des drogues ingouvernables

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Les politiques de substitution en matière de drogues, pragmatiques, ont incontestablement démontré leur efficacité en termes de santé publique. Parallèlement, elles ont entraîné une reconfiguration des usages illicites qui risquent fort d’apparaître, à l’aune du réductionnisme médical et sécuritaire, comme l’échec du dispositif. C’est là masquer et rater l’essentiel : seule la visibilisation de l’expérience et des pratiques nouvelles des usagers peut le redynamiser.

Il y a un peu plus de dix ans se produisait une césure radicale dans l’histoire du contrôle de la consommation des drogues : la substitution. Le principe de la délivrance d’un substitut à l’héroïne de longue durée d’action, capable de supprimer le manque de douze à vingt-quatre heures — équivalent du patch nicotinique pour les opiacés —, était mis en œuvre à grande échelle, appuyé sur deux médicaments, la méthadone et le subutex, distribués en quelques années à des dizaines de milliers de personnes dépendantes des opiacés. Révolutionnaire, le procédé de la substitution l’était au moins pour trois raisons. Il bouleversait d’abord l’offre thérapeutique : surplombé par la loi de 1970 (alliance d’un principe de répression à celui de l’« injonction thérapeutique », qui permet aux juges de proposer des cures de désintoxication à place de la prison), l’arsenal thérapeutique se réduisait jusque-là à deux dispositifs, le sevrage et la parole, l’interruption sous contrôle médical de toute consommation de drogues ou la consultation psychothérapeutique. En soi l’élargissement était donc libérateur, il donnait une marge aux médecins et plus de choix aux patients. Chose inconcevable par ailleurs dans le répertoire thérapeutique précédent, il y incluait la chimie : rompant d’un côté avec la psychothérapie, il dépsychologisait le traitement de la dépendance, et déportait la question du pourquoi vers le comment, ne cherchant plus, ou plus seulement, à identifier la cause mais à traiter les effets.Se soustrayant de l’autre à l’impératif du sevrage, il ne visait plus à arracher le sujet à la chimie qui l’aliène, mais à remplacer un psychotrope par un autre, déplaçant le répertoire thérapeutique sur le terrain même des pratiques de « défonce ». Enfin, il ouvrait un espace entre la dépendance et l’abstinence, bouleversement tant pratique que symbolique, et troisième voie susceptible de tous les investissements — médicaux, politiques, existentiels — mais qui offrait matière, à revers, à toutes les suspicions — brèche par laquelle s’engouffreront les accusations de maintenir les « drogués » dans la dépendance.

Très vite les traitements se répandent, portés par la réorientation et la massification des pratiques initiales. Ils se réorientent tout d’abord : à l’ambition de la lutte contre le sida succède la volonté de soigner la toxicomanie. En plein cœur des années sida, la substitution constitue le dernier volet de ce que l’on qualifie, de façon plus globale, de politique de « réduction des risques », construite en France autour de quatre axes : éducation sanitaire (apprendre à « shooter propre », les seringues étant en vente libre depuis 1987) ; amélioration de l’accès aux structures de soins ; promotion de l’organisation des usagers de drogues en associations d’autosupport (1992) ; mise à disposition de traitements de substitution (1995-96). C’est le virus qui est visé à l’origine, non la toxicomanie. L’objectif est que les usagers de drogues puissent, soit se soustraire à la menace du VIH (éviter de se contaminer), soit se soigner : prosaïquement, qu’ils cessent de rater leurs rendez-vous à l’hôpital ou chez le médecin à cause d’un dealer en retard ou d’une crise de manque. Très vite cependant le dispositif se réoriente vers le soin de la toxicomanie. Conçue au départ pour que la dépendance n’entrave pas le soin, la substitution en fait pourtant bientôt son objet : en 1996 une circulaire fixe pour objectif au dispositif « l’interruption de la consommation d’opiacés, notamment d’héroïne » [1]. Dès lors, le dispositif se massifie. En 1993, la France disposait de cinquante places méthadone dans trois centres parisiens ; en 2004, 100 000 personnes environ sont sous traitement de substitution — élargissement qui n’aurait pas été possible sans une modification profonde du dispositif. À la prescription très encadrée des centres spécialisés (contrôle des urines, délivrance sur place) s’adjoint une prescription à grande échelle par les médecins généralistes apparemment plus souple, elle-même rendue possible par le recours à un nouveau produit. Apparemment seulement : si on confie à des non spécialistes la dispensation massive d’un psychotrope puissant, légal, remboursé, c’est parce qu’on a trouvé le moyen de glisser à l’intérieur même du produit la contrainte garantissant son innocuité et son acceptabilité sociale : comme la méthadone, le subutex supprime le manque et dans une certaine mesure l’appétence, mais du fait de ses propriétés (il stimule certains récepteurs opiacés et en bloque d’autres) et contrairement à elle, il protège de la surdose et constitue, au moins en principe, un frein à la consommation d’opiacés ; l’héroïne consommée après lui ne procure normalement aucun effet, et pris trop près d’un autre opiacé, il provoque de violents effets de manque.

