, le vaste système de privilèges et de chantage permanent, incluant gestion de la peine et conditions de vie quotidienne, vient pragmatiquement combler l’écart à l’utopie : le projet d’un gouvernement non plus strictement disciplinaire mais « incitateur » et axé sur l’implication personnelle du détenu se redouble d’une instrumentalisation efficace des rapports sociaux qui vient pallier les failles du consentement des détenus nécessaire à la réalisation de ce projet.
Ainsi, l’analyse du système pénitentiaire canadien à travers la voix des gouvernés laisse celui qui désirait y trouver un modèle politique pour accélérer le processus de détotalitarisation des prisons françaises dans une ambivalence irréductible, entre scepticisme radical et prudence politique. Suspendre l’évidence progressiste et se contenter d’objectiver une mutation des technologies du pouvoir ? Affirmer, avec Deleuze, qu’il « n’y a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c’est en chacun d’eux que s’affrontent les libérations et les asservissements [9] » ? Aujourd’hui, (et ce à l’instar des prisons scandinaves dans les années 1970-1980) le système fait pourtant figure de « modèle » : les droits des détenus sont plus nombreux et mieux défendus, le pouvoir y est plus doux, plus communicatif et moins souverain, les activités socioculturelles sont diversifiées, les libérations conditionnelles sont massives, l’idéal réhabilitatif réaffirmé, etc. Par ailleurs, on ne peut qu’être frappé par la similitude entre le fonctionnement formel du système canadien et les préconisations formulées dans les nouvelles Règles pénitentiaires européennes, récemment adoptées par le Conseil de l’Europe, et il est incontestable que ces Règles constituent une arme normative précieuse pour renforcer la mise à l’épreuve des prisons françaises, et dénoncer la persistance d’un pouvoir souverain intolérable en détention.
Dès lors, la leçon politique des gouvernés ne peut être qu’ambiguë et fragmentée. Elle illustre par exemple la pertinence de la position éthique des médecins et psychiatres qui, en prison, tentent de résister, au sein d’un courant plus global de psychiatrisation et de psychologisation de la sphère judiciaire, à la transformation de leur rôle de soignant en celui d’expert en dangerosité et risque de récidive. Elle montre également que les revendications d’autonomie n’ont pas à être abandonnées au nom de leur intégration par le système. C’est au contraire à la mise au jour de la trahison et l’amputation de cette autonomie que doit s’atteler la critique. Pour ce faire, il est sans doute nécessaire d’abandonner une réflexion en termes de bonne pensée pénitentiaire, et d’y opposer une mauvaise pensée pénitentiaire, transversale à l’institution qu’elle analyse : objectiver la participation active de la prison à des formes nouvelles de domination qui la dépassent tout en tendant vers elle, auxquelles la prison s’adapte aisément parce qu’elle les renforce ; renouveler les analogies, et faire voir, dans différents champs sociaux, les mêmes mascarades derrière des gouvernementalités similaires. Saisir, en retour, que la dénonciation du totalitarisme et la défense des droits de l’homme en prison restent bien évidemment indispensables, mais non suffisantes.
Alors peut-être les gouvernés des prisons canadiennes nous aideront à tirer un gain politique de l’incertitude critique contemporaine en matière carcérale : délestée progressivement et partiellement de l’une de ses cibles traditionnelles (le pouvoir souverain de l’institution sur les sujets reclus), elle éprouve les plus grandes difficultés à caractériser d’un point de vue sociopolitique les transformations « progressistes » et néo-libérales des institutions carcérales, dont elle constate d’innombrables effets pervers sans rien regretter pour autant de la configuration précédente.
Notes
[1] Cet article a d’abord fait l’objet d’une communication au sein du colloque 30 ans après Surveiller et punir de Michel Foucault, repenser le droit de punir, organisé par l’International Association for the History of Crime and Criminal Justice (IAHCCJ) et le Groupe d’Histoire Moderne et Contemporaine (GHMC), à l’Université de Genève, les 23, 24 et 25 février 2006.
[2] Pires A. P., « Aspects, traces et parcours de la rationalité pénale moderne », in Debuyst Ch., Digneffe F., Pires A. P., (éd.), Histoire des savoirs sur le crime et la peine. 2/ La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 3-52.
[3] Quirion B., « Traiter les délinquants ou contrôler les conduites : le dispositif thérapeutique à l’ère de la nouvelle pénologie », Criminologie, 2006 (à paraître).
[4] Hannah-Moffat K., « Criminogenic Need and the Transformative Risk Subject : The Hybridization of Risk and Need in Penality », Punishment and Society, 2005, 1, p. 29-51.
[5] Michel Foucault, manuscrit à l’introduction au séminaire de 1979, cité par Senellart, dans Senellart, M., « Situation des cours ». In M. Foucault (éd.), Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978 Paris, Gallimard/Seuil, Hautes Études, 2004, p. 405.
[6] Les entretiens dont sont issus les extraits qui suivent ont été réalisés dans trois pénitenciers fédéraux de sécurité dite moyenne au Québec. Ils sont le produit d’une recherche consacrée à l’analyse de l’économie relationnelle en détention, et, plus particulièrement, au rôle des leaders formels et informels en détention ; c’est dans ce cadre que j’indique les postes occupés par chacun des interlocuteurs. Par ailleurs, j’ai tenté de restituer et de garder intact le franc-parler québécois, sauf lorsque son entrelacement avec le jargon pénitentiaire le rendait trop incompréhensible pour un non-initié.
[7] Lynn Stewart et Janice Cripps Picheca, « Augmenter la motivation des délinquants à l’égard des programmes », Forum Service Correctionnel du Canada, 13, 1, 2001.
[8] Dan Kaminski, « Un nouveau sujet de droit pénal ? », in Moreau Th. et Digneffe Fr. (dir.), Responsabilité et responsabilisation dans la justice pénale, Bruxelles, De Boeck-Larcier, 2006, p. 45-64.
[9] Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990.