On sait le résultat de cette politique. Le nombre des décès par surdose est divisé par plus de huit en dix ans (564 en 1994, 69 en 2004). Le taux de contaminations par injection s’effondre (3% des nouvelles contaminations en 2004 contre 40% en 1993). Les actes de délinquance liées à l’héroïne diminuent de façon spectaculaire [2]. 60% des personnes traitées estiment par ailleurs que leur qualité de vie s’est améliorée [3]. Du point de vue de la lutte contre le sida, cette politique est un succès incontestable ; elle fait rêver aujourd’hui plus d’un militant des pays de l’Est. De celui de la lutte contre les drogues, le bouleversement est total. Le dispositif institutionnel et la conception de la prise en charge des usagers en sortent profondément remaniés. De celui des usagers, la substitution a constitué, du moins pour beaucoup, un changement radical — un moyen spectaculaire de rétablir des équilibres : de rompre avec la course au produit liée au manque, d’enrayer la surenchère financière (ces médicaments sont remboursés), de reprendre la main sur un emploi du temps. Et tout ce qui s’ensuit, ou non : changer de vie, élever des poneys, ré-apprendre le piano.

Dix ans après, que voit-on ? En regard d’un réel apaisement sanitaire et de l’engagement de processus de sorties de toxicomanie chez une part inévaluable mais sans doute importante d’usagers substitués, des formes d’inadéquation des traitements substitutifs, une restructuration plutôt qu’une régression des consommations illégales, et, comme on le sait, des détournements. S’il a rendu visible, et pour partie au moins intelligible, une forme de dépendance qui a plus à voir avec le fonctionnement neurobiologique de l’organisme qu’avec le vice ou le diable, le changement de focale opéré par la substitution a vite engendré en revanche ses propres zones d’ombre. La médicalisation du champ laissait entière en effet, ou plutôt de côté, la consommation non médicale de drogues — c’est-à-dire ses rapports avec ses propres marges. En effet, loin de prétendre inventer un nouveau gouvernement des drogues, le dispositif d’un côté renvoyait la question du statut des usages détournés de drogues à la loi, dans les termes de criminalisation que l’on connaît, de l’autre déléguait à la technologie pharmaceutique, dans une forme de double discours, le soin de ramener les usagers dans le champ social (en leur offrant des opiacés légaux), et de leur imposer les règles médicales (en incorporant son éthique aux médicaments). Au moment même où il leur rendait une existence sociale, il s’interdisait en somme de voir chez eux autre chose que de futurs sevrés ou d’éternels dépendants sous contrôle d’un opiacé de synthèse, comme de penser ses relations avec des patients minorisés, tant par leur statut juridique que par les traitements qui leur sont délivrés, et contraints de cacher leurs pratiques réelles pour pouvoir bénéficier de ses services.

Étonnamment efficace sur le plan du manque, la substitution s’est en effet rapidement révélée inadéquate aux deux grandes aspirations d’une bonne part des usagers de drogues : maintenir du plaisir d’un côté, arrêter complètement de l’autre. Conserver du plaisir s’est bien avéré possible, mais à condition d’infléchir l’utilisation des produits (de piler les cachets pour y retrouver un effet en les sniffant ou les injectant, de les associer ou les alterner avec d’autres, de modifier les doses ou d’espacer les prises), ou de se déporter vers d’autres en complément du traitement, le plus souvent la cocaïne (éventuellement sous forme de crack) ou l’alcool. En revanche, sortir de la substitution s’est avéré plus difficile. Là où beaucoup avaient espéré trouver une forme de sevrage adouci, la prescription d’opiacés médicaux s’est souvent convertie en traitement au long cours, assorti par ailleurs d’une fin hypothétique, le sevrage de ces médicaments présentant des difficultés particulières (un temps de sevrage plus long, assorti de symptômes en dents de scie le plus souvent mal vécus). La substitution au sens strict ne s’est donc trouvée convenir, de fait, qu’à ceux qui consentaient à en rabattre sur les deux plans, du sevrage et du plaisir. Les autres, tantôt se sont arrangés avec les protocoles thérapeutiques, camouflant plus ou moins la partie inavouable de leurs pratiques, tantôt ont à nouveau disparu du champ, sevrés ou non, à nouveau invisibles.

Par ailleurs, loin de régresser avec la substitution, les consommations illégales se sont plutôt diversifiées et déplacées. Elles ont changé de nature, et leur marché avec. Effet direct, indirect ou connexe à la substitution, déclin de la demande d’héroïne incitant les vendeurs à diversifier leur offre, report des consommateurs vers d’autres produits, ou plus simplement mise à distance d’un produit qui avait causé trop de dégâts, il paraît difficile de faire la part des différents facteurs. Mais d’une façon générale, et si on met à part le cas particulier du cannabis, les sédatifs ont majoritairement cédé la place aux psychostimulants, au titre desquels la cocaïne, notamment sous forme de crack, et les amphétamines, qui suivent aujourd’hui le cannabis dans l’ordre d’importance des consommations. L’héroïne, de produit principal, semble avoir pris en d’autres termes le statut de produit secondaire, sur le plan individuel comme sur le plan collectif — tantôt plaisir retrouvé de façon occasionnelle parallèlement à un traitement, tantôt assignée (au même titre que d’autres opiacés) à des fonctions régulatrices dans la gestion de psychostimulants dont les effets excessivement intenses demandent à en atténuer la « descente », comme le LSD, le crack ou la kétamine.

Utilisés enfin par certains dans le strict respect des protocoles thérapeutiques, les médicaments de substitution ont été détournés par d’autres. Parce que c’est l’histoire et la compétence propres des amateurs de drogues que de détourner les médicaments pour en expérimenter toute la gamme des effets psychotropes, soit pour le simple plaisir de l’expérience, soit par « manie » (pour faire face à ces dérèglements du système de plaisir qu’on qualifie de toxicomanie), mais selon ses règles propres. Ou parce que c’est l’histoire de tout médicament psychotrope que de devoir trouver sa place spécifique dans la pharmacopée illégale, les produits de substitution ayant en outre aujourd’hui l’avantage de se maintenir à des prix relativement bas, puisque détournés d’un circuit remboursé. On a vu tout récemment encore se rejouer ce processus avec l’appropriation par des usagers de la Goutte d’Or du générique du subutex : à peine mis sur le marché en avril 2006, le produit est testé hors du protocole médical ; l’expérience rapportée est celle d’un cachet d’effet « plus fort mais plus court » (donc « meilleur ») à l’injection, mais plus difficile à diluer que le subutex, alors que le fabricant s’était presque excusé d’offrir un produit plus facile à injecter (« le comprimé du générique buprénorphine est plus petit, avec moins d’additifs néfastes en cas d’injection, qui par ailleurs n’est pas du tout recommandée (...) Il n’était malheureusement pas possible de changer la formule pour empêcher qu’il ne soit dilué et injecté »). Inquiétude et agacement des usagers : il va falloir trouver encore d’autres procédés de détournement puisqu’« ils ne veulent pas que tu te soignes comme tu veux, mais comme eux ils veulent » ; et il faut craindre par ailleurs un « retour de l’héroïne » si le produit résiste aux usages qui voudraient en être faits. Inaudible pour la médecine officielle, l’histoire des drogues se construit pourtant dans son sillage, dans le simple plaisir de détourner et d’expérimenter des effets sans doute, mais aussi dans la quête permanente d’alternatives à ses options thérapeutiques. Médecine de rue et techniques de détournement s’alimentent en outre, ici, au refus du législateur de répondre à la demande d’une substitution injectable ou d’une dispensation médicale d’héroïne pour les usagers qui ne se satisfont pas des traitements disponibles.

Face à ces évolutions, la médecine paraît à la fois aveugle et désarmée — désarmée quant à l’évolution des traitements de substitution, et abusée par la seule part visible des pratiques, son champ de vision étant limité par la discipline qu’elle a instaurée. La question du sevrage des produits de substitution est la grande absente des protocoles médicaux et des textes réglementaires ; c’est dire si l’indécision persiste sur le statut de la substitution (traitement de maintenance ou étape vers le sevrage, les textes restent sur cette question des plus obscurs) et si le contrôle rassure. Inquiets du devenir d’une clientèle sous traitement depuis parfois maintenant six, sept, huit ans, bon nombre de médecins oscillent aujourd’hui entre commisération pour ces patients qui « n’arrivent pas à arrêter », même parvenus à des dosages très faibles, et réticence à les voir arrêter leur traitement de peur qu’ils ne « rechutent ». Paradoxalement, des options thérapeutiques engageant des traitements chimiques lourds, directement issus de la recherche neurobiologique, tendent à se reverser, le temps passant, dans l’interprétation symbolique, et à constituer les médicaments de substitution en supports transférentiels de problématiques plus complexes, comme l’avait fait la psychanalyse avec les produits illégaux auparavant et suscitant les mêmes réticences chez les patients. Et force est de constater, quoi qu’on veuille penser de la clinique « psy » de la toxicomanie, que résultent de ces glissements un flottement sur le rôle des prescripteurs et un brouillage des relations médecins-patients : il n’est pas rare d’entendre des usagers se plaindre de généralistes « qui se prennent pour des psy », jusqu’à omettre de les examiner. La durée et la régularité des traitements (un à deux rendez-vous par mois pendant des années) et la prégnance des représentations psychanalytiques dans les réseaux spécialisés qui bordent la prise en charge de patients toxicomanes par des généralistes (les textes réglementaires les y astreignent) expliquent sans doute l’attraction de ces derniers pour la référence analytique. À l’inverse, peu nombreux sont les médecins qui parviennent à se déporter vers les nouvelles consommations et les détournements. Conseils et prévention seraient pourtant utiles : on meurt presque autant de surdose de médicaments (méthadone ou subutex) que de surdose d’héroïne aujourd’hui, la toxicité (cardiaque, dentaire, etc.) des psychostimulants est souvent mal mesurée par les usagers, et les mélanges et détournements ont parfois des conséquences somatiques graves. Au lieu de quoi le retard se creuse. La médecine en est encore à formaliser les procédures de suivi des patients dépendants des opiacés quand les usagers ont déjà déporté leur consommation ailleurs. Et le savoir clinique n’est pas en capacité de se construire : trop ignorants des pratiques illégales, les médecins ne savent le plus souvent pas voir ni interroger ; faute de validation officielle, le rare savoir clinique constitué dans ce domaine sensible reste souvent à la marge ; non validé, il est par conséquent peu réinvesti dans la formation des jeunes médecins. L’histoire piétine.

Enfin les détournements atteignent aujourd’hui le seuil critique où, comme l’histoire des drogues en illustre sans cesse le mécanisme, le rapport entre usages médicaux et usages détournés du produits se renversant, le volume des mésusages tend à faire basculer la médication dans l’illégalité : « Dès lors qu’ils sont nombreux les consommateurs se transforment en toxicomanes », disent les toxicologues. « À la définition purement toxicologique du poison de Paracelse [c’est la dose, et non le produit, qui fait le poison] (...) s’ajoute désormais, chronologiquement, une définition sociologique du produit toxique qu’on peut illustrer par une transposition de la formule première : c’est le nombre qui fait le poison. » [4] Les appels à classer le subutex comme stupéfiant se multiplient aujourd’hui, émanant notamment de la tête de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT) [5], aveu que la médecine est en train de perdre du terrain. Il semble que se rejoue ici une vieille histoire. Un peu plus lente peut-être (l’héroïne a mis quatre ans, au tout début du siècle dernier, à se faire bannir de la pharmacopée médicale — elle est aussi infiniment plus dangereuse [6]) mais familière : rejet des dernières inventions pharmaceutiques dans la catégorie des « drogues », invisibilité et inintelligibilité des pratiques illégales, écrasement des problématiques somatiques sous le surplomb des interprétations symboliques, décrochage de la médecine et des pratiques de rue à peine le principe d’un rapprochement adopté.

Ces résultats ambigus autorisent le retour des tentations prohibitrices. Dans une ignorance de l’histoire de la substitution, et un déni total de sa fragilité, certains la présentent aujourd’hui comme l’ennemie à abattre : indulgente avec le crime, défaitiste sur le front de l’abstinence et complice, voire responsable de la déchéance du toxicomane, dont on parle à nouveau au singulier. Il faut pourtant en soutenir le projet sans hésiter — ne serait-ce que pour que les produits substitutifs, dotés d’une efficacité précieuse (ils ont l’inestimable avantage de savoir combattre le manque sur de longues durées), continuent d’enrichir la pharmacopée médicale. Le problème de la substitution, et plus largement celui de la réduction des risques, vient de ce qu’elles n’ont jamais été un mode de gouvernement des drogues, mais bien plutôt les instruments d’une politique d’accès aux soins et de réhabilitation sociale. En tant que telles elles ont de toute évidence fait la preuve de leur efficacité et doivent évidemment être défendues — non seulement s’enraciner dans la politique sanitaire française, mais travailler à sans cesse se réinventer pour réduire la distance avec des pratiques en perpétuelle évolution. Mais, tenant lieu de politique des drogues depuis dix ans, et s’étant prises à leur propre jeu, ces stratégies de médicalisation de la dépendance pour l’une, d’accompagnement prophylactique des pratiques illégales pour l’autre, butent aujourd’hui sur ce qui passe pour leur échec. En 1998, après trois petites années d’expérience de la substitution, les limites d’une médicalisation de la gestion sociale des drogues avaient déjà été posées par un Collectif pour l’abrogation de la loi de 1970 [7] qui pointait l’inadéquation de l’alternative médicale proposée au modèle de la répression : réponse à la toxicomanie, peut-être, mais pas à l’usage de substances psychoactives ; réduction d’un phénomène social à la maladie (la toxico-manie) alors que, chacun le sait, il l’excède largement. Pendant les quelques années qui suivirent, la MILDT, alors dirigée par une magistrate, impulsait une politique novatrice, débordant le champ médical vers une mise à niveau des connaissances (pharmacologiques, médicales, historiques, etc.) dont l’objectif principal était les usagers. En 2002 un médecin l’a remplacée, en outre apparemment sujet aux fièvres sarkozystes, et la question s’est repliée sur une vision à la fois médicale et sécuritaire du problème. La substitution fait l’objet de contrôles de plus en plus stricts et tend à se déporter du champ médical vers le champ policier. Un durcissement des mesures de rétorsion contre le cannabis s’annonce après que les campagnes se sont multipliées sur sa dangerosité, bordé par la confirmation du dispositif d’injonction thérapeutique et son adaptation aux « problématiques cannabiques ». Le champ des possibilités reste étroit pour les consommateurs : consentir à cette médicalisation de la gestion des drogues ou s’y soustraire ? Se soumettre à la discipline du médicament (au contrôle de médecins), à la discipline du sevrage (à l’injonction sociale) ou à celle de l’invisibilité, habitus depuis longtemps incorporé par les usagers ? On retrouve ici le bon vieux biais de toute politique — et de toute sociologie — des drogues : ceux qui ont choisi de s’échapper restent invisibles, ils ne se font entendre nulle part. Au plus sait-on que depuis les années substitution ils ont cessé de mourir. À défaut, car on en est très loin, d’un changement de statut juridique qui permettrait aux consommateurs de s’extraire des effets pervers de l’obligation au mensonge et de la minorisation à laquelle ils sont assignés, des mesures simples pourraient pourtant être prises : associer leurs représentants à l’élaboration des cahiers des charges des traitements (aller vers une substitution injectable, ou la délivrance médicale d’héroïne) ; jeter les bases d’une clinique somatique des drogues sur laquelle puissent se reterritorialiser les relations patients-médecins ; doter les usagers de véritables moyens d’autonomie (favoriser l’éducation à l’usage, développer les programmes de testing des produits). Faire droit en un mot à l’expérience concrète et à l’intelligence collective des amateurs de drogues. Encore faudrait-il que la médecine accepte d’être débordée par sa propre clientèle et d’envisager les fuites, joyeuses ou dramatiques, qui s’originent en elle.

Notes

[1Circulaire DGS/DH n°96-239 du 3 avril 1996.

[2Voir les données de l’OFDT : http://www.ofdt.fr

[3D’après une étude, Attentes des usagers de drogues concernant les traitements de substitution : expérience, satisfaction, effets recherchés, effets redoutés, Aides/INSERM, 2001.

[4Max Goyffon, « Commentaires d’un toxicologue », in Des poisons : nature ambiguë. Ethnologie française 2004/ 3 (juillet-septembre), p. 496.

[5Sur cette question voir la « Lettre ouverte à Xavier Bertrand » dans Vacarme, n°35, 88-89.

[6L’héroïne est inventée en 1898 ; les pharmacologues pensent alors avoir découvert un remède « héroïque », au sens d’énergique, contre la tuberculose. Dès 1902 son innocuité médicale est remise en cause. L’héroïnomanie rejoint la liste des périls toxiques et constitue une variété supplémentaire de toxicomanie. Cf. Jean-Jacques Yvorel. « L’héroïne et le pantopon : deux drogues sans danger ? », Ethnologie française 2004/ 3, p. 481-484.

[7Constitué pour l’essentiel d’associations d’autosupport (ASUD, le CIRC), d’Act Up-Paris et des Verts.